Philosophe et théologien orthodoxe Bertrand Vergely souligne qu’en France, nous évoluons dans une société qui valorise la performance et le zéro échec. Cela est vrai dès notre plus jeune âge. Le système scolaire français est le plus inégalitaire des pays développés et celui qui compense le moins les déterminismes sociaux (Réforme n°3545, p. 8). Ce n’est pas pour rien que le gouvernement actuel cherche à lutter contre le « décrochage scolaire »… Sans compter que ce refus de l’échec nous poursuit partout.
Il est prégnant tout au long de notre vie professionnelle, bien entendu : un échec dans ce domaine pénalise pour longtemps une progression hiérarchique et salariale. Ce refus de l’échec s’immisce également dans la sphère privée, jusque dans l’intime : l’acte sexuel est tellement conçu comme une performance (sous l’influence de l’industrie pornographique) que les adultes et les adolescents sont nombreux à se sentir en « échec » face à leur partenaire. Dans le quotidien, enfin, de nombreuses personnes sollicitent l’aide de professionnels, psychologue et coach en tous genres, pour leur éviter de connaître l’échec dans leur vie de tous les jours : l’échec des régimes, de l’organisation, du style, de la présentation…
La peur, mauvaise conseillère
Cette exigence du « zéro échec » fait peur. Pour y faire face, certains mettent en place, volontairement ou involontairement, des stratégies d’évitement : l’immobilisme (ne pas faire avancer le projet en court), la procrastination (remettre au lendemain une action qui doit être faite sans tarder), voire la marche arrière. Toujours, il s’agit de ne pas « essayer », de ne pas faire pour ne pas risquer l’échec. Derrière cette « non-prise de risque », il y a la volonté de se préserver, de ne pas entacher son estime de soi. En un mot : c’est la peur de ne pas être à la hauteur !
Cette peur peut avoir des racines profondes, dans l’enfance. Des parents indifférents à la réussite de leur enfant ou, au contraire, trop exigeants, toujours insatisfaits quels que soient les résultats obtenus, peuvent faire adopter à l’enfant des comportements lui permettant d’expliquer leur attitude : puisqu’ils ne m’aiment pas, je vais faire en sorte de justifier leur « non-amour ».
Mais l’échec peut également être source de satisfaction voire d’une certaine tranquillité. Satisfaction pour certains car, comme le souligne le psychologue Christophe Fauré, être tout le temps en échec (et donc s’en plaindre à qui veut l’entendre) donne un certain statut : celui de victime… Et la victime s’arrangera toujours pour trouver un public bienveillant pour l’écouter et lui témoigner son soutien et son affection. Tranquillité pour d’autres car l’échec peut être plus facile à assumer que le succès. Dans le domaine scolaire, il n’est pas rare qu’un élève brillant se mette volontairement en situation d’échec pour ne pas être raillé par ses camarades et pour être accepté dans leur groupe. Le phénomène, moins fréquent à l’âge adulte, n’en est pas pour autant absent.
L’expérience, condition de réussite
Pourtant, dans la tradition latine comme dans la tradition anglo-saxonne, les sociétés mettent en avant la réussite. Le message est : sois un gagnant. La valeur de la personne est déterminée par sa réussite, par ce qu’elle fait ou a fait et non pour ce qu’elle est. Or, la réussite ne peut être en soi un objectif. Sans nier l’échec, et le lot de souffrances qui l’accompagnent, il est important de souligner, d’une part, que l’échec est une donnée constitutive de l’existence et, d’autre part, de mettre l’accent non pas tant sur le résultat que sur le chemin parcouru.
En effet, l’échec est une donnée théologique avant d’être un fait anthropologique avéré. Dans le langage courant, le terme « péché » renvoie à un mot hébraïque dont le sens est à mille lieus de celui qu’on lui attribue.
En hébreu, le « péché », n’est pas une faute morale. C’est d’abord une expérience de tir : il s’agit de manquer la cible et, donc, par extension, de manquer son potentiel… Le péché, c’est l’échec de l’homme à réaliser pleinement les attentes de Dieu, à être pleinement humain, à l’image du Christ. L’échec fait donc partie de l’existence humaine. Vouloir le nier équivaudrait à nier son humanité : à se prendre pour Dieu.
Pour autant, l’échec reste douloureux à vivre. Quel qu’il soit. Et il ne s’agit pas de dire, comme nombre de psychologues ou thérapeutes, que dans tout échec, il y a quelque chose de positif, façon méthode Coué : ce qui ne nous tue pas nous rend plus forts ! Cependant, il est essentiel de valoriser les connaissances apprises, les relations nouées, les techniques découvertes, les régions ou pays parcourus… C’est tout cela qui est réellement important, qui nous constitue, nous personnalise, nous sort de la masse indifférenciée et normée de l’humanité mondialisée. Cela nous permettra de continuer à avancer, malgré les échecs, inévitables, que nous aurons encore à connaître et qu’il nous faudra accepter pour les surmonter. Comme dans ce jeu de plateau, c’est souvent grâce aux pions – aux personnes que nous rencontrons, que nous aimons et qui nous aiment : et qui ne sont pas des pions mais des personnes importantes dans nos vies – que le roi peut éviter d’être mat…