Parfois, les métaphores et les analogies ne valent rien. La réalité, seule, doit être prise en compte. On célèbre chaque année le 8 mai 1945, il n’est pas une journée sans que des responsables politiques ou des intellectuels dépeignent la France en patrie des Droits de l’Homme, et pourtant Marine Le Pen apparaît comme une prétendante sérieuse à la fonction présidentielle. Entrechoc des symboles, entrechoc des pensées.
Pis, le récent sondage réalisé par l’institut ISPSOS-IFOP pour Le Monde révèle que le Rassemblement national – un nom qui fait frémir quand on songe à l’idéologie que ce parti véhicule – exerce un attrait grandissant sur les jeunes adultes. Oui, 30 % des électeurs âgés de 25 à 34 ans déclarent l’approuver. Pour quelles raisons les jeunes générations se laissent-elles attirer de la sorte ? Certes, Georges Brassens a prononcé des paroles définitives sur les rapports entre l’âge et la bêtise. Mais on est en droit de se demander par quels maléfices des idées réactionnaires fondées sur la haine suscitent l’adhésion de ceux qui, plein de santé, d’énergie, portent l’avenir sur leurs épaules solides.
« Que les jeunes soient tentés par l’extrême droite n’est pas nouveau, rappelle d’emblée Pierre-Emmanuel Guigo, maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université Paris-Est Créteil et auteur d’un remarqué Michel Rocard paru chez Perrin l’année dernière (450 p. 23 €). Durant les années trente ou pendant la Guerre d’Algérie, de jeunes Français se sont engagés de ce côté-ci de l’échiquier politique. N’allons donc pas exagérer la portée du phénomène. Disons qu’il s’est accentué ces derniers temps, ce qui, déjà, peut inquiéter.» Gangrène ? Porosité ? Alors que naguère la plupart des jeunes défilaient dans la rue pour condamner le racisme ou pour exprimer leur solidarité avec les étrangers, nombre de trentenaires aujourd’hui préfèrent le repli identitaire. « Cela tient au fait que la présence de l’extrême droite au cœur du débat public est banalisée, déplore Charlotte Rault, élue locale de la République dans les Hauts de Seine. Cette banalisation concerne particulièrement les discours de haine, au point que la sphère politique traditionnelle s’en trouve bouleversée. Même la gauche est gagnée par cette radicalité, certains leaders de la France Insoumise accusant le président Macron d’être un fasciste. » Là encore, est-ce totalement inédit ? Durant les années cinquante et soixante, les jeunes communistes accusaient les modérés d’être « les vipères lubriques du capitalisme », tandis que les jeunes partisans de l’Algérie Française traitaient de « Moscoutaires » ceux qui soutenaient la décolonisation. Alors ?
L’alternance des générations joue peut-être son rôle. Chaque vague prend plaisir à contester les idées de la précédente ; les jeunes se posent en s’opposant. La plupart des actuels quinquagénaires et des sexagénaires ayant sans cesse dénoncé le FN devenu RN, certains de leurs enfants se divertissent à prendre le parti contraire. Il n’est rien de délicieux comme de transgresser les règles et les lois que vos parents vous ont inculquées d’une manière autoritaire ou subliminale, avec cet air satisfait de croire qu’ils savent tout mieux que tout le monde. Mais au-delà de ce trait de caractère, somme toute universel, une explication devrait plus souvent retenir l’attention : l’affaissement de la culture politique des jeunes français.
« L’enseignement de l’histoire politique de la France, tel qu’il était dispensé jusqu’au milieu des années 90, a été fondu dans un ensemble flou qui ne permet plus aux nouveaux citoyens de se forger des convictions personnelles, analyse Pierre-Emmanuel Guigo. Même à Sciences Po, les cours d’histoire politique ont presque tous disparu, sous l’impulsion de dirigeants qui les considéraient comme les vestiges d’un temps révolu. Jérôme Grondeux, conseiller de Jean-Michel Blanquer, essaie de rétablir les équilibres, mais il faudra des années pour réparer les dégâts commis. Si l’on ajoute que les médias traditionnels consacrent à la vie publique des reportages bien maigres, centrés sur les querelles de personnes plutôt que sur le débat d’idées, nul ne s’étonnera que les jeunes électeurs se déterminent selon des critères déconnectés des enjeux vraiment politiques. »
Il faudrait encore énumérer les facteurs sociologiques, l’épuisement de l’idéologie que l’on appellera (pour faire court) l’ultralibéralisme, lequel promet monts et merveilles et contribue d’abord à l’enrichissement de quelques-uns, enfin la surdité d’une partie de nos élites. Mais l’effacement de la culture politique de nos concitoyens facilite la stratégie de dédiabolisation menée par Marine Le Pen. « Celle-ci s’exprime de manière toujours très simple, jongle avec les réalités comme avec les concepts sans jamais s’embarrasser de cohérence, observe Charlotte Rault. Face à la détresse d’une jeunesse confrontée à la précarité, aux restrictions récentes provoquées par la pandémie, parfois frappée par des pathologies psychiques, la présidente du Rassemblement National apparaît crédible ou rassurante alors même que le discours humaniste et universaliste des partis classiques est inaudible. »
A l’opposé de son père qui ramenait tout à la politique, Marine Le Pen use de la dépolitisation du débat comme d’un instrument de conquête. Elle sourit, prend le contre-pied du président de la République ou de ses opposants sans se départir d’une apparente bonne humeur. Mais, sous le fard, elle défend toujours les mêmes principes. A-t-on bien mesuré le désastre que représenterait son entrée à l’Élysée ? Bien sûr, 30 % d’adhésion, cela ne fait pas une majorité. Mais une menace authentique.
En contrepoint, recommandons la lecture du nouvel ouvrage de François Hartog. Intitulé Confrontations avec l’histoire (Folio inédit, 368 p. 9,70€), c’est une invitation plus qu’une mise en perspectives. Invitation au voyage des idées, des pensées, des points de vue. Camus, Sartre, Lévi-Strauss mais aussi notre cher Paul Ricœur y tiennent une place de choix. Bien entendu, cet ouvrage ne se comprend pas « du premier coup »-suivant l’expression triviale. Mais comme on serait heureux si des instituteurs ou des professeurs pouvaient s’en faire les interprètes auprès de leurs élèves. Ainsi contribueraient-ils à éveiller les jeunes gens à la complexité du monde, à la controverse intelligente quoique passionnée, à la recherche qui jamais ne trouve sa fin. Semblable livre offre des sources d’espérance. Hartog ? Un antidote au lepénisme.