J’ai écrit ici, fin février (juste avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie) que la campagne présidentielle était morose. Pendant les deux mois qui se sont écoulés, ensuite, elle m’a donné peu d’occasions de m’enthousiasmer. Nous avons fait le nécessaire pour faire barrage à l’extrême droite, c’est entendu. Mais la conclusion de cette séquence est plutôt triste : quelles perspectives collectives nous laisse-t-elle ?
En regardant le débat de l’entre-deux tours
J’ai regardé une partie du débat télévisé entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen. Je ne vais pas faire de relativisme : le discours de Marine Le Pen était effrayant. Sur chaque sujet elle alignait une collection de poncifs, sans rapport les uns avec les autres, et dans un manque de cohérence parfois criant. Depuis le débat de 2017, elle avait corrigé la forme de son discours, mais nullement le fond : un projet décousu et attrape-tout qui ramasse tous les mécontentements. Au-delà du caractère autoritaire et excluant de son projet, elle m’a spécialement effrayé en me rappelant le style de Donald Trump ou de Boris Johnson (entre autres), eux aussi guidés par la fantaisie du jour et nullement gênés par leurs contradictions et leurs volte-faces. Et on voit les ravages que ces types de gouvernants induisent sur la société civile, les clivages profonds qu’ils provoquent en soufflant sur les braises, les séquelles durables qu’ils laissent après leur passage.
Mais Emmanuel Macron, dans ce débat, n’était nullement enthousiasmant. Il faisait le travail, sans plus. A la collection de poncifs de son adversaire, il opposait une collection de mesures, évidemment mieux structurées, mais sans perspective d’ensemble. Il n’était, d’ailleurs, que partiellement crédible. Il s’est découvert, par exemple, après le premier tour, une passion pour l’environnement qui contraste fortement avec toutes les reculades dont son premier mandat a été l’occasion.
Quant aux échanges entre les deux protagonistes, ils ont illustré ce que sont devenus une grande partie des échanges aujourd’hui. On a dit et redit qu’Emmanuel Macron paraissait arrogant. On a moins souligné que Marine Le Pen ne se départissait guère d’un sourire narquois, comme si elle passait son temps à ricaner. Il y avait beaucoup de mépris réciproque.
Au reste, les résultats du premier tour, qui ont donné une prime jamais vue aux tribuns de tous bords, prompts à l’invective et aux coups de gueule, montre le faible espace qu’il reste pour discuter collectivement un projet de société, en essayant, un tant soit peu, de construire des arguments et des contre-arguments.
Le total, je l’ai dit, me laisse plutôt triste.
Les multiples signes de l’isolement social
Si on veut analyser les choses un peu plus à fond, il faut déjà dire que la sociologie du vote Le Pen est sans surprise. Elle répète ce qui a été observé dans toutes les élections récentes. C’est le vote des ouvriers et des employés qui ne voient pas leur place dans l’évolution actuelle de la société et ce, d’autant plus, comme je l’ai écrit à plusieurs reprises, que ces catégories perdent des effectifs salariés année après année.
D’un point de vue géographique, on retrouve la France des périphéries qui s’est mobilisée lors de l’épisode des gilets jaunes. Les analyses menées par Elabe pour le compte du journal L’Express montrent nettement que le vote Le Pen prolifère dans l’habitat dispersé.
En observant les résultats du premier tour, on s’était d’ailleurs rendu compte que l’électorat de Jean-Luc Mélenchon était plus homogène dans l’espace social et dans l’espace géographique, que celui de Marine Le Pen.
Ce qui signifie que c’est bien l’isolement et le sentiment d’abandon qui sous-tend le vote pour le Rassemblement National, plus qu’une revendication politique portée par l’espoir d’une société organisée différemment (ce qui correspond davantage au vote Mélenchon).
Et, en face, Emmanuel Macron ne produit pas de mobilisation collective. Il ne dessine pas d’horizon net, comme je l’ai dit. Par ailleurs, en 5 ans, il s’est révélé incapable de faire émerger autour de lui une équipe qui fasse sens. La République en Marche n’est pas un parti où l’on débat et où l’on construit des projets. Et, alors que la question de la succession d’Emmanuel Macron va se poser à moyen terme, on ne voit pas comment une configuration qui doit tant à une personne va pouvoir tenir la route. Or les mouvements structurés à sa périphérie ont été laminés au premier tour.
Le vide politique est déjà à l’œuvre et il ne contribue certainement pas à contrecarrer le sentiment d’isolement qui surgit de toutes parts.
Pourtant il reste des enjeux qui nécessitent une mobilisation collective
Le drame est que, dans le même temps, de grands enjeux sont devant nous. Je recopie ce que j’écrivais fin février : les défis climatiques, et écologiques, l’accompagnement du grand âge, l’accès au travail pour le plus grand nombre, la santé publique, la répartition des bénéfices du travail, le financement des retraites, appellent autre chose que des calculs de coin de table et des mesures techniques. Ils nécessitent des débats de fond, au-delà de ce que l’un gagne et de ce que l’autre perd, pour savoir ce que nous avons à gagner, collectivement, en suivant telle ou telle direction.
Disons le tout net : nous sommes mal partis pour affronter de tels enjeux. La focalisation sur les questions économiques (et le pouvoir d’achat en fait partie) ne donnera aucune ressource pour construire quelque chose un peu collectivement. La France de l’isolement va mal et cette campagne vient de montrer qu’elle s’était enfoncée encore un peu plus dans l’atomisation sociale.
Le pèlerinage chrétien aujourd’hui
Les chrétiens peuvent-ils proposer un contre-modèle ? Pour ma part, je me sens, plus que jamais, pèlerin et voyageur sur la Terre. Non pas hors de la Terre, mais à l’écart des logiques qui gouvernent notre société aujourd’hui. Oui, il y a des choses simples qui sont à notre portée :
- porter attention à la qualité de vie, à la qualité des relations, plutôt qu’à la quantité de ce que nous possédons ;
- arrêter de brutaliser la nature et de nous brutaliser les uns les autres ;
- mesurer les coûts autant que les bénéfices d’innovations que l’on nous vend comme des musts ;
- etc.
D’autres que les chrétiens le font (heureusement). Pendant des années ils sont apparus comme des marginaux utiles et sympathiques, à condition qu’ils restent une minorité. Mais, alors que nous sommes en train, collectivement, de nous empoisonner physiquement autant que socialement, ils deviennent une ressource décisive bien que fragile.
Il est temps de sortir de la sidération et de la passivité devant la course à l’abîme qui nous emporte.