Pour en rendre compte, il faut d’abord parler d’un échec de la décentralisation, pour ce qui concerne ces deux échelons territoriaux. Sous la présidence de François Hollande, on avait étendu la surface des régions, sans pratiquement toucher à leurs compétences. Il est, de la sorte, toujours aussi difficile de savoir à quoi elles servent et, de ce fait, rédiger une profession de foi relève, pour les candidats, de la gageure. Comment expliquer à un électeur lambda que les collèges relèvent du département et les lycées de la région ? Ou bien, pourquoi la plupart des axes routiers (en dehors des autoroutes) sont-ils désormais entre les mains des départements, tandis que les trains régionaux relèvent des régions ? Allez donc construire une politique cohérente des transports !
Autre paradoxe : l’action sociale est, pour l’essentiel, financée par les départements… sur des budgets très largement bloqués dans la mesure où ils relèvent de politiques d’état (RSA, Aides à la dépendance, etc.). Il y a, certes, des marges de manœuvre, pour ces deux collectivités territoriales, mais elles sont assez minces et difficiles à défendre devant des électeurs.
La commune, à l’inverse, reste un échelon assez concret pour les votants. Là la proximité a un sens, même si elle est en partie un leurre, du fait que beaucoup de politiques relèvent désormais des intercommunalités. Mais disons qu’entre la commune et les intercommunalités, d’un côté, et l’état central, de l’autre, presque personne ne saisit ce à quoi la décentralisation a servi.
Mais la dimension locale du vote surprend
Devant un tel flou, il est logique que seuls des électeurs très motivés se déplacent. Ou alors, c’est le vote protestataire qui s’exprime. Or, c’est la surprise de cette élection : le vote protestataire a été plus faible que d’habitude et ceux qui se sont déplacés pour voter se sont démarqués, cette fois-ci, des élections locales précédentes, où les votes avaient été plus marqués par des enjeux nationaux que locaux.
Cette fois-ci, l’ancrage local a joué un grand rôle. Au niveau des régions, les sortants ont fait des bons scores : signe que, malgré tout, un certain nombre d’électeurs ont compris la teneur des politiques régionales qui ont été menées. A l’inverse, le Rassemblement National, qui avait fait un score flatteur, en 2015, en rassemblant les mécontents, recule nettement, cette fois-ci, du fait de sa faible implantation locale. De même la République en Marche répète son échec des municipales : ses représentants ne sont pas identifiables localement. Les écologistes, pour leur part, font un score mitigé. Leur espoir secret de « se compter » pour peser sur les arbitrages en vue des présidentielles s’est évaporé. Leurs résultats sont honnêtes, mais ils sont devancés nettement par le Parti Socialiste, qui dispose de figures locales plus nombreuses et plus anciennes.
D’où vient cette soudaine dimension locale du vote ? Il y a peut-être un effet de sélection: les votants, peu nombreux, auraient rassemblé les personnes les plus au fait des questions politiques.
On peut aussi penser que les enjeux nationaux étaient assez flous, cette fois-ci.
De fait la politique nationale a été absorbée, récemment, par la gestion de l’épidémie de COVID-19. La plupart des polémiques portées par les partis ont tourné autour de cette gestion. Tous les supports d’information ont été saturés, envahis, par ce qui la concernait. Du coup, les grands dossiers qui occupaient les débats publics, jusqu’à janvier 2020, n’ont pas disparu, mais ils sont comme anesthésiés. La réforme des retraites est en sommeil. La politique climatique de l’état continue à être aussi timide et elle donne lieu à des débats. Mais ils n’ont rien à voir avec l’intensité qu’ils connaissaient il y a dix-huit mois de cela.
Il est donc possible que les électeurs aient attendu que la politique nationale se réveille avant de se déterminer.
Quant aux élections départementales… c’est le brouillard. Au moment où j’écris ces lignes il est impossible d’avoir une vision d’ensemble de ce qui s’y est passé. Les commentateurs et les sondeurs s’en sont complètement désintéressé. Il faudra, de toute façon, attendre le deuxième tour, pour faire le tour des départements qui ont changé de majorité. Simplement, si l’on compare les cartes des premiers tours 2015 et 2021, canton par canton, on a l’impression, là aussi, d’une prime aux sortants avec un net recul du front national.
Un clivage entre votants et non-votants ?
Le clivage entre votants et non-votants s’est donc, cette fois-ci, rapproché du clivage habituel entre les votes qui optent pour un mode de gestion politique et les votes protestataires. Les protestataires sont, apparemment, ce 20 juin, restés chez eux en masse, convaincus qu’ils n’avaient rien à attendre d’un projet politique quel qu’il soit.
Est-ce que tout cela nous dit quelque chose sur la manière dont les français se représentent la vie en société ? Oui, quand même. Revenons à l’abstention : elle signifie, je le répète, que, pour une part notable des électeurs, la politique menée par les régions et les départements est illisible. Les réformes menées, au fil des lois successives de décentralisation, ont généré un mille-feuille administratif qui ne contribue pas du tout à rapprocher la politique du citoyen de base. De fait, les politiques menées par ces deux collectivités territoriales donnent lieu à peu de débats publics et à peu d’affichage.
Il reste donc une minorité qui continue à essayer de suivre et qui a privilégié, cette fois-ci, les acteurs de terrain, ce dont on peut se réjouir.
Mais au total, le constat n’est pas nouveau, la technicité de la politique (tout aussi grande au niveau des départements et des régions qu’au niveau de l’état) l’éloigne du citoyen. Elle alimente donc, de fait, par ricochet, le repli sur soi et les réactions individualistes. Jacques Ellul a parlé, en son temps, de l’Illusion politique. En 1965, à l’époque où il avait écrit ce livre, l’action politique était portée par un investissement religieux. On pensait qu’elle pouvait « changer la vie ». Connaissant Jacques Ellul, on se doute qu’il n’avait pas manqué de souligner, précisément, que la technicité de la politique rendait la communication entre le citoyen de base et les décideurs assez illusoire.
Aujourd’hui la majorité des électeurs est convaincue de l’accès très limité qu’ils peuvent avoir au fond des dossiers. La technicité de l’action politique n’a fait que croître, depuis 1965. Une forme d’aristocratie est, de ce fait, en train de se reconstituer. Des pans entiers de la société française n’ont plus vraiment les moyens de relayer dans les urnes le fond de leurs aspirations. Pendant ce temps, une autre part de la société discute et décide. Mais elle tend, de plus en plus, à ne discuter qu’avec elle-même et on ne peut pas s’en réjouir.