Par quel miracle, à deux pas de la station Chapelle- tout un programme tout de même- un metteur en scène anglais changea-t-il un théâtre à l’italienne en royaume élisabéthain? Peter Brook avait du vide fait l’essence même de la scène, et recherché le signe sous le geste. Une façon bien à lui de reconstruire le saint des saints. Dans notre temps gorgé d’images et de paroles, un tel parcours devrait nous inspirer. Couper court à toute forme d’aliénation, rompre avec nos facilités, remonter la pente.
On se souvient d’avoir pu rencontrer Jean-Claude Carrière chez lui, rue Victor-Massé, dans ce quartier de Paris que l’on appelle neuvième et qui, numéro secret des créations, des plaisirs à partager, diffuse une lumière singulière à Paris. L’écrivain nous avait dit que, parfois, son ami Brook débarquait sans prévenir et lui proposait de partir, séance tenante, pour les Indes. Et bien sûr il préparait sa valise : « on ne résiste pas à Peter. » Aujourd’hui ces deux messieurs de culture et de malice ont traversé la frontière fondamentale, quelque part entre le Styx et le Ciel.
Ont-ils pour voisin d’aventure un historien ? Cette engeance est toujours utile dans un équipage- à la semblance du compas, d’une voile, d’un couteau. Parions que celui-ci les aide à franchir les épreuves les plus rudes :

« Comme le dit Platon, dans l’épopée on sait que c’est le poète qui raconte les événements, alors que dans la tragédie, selon lui, on veut nous faire croire que les événements ont lieu sous notre nez. Et c’est la raison pour laquelle il condamne le théâtre, parce qu’il est la mimesis, le mensonge, le faux-semblant. Mais si la tragédie crée un plan de réalité qui est le fictif, les spectateurs savent que ce à quoi le théâtre donne vie et chair n’existe pas dans la réalité. Cette connaissance, c’est la conscience du fictif. D’une certaine façon même, le fictif, l’imaginaire, l’autre sont plus vrais que la réalité. Et on découvre que la réalité ne trouve sa véritable signification et tout son poids humain qu’après être passée par cette espèce de transmutation qui en fait une œuvre. »

L’homme qui tenait ces propos s’appelait Jean-Pierre Vernant. Ce n’était pas un artiste, pas un théologien non plus, mais, spécialiste de la Grèce antique, ancien Résistant de la première heure, il en connaissait un rayon sur la Cité.
Descendant de juifs russes ayant fui l’antisémitisme et la violence révolutionnaire en France puis à Londres, Peter Brook approuvait sans doute cette analyse d’un art qui nous élève, dans quelque espace que ce soit, palais des Papes ou carrière de Boulbon, scène classique ou délavée, donne à voir, à comprendre, à penser. « Rêver peut-être ? » A la fin d’une existence, les bûcherons coupent les arbres. Mais la Cerisaie reprend vie dans l’au-delà de nos songes.