Faut-il que notre démocratie soit malade pour que plus de huit millions de Français puissent imaginer Marine Le Pen en présidente de la République.
Au cours du débat d’entre deux tours, la candidate du Rassemblement National a masqué son manque de talent par des poses travaillées sans doute en coulisse- « au vert » dit-on… les pies voleuses nous diront-elles, un jour, ce que fut le spectacle ?- et consulté ses notes comme on cherche le soutien souffleur. « Au contraire de ce que l’on croit, le parti d’extrême droite a perdu la plupart des cadres qui lui donnaient son assise théorique et technique, nous déclare le politologue Gaël Brustier. Depuis quinze ans, les universitaires et les hauts fonctionnaires ont quitté le navire. On se laisse berner par la fable de quelque énarque ayant rejoint Marine Le Pen. En réalité, le Rassemblement National est au-delà du populisme ; c’est une marque au service d’une famille. » Mercredi 20 avril, en répétition de ce qui s’était produit voici cinq ans, Marine Le Pen a montré l’étendue de son incompétence.
Un désarroi qui va croissant
Et pourtant, nul doute qu’il se trouvera de nouveau des millions de nos concitoyens pour lui faire confiance de nouveau. Ne balayons pas cela d’un trait. Non seulement parce que cet engouement fait peser plus que jamais la menace d’une défaite de la République, mais parce qu’il révèle un désarroi qui va croissant. « La souffrance sociale, psychologique, la question des addictions, tout renforce le sentiment d’un abandon chez un nombre élevé de Français, souligne Gaël Brustier. Les élus des partis traditionnels, plutôt que de prendre à bras le corps une telle douleur, ont donné l’impression, par leurs choix politiques, de fonctionner dans un espace clos. L’autonomisation des élites est relative, mais elle nourrit la colère. »
Il y a quelques mois, dans un de ces traits teintés d’humour qui le signent, le philosophe Pierre Manent nous avait dit qu’à son avis beaucoup de responsables politiques et économiques admettraient avec joie le rétablissement du suffrage censitaire. Belle image : aux seuls électeurs éclairés par la fortune irait le droit de s’exprimer. L’horrible rumeur du café du commerce colporte un vrai malaise quand elle affirme: « La dictature c’est ferme ta gueule, la démocratie c’est cause toujours. » Emmanuel Macron, dans ce contexte, fait figure d’emblème : doté d’une indiscutable compétence, il est habile et rapide, il n’a pas son pareil pour apporter les réponses qu’il faut pour aménager, pour améliorer, pour permettre… on l’a vu mercredi lorsqu’il s’est agi- pour ne prendre qu’un exemple, de l’Europe : au lieu de paraître soutenir le fonctionnement de l’Union telle qu’elle va, le président-candidat a cité les changements qu’il faisait accepter par nos partenaires pour changer le système de l’intérieur. Imparable. Et que l’on ne se méprenne pas : l’admiration que l’on porte à cette intelligence en mouvement ne vaut pas pour adresse dialectique, elle est sincère.
Mais elle traduit tout autant une inquiétude. Non seulement parce que l’intelligence provoque souvent la jalousie chez les idiots, mais parce que le libéralisme et la possibilité pour chacun de se réaliser, thèmes ô combien chers à nous autres, protestants français pétris de Bayle ou de Guizot, de Rocard ou de Jospin – oui, même de Jospin… – ne doit pas se confondre avec une société sans garde-fous. La Compétition permanente ne vaut guère mieux que la Révolution du même nom. La justice sociale, mais encore la possibilité, pour ceux que l’anthropologue Pierre Sansot nommait « les gens de peu », de vivre autrement, loin de la concurrence et des ambitions, tout cela devrait être enfin pris en compte.
Aller voter dimanche
Emmanuel Macron donne des gages aux électeurs de gauche du premier tour depuis le 10 avril. On ne sache pas cependant que Yannick Jadot soit arrivé troisième de la joute électorale. C’est bel et bien Jean-Luc Mélenchon, l’agité du bocal qui se prétend la république à lui tout seul quand la justice lui demande à juste titre des comptes, l’homme qui se montre ambigu face au communautarisme, à l’antisémitisme, oui, c’est lui que les électeurs ont conduit presque à la porte du second tour. On ira chercher les circonstances, la dynamique de la campagne, et l’on aura mille fois raisons. Mais cela ne suffira pas. Tant que les responsables politiques de premier plan détourneront le regard sur le désir de justice sociale qui s’exprime dans le pays, nous n’en sortirons pas. Taxer les électeurs mécontents de populistes est une facilité qui rend les citoyens de plus en plus mécontents. L’urgence est bel et bien d’aller voter dimanche, d’écarter l’épouvante. Après, viendra l’essentiel : entendre ce qu’il faut entendre. Un protestant qui pastiche Péguy ? Décidément, tout menace de partir à vau l’eau !