Il faut commencer par rappeler l’attachement de Ricœur à ce vieux protestantisme français qui fut longtemps militant de la liberté, des Lumières, de la République, de la laïcité, de la modernité. Ricœur a mis du temps à comprendre qu’il était, dans les mentalités de l’intelligentsia française des années 60 et 70, enfermé dans le même sac non seulement que le catholicisme de gauche, mais que le catholicisme pétainiste! Il a eu beau annoncer son rigoureux et méthodique agnosticisme de philosophe, militer pour une philosophie kantienne des limites, proposer une longue et profonde déconstruction des grands dogmes, celui du mythe de la peine (punition) à propos du mal, celui de l’impuissance et de l’incapacité humaines, celui du sacrifice expiatoire et du pardon, celui de la résurrection (et de l’espérance d’un au-delà) à propos de la vie, etc., bref aller bien plus loin que la plupart des philosophes français contemporains dans sa critique effective des constructions théologiques, il a longtemps été soupçonné (par ceux qui jamais n’ont soupçonné leur propre théologie implicite (2)) de présupposer une théologie clandestine.
À l’encontre des évolutions massives de sa génération, Ricœur est resté protestant, pour de nombreux motifs, dont il a explicité certains. L’un d’eux est proprement philosophique, c’est qu’en dépit de son ambition phénoménologique initiale, il découvre vite l’impossibilité d’accéder à un commencement absolu, pur, radical: on survient «au beau milieu d’une conversation» déjà engagée (3). Tout ce que l’on peut, à partir du hasard d’être né quelque part, c’est le porter au plan d’une affirmation qui a traversé le soupçon, ou pour le dire autrement d’une conviction élargie par la critique, au point de se savoir parmi d’autres. C’est ce que Ricœur appelle l’attestation. C’est aussi que, comme l’écrivait Ricœur à la fin des années 50, «pour rencontrer un autre que soi, il faut avoir un soi» (4). Dans un texte de 1946, il écrivait: «J’appartiens à ma civilisation comme je suis lié à mon corps. Je suis en-situation-de-civilisation et il ne dépend pas plus de moi d’avoir une autre histoire que d’avoir un autre corps» (5). Quel est ce soi capable de rencontrer d’autres soi? C’est bien le soi de l’attestation qui est ici convoqué: l’attestation qui dit «me voici, ici je me tiens, je ne puis autrement» répond au soupçon, mais «le soupçon est aussi le chemin vers et la traversée dans l’attestation. Il hante l’attestation comme le faux témoignage hante le témoignage vrai» (6). C’est pourquoi Ricœur tient autant à ce qu’il appelle «l’unité profonde de l’attestation de soi et de l’injonction venue de l’autre» (7).
Enfin le sujet de l’attestation est un sujet pluriel, un nous. Comme Ricœur l’écrivait pour cette conférence à Amiens en 1967, «Je ne crois pas que le sujet de la foi puisse être un individu, le sujet de la foi n’est pas ‘je’ mais ‘nous’ (…). C’est que l’interprétation ne peut être qu’un segment de la tradition, c’est-à-dire de la transmission du message dans l’histoire d’une communauté. La parole ne suscite l’homme que si elle continue d’être transmise. C’est pourquoi la prédication ne peut être entendue qu’à plusieurs» (8). Car le soi de l’attestation sera pour Ricœur un «soi au miroir des Écritures», un soi diffracté et rendu […]