Les lecteurs réguliers de ce blog savent que je suis mennonite et que je pense, par conséquent, que le chrétien est appelé à pratiquer la non-violence. Mais cela ne règle pas complètement la question de ce que le chrétien a à dire à la puissance publique sur la question de la guerre. Les premiers mennonites pensaient que les chrétiens n’avaient rien à dire à l’état : chacun vivait dans son monde (il est vrai que les états de l’époque ne leur laissaient pas beaucoup de choix). Mais, à tout le moins, ils refusaient de contribuer personnellement à un conflit armé.

La question de la guerre (juste ou injuste) se pose à partir du moment où on considère que le chrétien peut (voire doit) intervenir dans le débat public, dans un contexte où tout le monde ne partage pas sa foi et où l’état doit faire des compromis. C’est ce que je ne cesse de faire dans ce blog. Cela me conduit à regarder de manière un peu pragmatique ce que l’on peut retirer des réflexions actuelles sur la guerre juste.

Ne pas confondre violence légitime et guerre

Souvent le débat tourne court parce qu’on pense régler la question avec la notion de « violence légitime », chère à Max Weber. Mais, dans le cas de la violence légitime, on parle d’un état qui exerce la justice en tant que tiers non engagé dans un conflit entre deux personnes ou deux groupes. La légitimité, dans ce cas, est patiemment construire pour, précisément, éviter le plus possible les conflits d’intérêts et sortir de l’affrontement entre deux parties qui ont chacune leurs raisons. Or rien de tel n’existe dans une guerre où le tiers fait régulièrement défaut. Les deux belligérants se convainquent donc facilement que leur cause est juste, et personne ne peut les contredire.

Les lambeaux de droit international qui existent sont une tentative pour essayer de construire ce tiers qui fait défaut. Le pape François le mentionne tout en étant fort lucide sur sa portée réelle. Pour que les normes internationales et les structures d’arbitrage soient efficaces il faut, dit-il, « que des intentions spécieuses ne soient pas masquées et que des intérêts particuliers d’un pays ou d’un groupe ne soient pas placés au-dessus du bien commun du monde entier » (§ 257). Mais c’est précisément ce qui est souvent le cas dans un conflit armé !

Dans la plupart des situations on ne peut pas parler de guerre juste au sens d’une guerre qui serait menée par un tiers indépendant des parties en présence. C’est le talon d’Achille majeur de cette doctrine. Car ses tenants ont défini des critères, mais qui va estimer si les critères sont remplis ou non ?

La critique pragmatique et circonstanciée de l’encyclique

Un des intérêts de l’encyclique est de prendre ces critères au sérieux et de montrer (en se situant, précisément, dans une position d’arbitre, de tiers) qu’il est de plus en plus difficile d’y satisfaire, de nos jours.
Je liste une série d’arguments :
Le premier est que la doctrine en question sert plus souvent (pour ne pas dire exclusivement) à justifier une guerre, qu’à y renoncer. « On fait facilement le choix de la guerre sous couvert de toutes sortes de raisons, supposées humanitaires, défensives, ou préventives, même en recourant à la manipulation de l’information. De fait, ces dernières décennies, toutes les guerres ont été prétendument “justifiées”. » (§ 258).
Le principe de la guerre juste veut qu’on se limite à la légitime défense, mais « on tombe facilement dans une interprétation trop large de ce droit éventuel » (id.).
Le principe, encore, veut que l’on n’occasionne pas des maux et des désordres plus graves que le mal à éliminer. Mais la puissance actuelle de destruction des armes rend aujourd’hui cette idée plus qu’utopique.
« Nous ne pouvons donc plus penser à la guerre comme une solution, du fait que les risques seront probablement toujours plus grands que l’utilité hypothétique qu’on lui attribue. Face à cette réalité, il est très difficile aujourd’hui de défendre les critères rationnels, mûris en d’autres temps, pour parler d’une possible “guerre juste”. » (id.).

Voilà l’essentiel de la discussion sur les principes. Il y a une autre difficulté qui vient du fait que la nature des belligérants a beaucoup changé. Ce ne sont plus tellement des nations qui se font la guerre, que des groupes (éventuellement soutenus en sous-main par des nations) au sein d’un pays donné. Or les guerres civiles, le terrorisme, la cybercriminalité, appellent d’autres réponses qu’une escalade de la violence.
Par ailleurs, la pauvreté qui est une source permanente d’hostilité est, en elle-même, une injustice à laquelle on ne saurait répondre par une guerre juste.

Les stratégies d’intimidation ont, par ailleurs, leurs limites. « Nous devons nous demander dans quelle mesure un équilibre fondé sur la peur est durable, quand il tend de fait à accroître la peur et à porter atteinte aux relations de confiance entre les peuples. La paix et la stabilité internationales ne peuvent être fondées sur un faux sentiment de sécurité, sur la menace d’une destruction réciproque ou d’un anéantissement total, ou sur le seul maintien d’un équilibre des pouvoirs » (§ 262).

Voilà, en gros, les points que soulèvent l’encyclique.
Il est intéressant de voir qu’ils ont été salués par Mgr Antoine de Romanet en charge du diocèse aux armées. Il rebondit sur le texte de l’encyclique et fait le commentaire suivant (consultable sur le site du diocèse aux armées) : « pour les pacifistes toutes les guerres sont considérées comme immorales. Pour les réalistes les guerres sont amorales, simples rapports de forces. La théorie de la guerre juste quant à elle considère qu’il est impossible de séparer la morale de la guerre, et conduit à un système de valeurs relatives à la justification morale de la guerre, ce qui peut être aussi éclairant que troublant, et ouvre la porte aux manipulations les plus redoutables. […] A chaque fois que la question de la guerre s’est posée dans l’histoire la tradition de la guerre juste a été considérée et scrutée mais aussi instrumentalisée et critiquée. Trop souvent cette référence philosophique essentielle est devenue une ressource idéologique et une forme rhétorique pour cautionner une entrée en guerre. A ceci s’ajoute le fait que le discours de la guerre juste transforme bien vite l’ennemi à combattre par les armes régulières en un criminel qu’il faut punir au nom de principes moraux« .
Venant de quelqu’un qui côtoie les militaires au jour le jour, ces réflexions méritent d’être prises au sérieux.

En tout cas, la dernière remarque est tout à fait vraie : la guerre accroît l’inimitié entre les groupes belligérants et l’invocation de la justice peut aggraver la situation. Chacun criminalise l’autre et se convainc qu’il faut le punir. Nous avons tous des exemples récents en tête. On dit parfois que les guerres font les ennemis, plus que les ennemis ne font la guerre.

Pourtant la guerre ou le rapport de force apparaît toujours comme une solution commode

Ces réflexions à froid montrent que, même en raisonnant sans référence chrétienne particulière, simplement en s’interrogeant sur la justice, la guerre est souvent une mauvaise solution ; mauvaise aussi bien du point de vue moral que du point de vue de ses conséquences pratiques.

Or le paradoxe est qu’elle continue à apparaître à des groupes divers comme une bonne idée. Il semble souvent plus commode d’impressionner, de tenir à distance celui qui nous pose problème, plutôt que d’essayer de s’entendre avec lui. Certes l’encyclique salue tous les lieux et tous les acteurs qui se consacrent à l’arbitrage et à la négociation. Mais les partisans de la négociation sont plutôt sur le reculoir, aujourd’hui. Les tenants des démonstrations de force diverses connaissent une certaine vogue. Les régimes autoritaires fleurissent un peu partout et ils ont une certaine popularité. Il y a sans doute une certaine ivresse à vouloir « en découdre ». Mais les réveils sont ensuite bien douloureux.