Je me souviens encore des promoteurs des mails et d’Internet qui prétendaient, avec enthousiasme, à la fin du XXe siècle, que l’émergence de tels outils de communication allait développer les échanges tous azimuts, les relations horizontales et la démocratie. 30 ans plus tard, la réalité est différente.
Tout n’était pas faux dans ces prédictions. Dans l’entreprise, en effet, cela a développé des rapports moins hiérarchiques. Mais cela a aussi donné naissance à des relations de donneur d’ordre à travailleur dépersonnalisées et limitées à des interfaces informatiques. La volonté de certains régimes autoritaires de limiter l’accès à Internet montre aussi que ce canal est perçu comme une menace par ceux qui rêvent de censure et de propagande flatteuse. Donc oui, pour partie, cela desserre l’étau de communications trop verrouillées.
Mais pour le reste ? Comme souvent, un media de communication a été investi par des personnes qui le manient à leur avantage. Les réseaux sociaux ne sont pas du tout des coopératives égalitaires. Ce sont de grosses entreprises capitalistes qui, dirigées par des personnes extrêmement riches, peuvent déverser leur vision du monde sur une vaste échelle. En plus, comme tout media, il est avantageux pour les chiffres d’audience de mettre en avant ce qui fait peur ou qui inquiète. Bref l’usage des réseaux sociaux est souvent devenu anxiogène.
Mais, surtout, ce ne sont nullement des forums d’échange ouverts. C’est un lieu où les usagers aiment discuter avec d’autres usagers qui partagent leur point de vue et déverser leur haine sur ceux qui ne sont pas d’accord. A la fin, ce n’est nullement la communication de tous avec tous qui se développe. Ce sont plutôt des bulles où les personnes échangent, certes, mais en s’isolant de celles qui sont trop différentes d’elles.
Notre principal problème n’est pas tant l’individualisme, que l’entre-soi
Les évolutions techniques et sociales nous isolent les uns des autres et elles poussent à un individualisme qui est mortifère. Mais ce qui se joue à travers les schémas de communication en grappes, que nous observons aujourd’hui, c’est autre chose : les personnes communiquent entre elles (au sein des grappes), elles ont des échanges et, jusqu’à un certain point, elles se soutiennent les unes les autres. Mais cela ressemble à un face à face d’où les tiers (différents, en désaccord, ailleurs) sont exclus.
Les émotions, les likes et les encouragements circulent. Certains mettent en scène une partie de leur vie intime. On échange, au moins, des tranches de vie, des moments forts. Mais, j’y reviens, cela ressemble à un je-tu où il n’y a pas de il ou elle.
L’actualité surprenante du traité médiéval de Richard de Saint-Victor sur la Trinité
Or il arrive, parfois, que de vieux textes de théologie nous fournissent, tout d’un coup, un éclairage saisissant sur l’actualité. C’est le cas du traité sur la Trinité de Richard de Saint-Victor (RSV) que j’ai découvert au travers de la citation qu’en fait Kallistos Ware (KW), dans son ouvrage : L’île au-delà du monde (1). RSV cherche une représentation et une explicitation de la doctrine de la Trinité. Il en livre une présentation psychologisante que j’ai trouvée assez lumineuse. « Si Dieu est amour, dit-il d’abord, il est impossible qu’il soit seulement une personne s’aimant elle-même. Il doit être au moins deux personnes, le Père et le Fils, s’aimant l’un l’autre ». Oui, la remarque est parlante, mais, du coup, on se demande comment il va introduire un tiers dans cet amour mutuel. Là, je laisse la place au résumé de KW : « pour exister dans sa plénitude, l’amour doit être non seulement mutuel, mais partagé. Le cercle fermé de l’amour mutuel entre deux personnes est encore loin de la perfection de l’amour. Pour atteindre celle-ci, les deux doivent partager leur amour mutuel avec un tiers. L’amour dans sa perfection n’est pas égoïste, il ne connaît pas la jalousie ni la peur d’un rival. Là où l’amour est parfait, celui qui aime non seulement aime l’autre comme un deuxième soi, mais il souhaite à son aimé d’avoir la joie d’aimer un tiers, ensemble avec lui, et d’être aimés aussi tous les deux par ce tiers » (2).
C’est là que l’on touche du doigt quelque chose d’essentiel : un échange n’est authentique que s’il sort du je-tu et inclut un tiers. La dimension trinitaire de Dieu n’est donc pas une péripétie ou une curiosité, il s’agit de quelque chose d’essentiel. L’amour exclusif n’est pas pleinement accompli. L’amour entier est inclusif : il accueille d’autres personnes dans son cercle, sans jalousie. Et cela donne tout son sens aux exhortations de Jésus dans le Sermon sur la montagne : « si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense allez-vous en avoir ? Les collecteurs d’impôts eux-mêmes n’en font-ils pas autant ? Et si vous saluez seulement vos frères, que faites-vous d’extraordinaire ? Les païens n’en font-ils pas autant ? » (Mt 5.46-47).
Jalousie et exclusion
Aimer seulement ceux qui nous aiment n’est donc pas si nouveau ! Mais, déjà, à l’époque du Nouveau Testament c’était problématique.
De fait, aujourd’hui, notre monde est gagné par la méfiance, la jalousie et l’exclusion. Beaucoup de personnes semblent redouter d’en inclure d’autres dans leur cercle social. Il faudrait se méfier de ceux qui viennent d’ailleurs, qui professent une autre religion ou qui, simplement, sont d’un autre milieu social. Dans les périphéries urbaines beaucoup critiquent ceux qu’ils appellent « les sachants ». Et, au cœur des villes, on ne cherche pas vraiment le contact avec les populations reléguées en périphérie.
Et dans ce que j’ai appelé les grappes sur les réseaux sociaux, dès que quelqu’un manifeste une ouverture à un autre point de vue, on l’accuse de trahir.
L’importance du tiers pour faire société
Ces remarques sur l’importance du tiers dans la vie sociale sont assez classiques. On les trouve déjà dans les travaux, plus que centenaires, de Georg Simmel (3). Il notait que le tiers dans une relation en changeait la nature. Si, disait-il, on raisonne de manière duelle en disant « qui n’est pas pour moi est contre moi », il n’y a plus place pour une médiation. Tout se résume alors à du « positif » ou du « négatif ». Certes, tout ne devient pas automatiquement pacifié dans un raisonnement à trois termes. Simmel cite le cas de ce qu’on appelle le « tertius gaudens » : celui qui tire les marrons du feu au nez et à la barbe des deux autres. Simplement, la vie sociale change, quand on fait place, plus volontiers, à des tiers dans des cercles qui fonctionnent bien.
Nationalisme, communautarisme, entre-soi : ce sont des dangers qui nous menacent tous. Et cette menace devient de plus en plus réelle, au fur et à mesure qu’elle trouve un relais dans des politiques agressives.
C’est le moment de nous laisser à nouveau inspirer par la Trinité et son amour parfait et ouvert.
- Il s’agit d’un recueil de textes de Kallistos Ware, théologien orthodoxe décédé en 2022. Ce recueil a été traduit au Cerf en 2012.
- Op. cit., p. 39.
- Ses remarques ont été reprises dans son ouvrage Sociologie, Etudes sur les formes de socialisation, trad. franç., PUF, 1999. On se reportera au paragraphe : « le chiffre trois dans une relation », pp. 128 et ss.