Fatalitas ! Maurice Barrès est de retour ! On dira que les fantômes ont la vie dure ou bien que l’été laisse libre cours aux élucubrations les plus diverses, et l’on aura raison. N’empêche… Voici que le député Les Républicains de Seine-et-Marne Jean-Louis Thiériot (titulaire d’un DEA d’histoire, auteur ou co-auteur de livres parus chez Perrin ou Tallandier) provoque le scandale en rappelant que Maurice Barrès (1862-1923) a tenu « sa place dans l’édification de notre imaginaire national. ». Aussitôt, le sang – si l’on ose dire, car, attention, le terrain peut devenir à tout instant glissant ! – de ses opposants n’a fait qu’un tour : Thomas Portes, député appartenant à La « France Insoumise », a déclaré que Le Figaro « fait l’éloge d’un antisémite notoire », Mathias Tavel, également député LFI, a parlé d’une entreprise abjecte, enfin, Ronan Loas, maire « Horizons » (la formation présidée par Edouard Philippe) a exigé d’Eric Ciotti, président des LR, qu’il prenne des sanctions. Bigre !
De quoi s’agit-il ? D’une série d’été – comme il arrive à certains médias d’en imaginer. Jean-Louis Thériot, sollicité par le journal, dit l’importance que l’auteur de « La colline inspirée » a joué dans le débat public et littéraire il y a plus un peu plus de cent ans. Bien sûr, il exagère un peu quand il affirme que Maurice Barrès est relégué dans l’enfer des bibliothèques, puisque ses œuvres sont disponibles en collection Bouquins. Et s’il reconnaît que Barrès a tenu, pendant l’Affaire Dreyfus, des propos qu’il juge « inqualifiables », on pourrait lui rétorquer que ces propos, justement, peuvent être qualifiées : ils étaient antisémites, de la pire espèce, puisque véhéments, vindicatifs, encourageant le passage à l’acte. Mais l’essentiel de sa démarche vise à situer l’un des écrivains majeurs d’une époque ancienne. Est-ce un crime ? Il le fait à sa manière, en homme de droite. On peut critiquer Jean-Louis Thériot, mais pourquoi verser dans l’invective généraliste ?
« Barrès est généralement considéré comme l’un des artisans du renouveau romanesque au XIXème siècle, écrivait en 1998 Claire Bompaire-Evesque, Maître de conférences à la Sorbonne – et, notons-le au passage, protestante. Lecteur fervent de Balzac, mais plus encore enivré de poésie et de métaphysique, le jeune Barrès a rejeté le modèle du roman Balzacien au profit d’un roman d’un genre nouveau qu’il a appelé de divers noms, « roman idéologique », « roman métaphysique », « roman de la vie intérieure ». Le roman idéologique est un roman où les idées et surtout l’émotion provoquée par le jeu des idées occupent une place plus importante que l’intrigue. » On devine à quel degré cette intuition le distinguait d’un Paul Bourget, romancier conformiste dont il partageait pourtant l’amitié : puissance du verbe, audace du langage, Barrès n’était pas un écrivain banal.
Écoutez ces quelques phrases, extraites de « La Colline inspirée », qui portent sur les endroits les plus emblématiques de notre patrimoine : « Illustres ou inconnus, oubliés ou à naître, de tels lieux nous entraînent, nous font admettre insensiblement un ordre de faits supérieurs à ceux où tourne à l’ordinaire notre vie. Ils nous disposent à connaître un sens de l’existence plus secret que celui qui nous est familier, et, sans rien nous expliquer, ils nous communiquent une interprétation religieuse de notre destinée. Ces influences longuement soutenues produiraient d’elles-mêmes des vies rythmées et vigoureuses, franches et nobles comme des poèmes. Il semble que, chargées d’une mission spéciale, ces terres doivent intervenir, d’une manière irrégulière et selon les circonstances, pour former des êtres supérieurs et favoriser les hautes idées morales. C’est là que notre nature produit avec aisance sa meilleure poésie, la poésie des grandes croyances. » Ah bien entendu, ce lyrisme peut faire fuir. Mais comment ne pas percevoir le sens de l’image, une certaine grandeur typique de notre littérature ?
« En fait, il tente avec succès d’exprimer le malaise des jeunes gens de la fin du siècle et une certaine révolte contre l’ordre établi qui confine à l’anarchisme dans « L’ennemi des lois », écrit l’historien Serge Berstein à propos de Barrès dans la biographie qu’il consacre à Léon Blum (Fayard, 835 p. 30 €). De la fascination qu’exerce Barrès sur les jeunes gens de sa génération, Blum participe ardemment. Écrivant bien des années plus tard ses Souvenirs sur l’Affaire, il le reconnaît sans ambages : « il était pour moi, comme pour la plupart de mes camarades, non seulement le maître mais le guide ; nous formions auprès de lui une école, presque une cour. » On voit par-là que le rayonnement de Maurice Barrès dépasse de beaucoup le cercle de la droite. Outre Blum, Aragon, Malraux (pour ne citer que quelques personnalités de la gauche des années vingt et trente) ont admiré son œuvre.
« Paradoxe : Barrès et tant d’autres nationalistes conservateurs, trempés d’anti-germanisme, récusent la définition française de la nation, au profit de l’allemande, dans laquelle l’inconscient submerge le consentement, remarque l’historien Michel Winock dans une étude passionnante, rééditée dans « La France Républicaine », (collection Bouquins, 1312 p. 32€). Là-dessus il arrive à Barrès de se contredire, et ce n’est pas par rigueur théorique qu’il va exercer une influence, profonde, sur plusieurs générations (d’écrivains notamment) mais davantage par son sens de la formule, de la métaphore, de l’évocation. Avec lui, le nationalisme a perdu les abstractions révolutionnaires. Anti-intellectualiste, il fonde sa passion du Moi national sur le culte de la Terre et des Morts, et entonne l’hymne à l’enracinement.» Là se situe peut-être la ligne de partage des eaux, dans une sorte d’essentialisme qui distingue le patriotisme du nationalisme.
En ces temps menaçants, l’analyse de Michel Winock, une fois encore, peut nous inspirer. Bien sûr, et nous l’avons déjà dit, Barrès était antisémite. On s’en offusque, évidemment. Mais sachons reconnaître que cette maladie frappe toutes les familles idéologiques et spirituelles. Même André Gide en était atteint… Plutôt que de jeter des anathèmes à la petite semaine, pourquoi ne pas prendre le temps d’argumenter, de rechercher, de convaincre même ? Ainsi le débat public trouverait-il à nous enrichir, à nous informer, plutôt que de nous donner le spectacle d’une conception judiciaire et moralisatrice de l’histoire et de la politique. Et si le temps vient à manquer pour élaborer de longs argumentaires, l’humour peut être une ressource. Afin de dénoncer les outrances cocardières de Maurice Barrès, Romain Rolland le surnomma « Le rossignol du carnage ». Cela ne devrait-il pas inspirer nos élus ? On ajouterait bien qu’il faudrait qu’ils aient lu « Jean-Christophe », mais on aurait peur de passer pour un vieux…