Il en fallu du temps pour que le président de la République décide enfin du choix de son Premier ministre. La nomination de Bernard Cazeneuve paraissait imminente dimanche matin, avant que l’Elysée prévienne que Xavier Bertrand, François Hollande et Nicolas Sarkozy seraient également reçus. D’autres encore – Thierry Beaudet, Olivier Faure… – ont été approchés. Jeudi 4 septembre, Emmanuel Macron a fini par désigner Michel Barnier.
Certains analystes ont vu dans le comportement présidentiel la volonté de construire un projet politique inspiré par la pensée de Paul Ricoeur « Si l’attente imposée par le chef de l’Etat nous fait comprendre que nous sommes entrés dans une période très spéciale, je ne pense pas qu’il faille y voir une quelconque habileté tactique, encore moins l’influence du grand philosophe protestant, nous déclare Nicolas Roussellier. Comme celle de tous les grands penseurs, l’œuvre de Ricœur exige, pour être comprise, de suivre un parcours philosophique de haut niveau. Le président de la République n’a sans doute pas eu le temps pour accomplir un tel effort. »
Des élus de tous bords ont considéré qu’Emmanuel Macron a pratiqué le déni, qu’il devait reconnaître sa responsabilité. Cette idée de bon sens, qu’on s’en réjouisse ou le déplore, ne peut trouver sa traduction concrète. « Cela n’est pas tout simplement pas possible sur un plan politique, observe Nicolas Roussellier. Pour prendre deux exemples totalement fictifs, imagine-t-on de Gaulle déclarer, au lendemain de la signature des accords d’Evian, qu’il a eu tort de ne pas tenir assez compte du sort ou de l’avis des Pieds-noirs ? Ou bien François Mitterrand dire qu’il regrette de ne pas avoir été assez socialiste ? On voit bien que toute autocritique publique entraînerait le chef de l’Etat sur la voie d’une démission symbolique, sinon de fait. »
Emmanuel Macron, maître du jeu ?
Nombre de concitoyens ont pensé qu’en réalité le Président préparait un coup politique d’envergure. « En bien ou en mal, nous accordons toujours beaucoup au Président souligne Nicolas Roussellier. Cette hypothèse d’un Macron maître du jeu traduit notre addiction au présidentialisme, à la puissance démiurgique du chef de l’Etat dans la Cinquième république. Emmanuel Macron a laissé passer du temps, certes, mais il a surtout cherché – et continué à chercher – des solutions pendant qu’il gérait des dossiers internationaux extrêmement complexes. Voilà pourquoi j’ai la conviction qu’il ne maîtrise pas grand-chose. »
On peut se demander pourquoi le chef de l’Etat n’a pas pris l’initiative d’une négociation à ciel ouvert, permettant la création d’une grande coalition. Après tout, l’homme du « En même temps » n’est-il pas le mieux placé pour faire asseoir à une même table Olivier Faure, Gabriel Attal et Laurent Wauquiez ?
La simple formulation d’une telle question fait comprendre que c’est impossible : les ambitions des acteurs politiques en vue de l’élection présidentielle, le refus du Nouveau Front Populaire de renoncer à toute prééminence, les déclarations de Gabriel Attal annonçant que non seulement des représentants mais aussi des éléments programmatiques issus de la France Insoumise seraient censurés par le groupe Renaissance, le refus de Laurent Wauquiez d’apparaître en supplétif de la majorité, les arguments ne manquent pas pour éteindre les lueurs qui brillent à l’esprit de quelques-uns.
Demeurer au-dessus des partis politiques
« La tradition constitutionnelle oblige le Président de la République à demeurer au-dessus des partis politiques, poursuit notre interlocuteur. Il ne peut pas perdre son aura, ne serait-ce que sur un plan international. A la limite, Emmanuel Macron aurait pu nommer un « Monsieur ou Madame Bons offices », une personnalité située au dessus de la mêlée, pour réunir les représentants de différents partis prêts à gouverner ensemble. Mais de quelle autorité disposerait cette personne ? »
Le président de la République est-il sorti de l’impasse en désignant son Premier ministre ? « Emmanuel Macron n’a pas créé un parti mais un mouvement parce qu’il se méfie de l’immobilisme des formations classiques, nous rappelle Nicolas Roussellier. Souple, capable d’une adaptation rapide à toutes les situations, il ne veut dépendre d’aucune doxa, d’aucun dogmatisme. Cela lui confère une plus grande liberté d’action. » Ensuite parce qu’il dispose du soutien d’une fraction de députés. Certes, ces élus nourrissent à son égard un certain ressentiment, mais par la force des choses, par intérêt surtout, ils ne vont pas le renverser. Enfin parce que des personnalités politiques paraissaient prêtes à gouverner.
« Bernard Cazeneuve et Xavier Bertrand auraient très bien permettre une sortie de crise, estime encore Nicolas Roussellier. Il ne faut pas compter sur des textes de loi décidés à l’avance et qui peuvent passer avec un temps de débat limité grâce à une majorité certaine. Dans la situation présente, il faut plutôt envisager la course d’obstacle avec modestie. Le prochain Premier ministre doit avoir le profil d’un responsable politique expérimenté, pour donner des signes de compromis à la gauche sans remettre en cause les équilibres fondamentaux, faire approuver le budget à l’aide du 49.3, puis proposer des textes relativement consensuels. Toute « non défaite » alors semblerait une victoire tactique et conduirait l’attelage de l’exécutif jusqu’au printemps 2025. » Le premier pas sur le chemin d’une sagesse ?
A lire : Nicolas Roussellier : « La force de gouverner », Gallimard, 848 p. 35 €