Comme beaucoup d’anciens, ils en ont beaucoup vu et sont usés par la vie. Ils se présentent ensemble, la mine sombre et le teint oxydé par les ans. On sent à leur façon de se tenir collés les uns aux autres, comme une équipe, que leur valeur individuelle ne représente pas grand- chose et qu’il leur faut être ensemble pour agir. L’un d’eux témoigne.
Au soir de votre vie, quel sens trouvez-vous ?
Nous avons passé nos existences à servir nos maîtres et à négocier pour eux, jusqu’à ce que la retraite arrive et qu’on nous laisse un peu tranquilles. Mais ce fut dur et cela continue aujourd’hui. Nous avions une utilité, bien sûr, nous aidions les gens à vivre, nous représentions chacun le travail d’une journée et avions un certain pouvoir ; vous appelez cela le Smic maintenant. Pour nous, c’était important, car tout travail mérite salaire.
Quel serait votre meilleur souvenir ?
Tout était bien délimité, cadré, on savait donner le change en cas de nécessité. Sauf qu’à une période de notre vie, on s’est retrouvés totalement désarçonnés. Nous avons vécu deux moments particuliers, durant lesquels le travail n’a pas du tout été récompensé et où rien n’était juste ; c’était très déstabilisant. Le premier souvenir n’est pas négatif mais curieux et il nous a fallu longtemps pour le comprendre. Nous étions avec un homme, un certain Judas qui avait la passion de nous compter et recompter. Et son propre maître, un jour, a parlé du travail ; selon lui il fallait rétribuer de la même manière celui qui arrivait en retard et celui qui travaillait tôt. Bien sûr, c’était injuste ; pour nous c’était une dévaluation. Mais on a fini par comprendre que cet homme avait une autre forme de pouvoir, car on s’est sentis vivants. Avec lui, nous ne représentions plus une journée de travail, mais la capacité de faire vivre une famille pendant une journée complète.
Et votre expérience la pire ?
C’était avec le même maître et le même Judas, quelque temps après seulement. On était allés faire un tour chez les Romains, passer de main en main et nous nous sommes retrouvés dans la caisse centrale de l’administration. Là, des doigts froids nous ont déposés dans une petite besace et au bout de quelques heures, à la nuit tombée, nous sommes arrivés de nouveau dans la main de cet homme, ce Judas. Nous avons bien senti que la main qui nous palpait se faisait plus pressante que les temps précédents, plus nerveuse. Nous nous sommes dit que son maître allait le rassurer comme il savait le faire. D’ailleurs il l’a embrassé, c’était quand même une marque de confiance. Mais alors tout a changé, comme si nous n’avions plus de valeur. Notre vocation avait perdu de sa force, nous étions passés d’une besace à une autre avec l’impression de permettre la mort et d’être vidés de toute substance : nous sommes devenus un symbole.
Que pensez-vous des humains ?
C’est là que nous avons compris que les valeurs du travail, d’une journée de nourriture ou d’une vie, ce n’étaient pas les mêmes. Et pourtant nous n’avions pas changé d’un gramme, nous, les deniers. Il nous a bien fallu admettre que les humains sont bizarres et qu’ils séparent tout : le matériel, le travail, les relations familiales, le sens de la vie. Mais en même temps ils mettent tout sur le même plan, parce qu’on est aperçus que malgré les différences entre toutes ces dimensions, ils nous employaient de la même manière, comme si tout s’achetait. Comme si passer de la poche à l’âme se faisait dans un seul et même mouvement. C’est en réfléchissant à cet épisode de Judas qu’on a compris ce que voulait dire son maître, avec ces travailleurs qui arrivaient en retard à la onzième heure, juste avant la nuit. Le plus important, c’était le sens de notre mission et non pas le salaire lui-même. Notre mission n’avait pas de valeur, elle avait un sens.