Une coïncidence qui encourage à soutenir l’idéal de paix sur notre continent.

Les ambitions des États-nations, sur notre continent comme ailleurs, ont provoqué bien des drames. «Ôte-toi de là que je m’y mette » pourrait plus sûrement décorer leurs drapeaux que les nobles principes qu’ils bafouent depuis des siècles. Nous-mêmes, plutôt que de donner des leçons, gagnerions à prendre – en esprit – la place de nos voisins. Chacun peut s’interroger: « qu’aurais-je fait si j’avais été chef de file de la Russie, de l’Autriche ou de la Prusse ? »

Quand les ombres se penchent sur les boiseries de vos songes, alors que vous écoutez Brahms en dégustant quelques larmes de poire, n’avez-vous jamais pensé que vous auriez pu être Otto von Bismarck ? Allons… Ne vous offusquez pas, ce n’est qu’un jeu. Certes, il nécessite, si l’on est cévenol, angevin, poitevin, quelques efforts d’imagination. Pis, la proposition peut choquer quand on a des ancêtres ayant vécu le siège de Paris, les invasions du nord et de l’Alsace-Moselle. Il n’empêche que le défi vaut la peine, parce qu’il permet de comprendre les enjeux politiques d’un pays dont les traditions, les intérêts, ont longtemps divergé des nôtres.

Les Mémoires de Bismarck paraissent en français ces jours-ci chez Perrin. Presque sept cents pages, un océan. Le protestantisme imprègne le parcours du bonhomme. Alors, puisqu’il est impossible en trois cents mots de résumer toute une existence, on plonge d’emblée dans le chapitre consacré au Kulturkampf- que voulez-vous ? Celui qui traite de la dépêche d’Ems et de ce qui s’ensuivit, c’était au dessus de mes forces. Passionnantes sont les réflexions du Chancelier. Soucieux de justifier sa politique (alors qu’au moment de rédiger ses souvenirs, il constate que le Zentrum, formation catholique, a remporté le combat) Bismarck dévoile avec énergie ce qu’un protestant de son temps pouvait penser de l’Église catholique : « Rome considèrera toujours une dynastie et une Église protestantes comme une anomalie et une maladie que l’Église a le devoir de chercher à guérir », écrit-il. Quelques lignes plus loin : « La curie romaine est une puissance politique indépendante parmi les qualités immuables de laquelle figure le même besoin d’extension que chez nos voisins français. Contre le protestantisme, il subsistera toujours en elle, sans qu’il puisse être réfréné par aucun concordat, un besoin agressif de prosélytisme et de passion dominatrice ; elle ne souffre point d’autres dieux à côté d’elle. »

D’une phrase à l’autre, on comprend que Bismarck a toujours observé les catholiques allemands comme les agents de l’ennemi, quelque cinquième colonne au service d’une puissance étrangère. Il en déduisit l’obligation de limiter leur liberté. Funeste erreur politique et morale dont les descendants des huguenots réfugiés dans son pays auraient pu l’instruire. Toute restriction de ce type, non seulement provoque des tragédies, mais suscite l’effet contraire à celui que l’on escompte, autrement dit la résistance acharnée, l’affermissement des convictions de ceux que l’on brime. Oui, mais l’artisan de l’Unité allemande n’était pas du genre à organiser des tables rondes, à solliciter l’avis de commissions consultatives.

Bismarck n’en était pas moins formidable tacticien, militaire, autoritaire, diplomate exceptionnel quand il fallait. Son talent nous subjugue, sa vision nous laisse pantois. Et puis on rentre en soi-même. Le souvenir des souffrances endurées par notre pays l’emporte sur le jeu de rôle. On médite alors sur le sort des nations, sur les morts de jadis.

Bien entendu, les sceptiques iront se moquer: « Tout cela est vieux, très vieux. Cent cinquante ans après, pourquoi remuer la cendre de l’Histoire?» Eh bien, précisément, parce qu’il vaut mieux savoir ce qu’elle recèle pour en écarter les menaces. Il suffit de suivre, ne serait-ce qu’un peu, l’actualité internationale pour savoir la fragilité de nos démocraties. C’est la raison d’être des grands livres d’autrefois, qui non seulement de nous donnent du plaisir, mais nous inspirent quelques méditations pour l’avenir.

Voilà pourquoi, surtout, nous devons saluer et soutenir les initiatives qui visent à consolider les alliances fraternelles. En exclusivité, la revue L’Histoire explique dans son dernier numéro que l’ancien député Européen Alain Lamassoure a fait naître un projet remarquable, adopté par le Conseil de l’Europe: la création d’un Observatoire de l’enseignement de l’histoire en Europe- qui pourrait prendre le nom de Hope, acronyme de History Observatory for Peace in Europe. « Le premier objectif est d’établir un état des lieux, nous explique le mensuel. De plus, l’histoire que chaque pays raconte à ses enfants varie grandement. Sur ce terrain miné, il faut avancer prudemment : créer non un récit européen unifié et lénifiant mais construire une conscience commune en confrontant les récits nationaux avec pour modèle les manuel franco-allemand publié lors de la rentrée scolaire 2006-2007 et qui ambitionnait de relater une vision de l’histoire commune aux deux États.» Il est possible de retrouver des informations sur ce programme en consultant le site du Conseil de l’Europe ( www.coe.int ). Bismarck aurait-il apprécié l’initiative ? Peut-être pas. Mais Brahms, à coup sûr…