Gilles Badin, directeur opérationnel du Pôle prostitution, explique cette mission.
Quel est le cœur de votre projet ?
Il s’agit de rencontrer et d’accompagner des personnes vivant dans la rue, dans les bois de Vincennes ou Boulogne, avec leurs souffrances. Nous allons les voir comme nos proches, aimés de Dieu, pour leur apporter sa tendresse. Nous témoignons par notre action et sans prosélytisme. Celle ou celui que nous rencontrons est approché dans son intégralité.
Quelle est la position de votre association face à la prostitution ?
Il existe trois mouvements de pensée sur ce sujet. Le mouvement prohibitionniste considère que c’est un mal et que les clients, les proxénètes, les prostituées sont coupables au même titre. C’est une vision répandue dans les pays musulmans. Le mouvement réglementariste aborde la prostitution comme un mal nécessaire qu’il faut encadrer. Il parle de travailleuses du sexe. C’est le cas aux Pays-Bas, en Allemagne, en Espagne. Enfin, le mouvement abolitionniste voit les individus en situation de prostitution comme des personnes victimes. Les clients et les proxénètes sont en revanche coupables. C’est le modèle français dont nous nous approchons le plus. Mais nous ne parlons pas à la place des personnes. Si une femme évoque « son libre choix », nous l’accueillons avec ce qu’elle dit, sans jugement.
Vous constatez cependant que la contrainte est la règle ?
95% des femmes que nous accompagnons se déclarent « personnes victimes » et préféreraient faire autre chose si elles le pouvaient. Mais cette prise de conscience peut prendre beaucoup de temps. Comment reconnaître qu’on a « perdu » vingt ans de sa vie dans la prostitution ? Je n’ai jamais rencontré une femme qui ferait ce choix pour sa fille… Beaucoup disent qu’elles se sentent comme « des bouts de chair ».
Cette absence totale de reconnaissance s’est-elle aggravée avec le numérique ?
Complètement. 60% de la prostitution passent par Internet, les chiffres explosent. Des jeunes filles originaires d’Amérique latine sont envoyées en Espagne. Les proxénètes organisent leurs tournées derrière leur écran. Elles passent trois jours dans des hôtels réservés à Berlin, Paris, Rome, font des passes et retournent à Barcelone. Les services de police spécialisés sont démunis face à ces réseaux très organisés. Les proxénètes sont payés directement sur un compte bancaire. On parle « d’ubérisation », c’est-à-dire de dématérialisation de la prostitution, sauf malheureusement pour la prestation sexuelle finale.
Outre le lien et l’écoute, que mettez-vous en place pour ces personnes ?
Nous leur proposons des lieux pour se poser et se reposer puis des activités de dynamisation qui vont de l’art-thérapie à des cours d’informatique ou des sorties culturelles. Certaines n’ont jamais quitté leur bout de trottoir ni vu la tour Eiffel. Au-delà, nos travailleurs sociaux peuvent mettre en place des « parcours de sortie de prostitution » avec celles qui ont pris cette décision. Ainsi trente personnes ont-elles pu trouver un emploi, un logement, sortir du statut de victime, avec l’association en 2023.
Vous êtes témoins de beaucoup de situations de souffrance. Comment le vivez-vous ?
Chaque début de tournée à la rue démarre par une prière ou un moment de silence et s’achève par un échange sur ce que nous avons vécu. Nos bénévoles reçoivent huit heures de formation. Et nos cent vingt bénévoles et vingt salariés participent régulièrement à des groupes d’analyse des pratiques animés par un psychologue.