Quiconque a suivi des débats télévisés, politiques ou de divertissement, est en droit de se demander en quoi il y a réellement débat. On assiste souvent plus à une bataille entre snipers cherchant à faire un carton qu’à un échange d’idées. À un niveau plus individuel, quiconque parle de sa foi devant des inconnus s’expose à une volée de bois vert ou à des remarques narquoises et dégradantes.
Résister à la destruction
Car le but semble bien être de dégrader l’autre ; comment considérer autrement par exemple, l’exclamation récente d’un journaliste à propos du choix éthique exposé par un invité : « Comment peut-on encore croire à ces âneries religieuses ? » Le « encore », le « âneries » et le « on » auraient gagné à être tus. Nier l’interlocuteur, l’abattre ou le rabaisser, le résultat est le même et ces pratiques infusent petit à petit les comportements sociaux et familiaux.
Dans la vie quotidienne, les occasions d’échanger sont heureusement plus fréquentes et offrent de vraies rencontres. Plus la société devient individualiste et plus ces temps de dialogue privilégiés sont recherchés ; ils prennent une valeur de bien-être, presque de protection. Car avec les siens et ceux qui se livrent un peu, les défenses peuvent s’abaisser. Ce n’est pas réellement de l’entre-soi, mais un ressenti : on peut ne pas être d’accord avec l’autre, les positions de chacun sont respectées et la divergence éventuelle ne remet pas en cause le lien tissé.
Sortir de la crispation
Au moment de quitter l’Égypte, Moïse tente à plusieurs reprises de dialoguer avec Pharaon. Mais plus l’Hébreu invite l’Égyptien à tenir compte de ses paroles, plus ce dernier campe sur des points identitaires et des positions dégradantes. C’est exactement ce que traduisent les plaies d’Égypte, qui constatent par exemple l’impossibilité de se projeter dans l’avenir quand le dialogue est infécond (mort des premiers-nés), ou l’invasion des débats par une vermine (invasion des mouches). Lorsque le dialogue n’est pas une volonté d’accueillir la pensée de l’autre, il se corrompt et se rompt. Le peuple sera sauvé en faisant corps et en sortant de l’impasse ensemble dans un dialogue renouvelé avec son Dieu.
Maintenir les différences
Bizarrement, l’esprit de dialogue mène également à des dérives, quand il s’agit d’éviter les conflits entre pairs. Dans de nombreuses institutions, le tutoiement est de mise entre collègues. La tape dans le dos est parfois érigée en signe d’appartenance ou de connivence, l’esprit de famille est évoqué lors des repas privés, tout semble être fait pour que les différences entre personnes ne deviennent pas des divergences légitimement séparatrices.
Pourtant, ces gestes n’appellent pas au dialogue, mais le rejettent parfois même s’ils disent le contraire. Au nom de la tape dans le dos, peut se créer l’équipe de laquelle nul ne peut sortir sans se voir accuser de trahison. « Qui n’est pas avec moi est contre moi », dit l’adage. Par la jovialité, l’autre peut être emmené dans un processus d’acceptation qui l’empêchera demain d’être lui-même et de faire valoir ses idées. En poussant la réalité jusqu’à la caricature, cette proximité subie se rapprocherait parfois d’un harcèlement souriant, quand l’ambiance devient supérieure à l’esprit et au raisonnement.
L’empire de la connivence ne doit pas faire oublier la nécessité d’un dialogue soucieux de laisser place à la différence légitime d’autrui. Ce que Pharaon avait oublié.