L’émergence de la figure du « chef » n’est pas le fait de la volonté du personnage qui l’incarne. Elle résulte plutôt d’un mouvement collectif porté par des psychologies individuelles qui tendent au même but : se soumettre à une autorité extérieure forte. Un jour, une de mes patientes, me voyant arriver pour ma visite journalière en compagnie de l’aumônier de la clinique, me héla de loin et prit l’aumônier à témoin en me désignant : « Lui, c’est mon sauveur ! » Cela ne manqua pas de nous plonger dans des abîmes psychologiques et théologiques. Le chef est fait par la foule mais il le reste s’il se complait à abuser du pouvoir qu’on lui donne… La contestation de l’autorité collective passe d’abord par « le meurtre du père ». S’en suit, en conséquence, la culpabilité des enfants, qui vont désigner une nouvelle figure de tyran parmi les fils du chef tué. Et le cycle continue.

L’illusion de la liberté

Marx se trompe quand il suppose que les individus, sauvés de la figure de l’oppresseur, vont naturellement tendre vers leur libération définitive. Marx est voué à l’échec sans l’aide de Freud : de la même façon que la victime peut se faire complice de son agresseur malgré sa propre volonté, l’homme libéré va recréer les conditions de sa propre servitude par ce que Freud appelle « pulsion de mort » ou « compulsion de répétition ».

Notre époque a particulièrement destitué toutes les figures d’autorité portées par la société. Les gens détestent la science médicale, mais adorent les thérapeutes de tout poil et de toute « énergie ». Ils répugnent à croire en Dieu, mais adorent les maîtres spirituels de sagesses « prêtes à porter ». Nos contemporains sont les cibles faciles de tyrans potentiels. Mais, contrairement aux années 1930 où des tyrans ont pu s’installer de façon durable, notre société ne semble pas aujourd’hui capable de fabriquer une figure de chef dans la durée. La rapidité des nouveaux médias institue très vite un nouveau sauveur, fait d’Obama un prix Nobel avant qu’il n’ait fait le moindre acte politique en faveur de la paix, puis le renvoie à une médiocre indifférence. Un Trump est appelé par une Amérique en profond désarroi, mais soulève à peine arrivé les critiques narquoises du peuple qui l’a porté au sommet. À peine institué, le chef qui paraissait fort l’instant d’avant s’évanouit dans la destitution immédiate, avant qu’il ait pu commettre quelque acte politique tangible. Ouf, dira-t-on…

Daniel Zimmer
Psychiatre