Les enquêtes emploi du temps, que l’INSEE effectue tous les dix ans (à peu près), disent beaucoup de choses sur la manière dont la répartition des tâches entre hommes et femmes, à leur domicile, évolue. Premier constat : elle évolue lentement.

Un cas d’école du changement social

Si on s’intéresse au changement social en général, c’est un cas intéressant, qui en montre toute la difficulté. La première enquête remonte à 1974. A cette époque, déjà, on avait pointé l’inégalité dans la prise en charge des tâches du quotidien, entre hommes et femmes. L’enquête a d’ailleurs été montée pour montrer ce qu’il en était pour de bon. En 1974, les femmes passaient, en moyenne, 5h30 par jour pour les activités liées au foyer (y compris la prise en charge des enfants). En 1974 toujours, les hommes y consacraient 2 heures. 40 ans plus tard, les hommes y passent une demi-heure de plus ! Et encore, la moitié de cette augmentation est due au fait que plus d’hommes sont à la retraite ou au chômage, de nos jours, ce qui les amène à passer un peu plus de temps dans les tâches ménagères. Ce n’est pas tellement la bonne volonté des hommes, ou l’émergence de « nouveaux pères » qui a fait bouger les lignes.

L’essentiel de l’évolution vient de l’autre côté : la diminution rapide du temps passé par les femmes aux mêmes tâches. Aujourd’hui elles représentent 4 heures par jour, soit une heure et demie de moins qu’en 1974. La diffusion des appareils électro-ménagers et la sous-traitance d’une partie des tâches ménagères (garde d’enfants, cuisine préparée) sont les sources essentielles de changement.

De fait, pour parler à nouveau du changement social en général, la réduction des inégalités, quand elle se produit, ne provient presque jamais d’une diminution des avantages du dominant, mais bien plutôt d’une amélioration du sort des dominés. On le voit ici : ce n’est pas le partage des tâches qui a le plus évolué, ce sont surtout les tâches elles-mêmes qui se sont transformées.

Le déplacement des inégalités

Au sein des femmes, se sont les ouvrières qui ont connu la plus forte baisse du temps domestique. Comme l’explique Cécile Brousse, « le temps dévolu aux tâches domestiques a baissé de 10 heures par semaine chez les indépendantes et chez les ouvrières, de 7 heures chez les employés contre seulement 4 heures par semaine chez les cadres et les membres des professions libérales. La très forte diminution du temps consacré à l’entretien des vêtements (nettoyage, couture) explique ces écarts entre catégories sociales : les femmes des catégories sociales moins aisées ont fortement réduit le temps de ces activités alors que les femmes cadres supérieures y consacraient déjà très peu de temps en 1974 ». Au sein de la population féminine on voit que c’est, là aussi, la diminution des coûts de la confection qui a permis le rapprochement entre catégories sociales. De même la baisse des prix des plats préparés et de la restauration rapide a profité en premier lieu aux femmes qui avaient le moins d’argent.

Évidemment, on voit le revers de cette évolution : externalisation de la fabrication de vêtements dans des pays à bas coût de main d’œuvre, où on contrôle mal les conditions de travail ; taylorisation de la production alimentaire, soit dans les usines agro-alimentaires, soit dans la restauration rapide ; et « malbouffe » pour ceux qui ont moins d’argent. Les inégalités ne font pas que se résorber : elles se déplacent, en partie.

Par ailleurs, pour citer à nouveau Cécile Brousse, l’externalisation des tâches ménagères a pu « s’opérer justement parce qu’une part importante de la population féminine […] a occupé les postes créés dans ces secteurs, alors en pleine expansion, tels que le ménage, l’aide à la personne, l’accueil des jeunes enfants, la restauration (rapide et collective notamment), les activités récréatives ». Ce n’est assurément pas la même chose de remplir une tâche chez soi ou d’en faire son métier. Mais, là aussi, on voit que les inégalités se sont en partie déplacées : une partie de ces emplois sont mal payés, durs et fatigants, tout en laissant peu d’initiative aux salariées. Et leurs services restent toujours plus utilisés par ceux qui ont le plus de moyens, même s’ils font l’objet d’aides publiques.

Tout cela doit nous rendre fort modestes. Le changement social, on le voit, est le fait d’une multitude de micro-victoires partielles, qui passent par une poussière d’initiatives diverses et inabouties. Mais cela doit également nous prémunir contre le cynisme ambiant. Si nous n’ouvrons pas un peu les yeux sur les inégalités qui nous entourent, elles se perpétueront sans problème, voire s’aggraveront, en suivant la pente de la plus grande facilité collective. Dans ces enjeux, directement liés à la vie quotidienne, nous sommes tous impliqués dans ce qui arrive à nos proches et à nos prochains.