Les votes populistes ou nationalistes sont, désormais, plus qu’une péripétie. A chaque élection on accuse volontiers X ou Y « d’avoir fait le jeu » de ces partis. Et il est vrai que des tactiques à court terme peuvent utiliser ces votes qui font peur, comme autrefois on instrumentalisait le vote communiste. Mais il faut se rendre à l’évidence : en dehors de la personnalité de tel ou tel dirigeant européen, le populisme et le nationalisme prospèrent dans la plupart des pays d’Europe.

Un petit tour d’horizon montre d’abord que les « grandes gueules » ont du succès. En Italie, Matteo Salvini fait un triomphe. Au Royaume-Uni (dans un contexte, il est vrai, très particulier) Nigel Farage dépasse, lui aussi, les 30 % des voix. En Hongrie Viktor Obran dépasse, pour sa part, les 50 % ! En Pologne, Jaroslaw Kaczynski fait à peine moins bien.

Dans nombre de pays, l’extrême droite s’installe. En France, on parle d’une victoire de Marine le Pen, mais, en fait, elle se maintient. Elle perd même un peu, en pourcentage, par rapport aux élections de 2014. Mais elle dispose d’un socle très solide. En Autriche l’extrême droite a à peine pâti du scandale récent qui a mis en évidence ses liens avec les intérêts Russes. Elle perd 2 % par rapport au scrutin précédent. En Belgique, l’extrême droite réapparaît en Flandres, après avoir plongé. En Allemagne, l’AFD poursuit sa progression. En Espagne, Vox aura des sièges pour la première fois.

Au Danemark, en Suède, en Finlande, en Estonie, en Lettonie, en République Tchèque, en Slovaquie, des sièges iront à l’extrême droite. Il n’y a qu’en Grèce qu’Aube dorée recule nettement.

Au total, si on additionne l’extrême droite et la droite nationaliste et/ou souverainiste, l’ensemble représentera 23 % des sièges dans le nouveau parlement, contre 20 % dans le parlement précédent. La progression est nette et continue. Et on voit que la France, finalement, n’est pas loin de la moyenne européenne.

On n’est donc pas face à un épiphénomène lié au jeu politique d’un pays, mais face à une lame de fond qui obéit à des causes structurelles.

Les élections sont le lieu d’expression des intérêts et pas de l’altruisme

A la recherche de ces causes on fait fausse route si on imagine que ces votes sont émotionnels et irrationnels. Il faut plutôt partir du postulat que, de toute manière, très peu d’électeurs votent par altruisme ; la plupart votent en fonction de leurs intérêts. Au reste, la démocratie n’est pas une ligue de vertu, c’est simplement un système conçu pour que des intérêts divergents s’expriment, sans que cela tourne à la guerre civile. Il convient donc de ne pas se tromper d’analyse : si on veut comprendre le ressort des votes, il faut chercher quel intérêt poursuivent les électeurs.

A ce propos, je pense à un bref texte de Blaise Pascal, « trois discours sur la condition des grands », qui ont été retranscrits après sa mort. On peut les trouver légèrement cyniques, mais je pense que tout manager, toute personne en situation d’autorité et tout homme politique feraient bien de les lire et de les méditer régulièrement. Ces discours sont adressés à un jeune noble (et non pas, naturellement, vu l’époque considérée, à une personnalité élue). Je cite un extrait du troisième discours : « Qu’est-ce, à votre avis, d’être grand seigneur ? C’est être maître de plusieurs objets de la concupiscence des hommes, et ainsi pouvoir satisfaire aux besoins et aux désirs de plusieurs. Ce sont ces besoins et ces désirs qui les attirent auprès de vous, et qui font qu’ils se soumettent à vous : sans cela ils ne vous regarderaient même pas ; mais ils espèrent, par ces services et ces déférences qu’ils vous rendent, obtenir de vous quelque part de ces biens qu’ils désirent et dont ils voient que vous disposez« . Bien entendu, dit Pascal, la charité existe. Les hommes peuvent se tourner vers Dieu et en vivre. Et, à vrai dire, ce « royaume de concupiscence » comme il l’appelle, est « méprisable » (c’est le mot qu’il emploie) au regard du « royaume de charité », mais il convient de ne pas tout mélanger et d’être lucide sur les ressorts du fonctionnement civil.

Une fois encore, on peut trouver cela cynique. Naturellement, les hommes, chrétiens ou non, sont capables d’altruisme, à l’occasion. Mais quand il s’agit d’analyser les motifs d’un vote, l’explication par les intérêts en jeu est tout à fait robuste.

Et donc, si des pans entiers des populations européennes se détournent des partis traditionnels c’est parce qu’ils n’en attendent rien. Ils ne voient pas en quoi ces partis serviront leurs intérêts. En cela ils rejoignent le parti qui reste le premier parti d’Europe, même si la participation a connu un net rebond, cette fois-ci : le parti des abstentionnistes qui ne voient pas ce qu’ils auraient à gagner à voter pour X plutôt que pour Z.

Chaque soirée d’élection, on entend, répété en boucle, qu’il faudrait « mieux expliquer » être « plus proches des gens ». Mais « les gens » sont las qu’on leur explique. Ils n’ont pas envie de retourner à l’école et d’être pris pour des demeurés qu’il faudrait prendre par la main pour leur éviter de faire des bêtises. Ils ont juste envie que l’on serve leurs intérêts. Les leaders populistes ne serviront pas leurs intérêts économiques, sans doute. Ceux-ci s’enferrent souvent dans des affaires de corruption, tout autant que les autres, quand ils sont au pouvoir. Pour autant, on ne peut pas dire qu’ils déçoivent massivement leurs électeurs. La liste des résultats ci-dessus en fait foi. Ils répondent donc, bel et bien, à certaines attentes de leurs électeurs : des attentes plus politiques qu’économiques.

Des groupes sociaux menacés par l’évolution de l’économie

La vérité est que les groupes sociaux qui votent pour les partis populistes (naturellement, il s’agit de moyennes et il y a donc, par définition, de nombreux contre-exemples) n’ont rien à attendre de l’évolution actuelle de l’économie.

Le graphique ci-dessous a été élaboré par le Ministère du Travail français. Il prolonge les tendances actuelles dans l’évolution du marché du travail.

Source, DARES Analyses, 2012, n°22

En-dessous de la diagonale sont les professions en recul et c’est parmi ces groupes sociaux que se recrutent les gros bataillons des votes populistes. Dans l’ensemble, on observe ce qu’on appelle le « qualification gap » : ce sont les emplois très qualifiés qui augmentent, ainsi que les postes d’employés réputés peu qualifiés (aides à domicile, gardiens, etc.) et, au milieu, le marché du travail s’effondre. J’ai illustré le cas français, mais on a mesuré la même évolution dans toute l’Europe et en Amérique du Nord.

Toutes les tentatives pour doper l’innovation, et ce qu’on appelle l’économie de la connaissance, jouent contre ces groupes. Car c’est l’innovation technologique qui vient, actuellement, siphonner leurs effectifs. On leur parle de ruissellement, mais, au contraire, ils voient que plus l’économie spontanée suit son cours, plus ils en sont exclus. Le risque de descente sociale, au chômage ou dans les postes d’employés non qualifiés, est fort. Que leur reste-t-il à attendre ?

Ils n’ont rien à attendre de l’économie, il leur reste à attendre quelqu’un qui, politiquement, leur rendra leur dignité, poussera des coups de gueule et montrera ses muscles. Ils veulent retrouver de la grandeur, au moins par procuration.

Les politiques techniques menées par des élites diplômées n’intéressent que les gagnants de l’évolution actuelle qui sont proches de ces élites. Et tant qu’on n’aura pas trouvé le moyen de raccrocher (autrement que par le discours) les groupes sociaux en recul en leur proposant un projet qui leur convient, les votes populistes continueront à prospérer.

Une économie orientée par l’écologie (puisque c’est la deuxième tendance forte de cette élection) pourrait-elle répondre à un tel défi ? Oui, sans doute, mais pas si simplement que cela. On en parlera dans un autre post.

Découvrez d’autres contenus sur le blog Tendances, Espérance