Lorsque quelques femmes politiques de gauche avaient repris il y a plus de dix ans à leur compte les idées développées par la philosophie du « care », les ricanements n’avaient pas manqué de fuser dans les médias et dans les partis. C’est bien connu, en politique, il faut cliver, il faut de l’affrontement et pourquoi pas du sang sur les murs de l’histoire de temps à autre. Le principe du soin mutuel, qui est la traduction possible du concept « care » ou « take care » anglophone, cela ne pouvait intéresser que quelques naïves ou attardées et quelques chrétiens, souvent rangés au demeurant par le « main stream » dans les deux catégories précédentes à la fois.

Mais nous voilà au pied du mur. Le choc que nous subissons depuis la dernière présidentielle américaine, couplé au premier choc de l’invasion de l’Ukraine, nous a fait entrer dans une nouvelle ère de la brutalité. C’est à qui sortira la tronçonneuse anti-état de l’Argentine aux USA, c’est à qui offrira délicatement des hachoirs à viande aux mères de soldats russes tombés au front, c’est à qui réduira le plus tous les budgets d’aide sociale ou de recherche. Guerre réelle, guerre sociale, guerre à la connaissance et à l’intelligence. Plus aucune zone de notre environnement ne semble échapper à cet emballement, comme si le monde partait dans une accélération de la folie où l’autre n’a plus aucune réalité concrète et où le rapport au vrai/faux s’efface. Le discours politique, y compris dans notre pays, suit la même brutalisation. Plus d’argumentation, de développement, de débat, il faut un choc déclaratif ou visuel qui fasse le buzz. Et le buzz ne naît que sur 2 ou 3 min de propos, guère plus. On parle aussi désormais de « vrais gens » pour assurer que si, si, les humains existent vraiment, on en rencontre. Il n’y a pas dans ce monde que des gares avec « des gens qui ne sont rien ».

N’idéalisons rien du passé, cet effacement progressif du souci de l’autre n’est pas sorti du néant. Il encombre la morale et la théologie depuis des siècles. Ce qui a vraiment été une rupture, c’est notre prise de conscience occidentale. Nous pensions être indéfiniment dans une société du mieux, structurée par des régulations publiques et nous n’avons pas vu venir le détricotage à l’œuvre souterrainement depuis plus de 30 ans qui nous conduit à ce basculement que nous percevons soudain au grand jour. Pour reprendre le texte de l’écriteau vu sur la porte de l’atelier d’une amie : « On a eu le siècle des Lumières et puis un con a dû éteindre ». [1]

Et comment mieux symboliser la fin de toute idée du soin lorsque dans notre société, nous réalisons que, discrètement, on a raréfié les médecins ainsi que les médicaments. Il suffisait d’y penser. Pour limiter les dépenses de Sécurité sociale, supprimons les médecins, supprimons les lits d’hôpitaux. Tant pis pour le vrai soin, tant pis pour les vrais gens. Ceci a été théorisé, c’est la fin de l’abondance, il n’y en aura pas pour tout le monde, même ici dans un pays très riche. Cette dynamique de la raréfaction s’accélère et prend un nouveau tour avec la rhétorique guerrière. Le réarmement ou la retraite, il va falloir choisir ! Au demeurant quelque chose m’échappe dans cette argumentation. Enfants de la guerre froide, nous avons connu M. Khrouchtchev mettant sa chaussure sur la table à l’ONU pour dire qu’il était très fâché. Comme il était toujours très fâché en 1962, il a tenté d’installer discrètement des missiles à Cuba. Bon. Les choses ont été tendues, dirons-nous. Mais que je sache, nous avons continué de nager dans le plein-emploi, dans des soins bien mieux remboursés qu’aujourd’hui, dans des augmentations de salaires indexées sur l’inflation. Il y avait la guerre froide et la prospérité. Maintenant, c’est nouveau, on nous promet la vraie guerre et l’appauvrissement. Sale temps.

Prenez soin de vous et surtout des autres.
Laurent Piolet

[1] Auteur original non identifiable malgré toutes les recherches. C’est le quiz du jour.