Deux mots, pour commencer, de la commémoration. Rapide comme l’éclair, Leclerc. En livrant bataille pour libérer la capitale de l’Alsace, au mois de novembre 1944, il y a quatre-vingts ans, Philippe de Hauteclocque a réalisé son chef d’œuvre, accompli surtout la promesse exprimée le 2 mars 1941 juste après la conquête de l’oasis de Koufra : « Jurez de ne déposer les armes que lorsque nos couleurs, nos belles couleurs, flotteront à nouveau sur la cathédrale de Strasbourg. » Et la légende affirme qu’au moment où le général, réunissant ses officiers pour fêter cette victoire, déclara : « maintenant, nous pouvons mourir », un obus fit tomber sur leurs têtes une partie du plafond de la pièce. Un général monarchiste et passionnément catholique, auprès de lui des soldats venus de toutes les régions philosophiques, idéologiques et religieuses… la 2e DB, c’était la France.
Le président de la République a donc déclaré samedi 23 novembre 2024 : « Pour son œuvre, son enseignement et son courage, nous décidons que Marc Bloch entrera au Panthéon. » Depuis, les hommages à l’historien se sont multipliés, soulignant surtout son courage et son engagement dans la Résistance – qui lui valut d’être arrêté, torturé, fusillé – mais aussi son courage face au feu durant la Première guerre mondiale.
Marc Bloch, historien et résistant
Qu’il nous soit permis d’attirer l’attention sur le travail de cet homme de science. A Strasbourg, en compagnie de Lucien Febvre, autre historien magnifique, dont les ouvrages portant sur la Réforme ont la fulgurance et la splendeur de l’intuition, Marc Bloch a ouvert les fenêtres d’une discipline jusque-là figée dans les conventions, en intégrant l’anthropologie, la sociologie, les analyses psychologiques, à ses recherches. C’est en 1924 que parut son maître-ouvrage, « Les rois thaumaturges », dont l’ambition n’était pas de ridiculiser la naïveté des gens qui pensaient que le roi de France guérissait les écrouelles, mais de comprendre ce que représentait cette croyance, pour le roi comme pour ses sujets, l’imaginaire auquel cette foi donnait vie. Retenons, pour illustrer la démarche de Bloch, cette observation tirée des premières pages du livre : « Ainsi le discours d’un diplomate quelque peu hâbleur vient opportunément nous rappeler que nos ancêtres, au moyen-âge et jusqu’au cœur des temps modernes, se firent de la royauté une image très différente de la nôtre. »
Aussi bien par la rupture avec la projection du présent dans le passé – mécanisme que l’historien déplora – que par un style teinté d’humour, Marc Bloch évidemment se distinguait des vieilles barbes de la Sorbonne. Il comptait aussi parmi ceux que Pierre Birnbaum a baptisé de manière affectueuse « Les fous de la République », Français juifs auxquels nous aussi, les protestants, pouvons nous identifier, fidèles à cette aventure collective qui nous tient chaud, lorsque l’hiver de la haine se répand, menace de nous diviser.
Le verbe tranchant
Dans « L’étrange défaite », qu’à foison depuis samedi nombre de journalistes citent, on aimerait proposer, plus qu’un tronçon de phrase, quelques paragraphes. Non pour entretenir d’inutiles controverses, mais pour montrer que Marc Bloch avait le verbe tranchant, qu’il n’était pas le béni oui-oui que certains préfèrent évoquer plutôt que lire.
« Il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l’histoire de France, ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims, écrit-il ; ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération. Parce que la bourgeoisie était ainsi anxieuse et mécontente, elle était aussi aigrie. Ce peuple dont elle sortait et avec lequel, en y regardant de plus près, elle se fût sentie plus d’une affinité profonde, trop déshabituée, d’ailleurs, de tout effort d’analyse humaine pour chercher à le comprendre, elle préféra le condamner. On saurait difficilement exagérer l’émoi que, dans les rangs des classes aisées, même parmi les hommes, en apparence les plus libres d’esprit, provoqua, en 1936, l’avènement du Front populaire. Quiconque avait quatre sous crut sentir passer le vent du désastre et l’épouvante des ménagères dépassa, s’il était possible, celle de leurs époux. On accuse aujourd’hui la bourgeoisie juive d’avoir fomenté le mouvement. Pauvre Synagogue, à l’éternel bandeau. Elle trembla, j’en puis témoigner, plus encore que l’Église. Il en fut de même pour le Temple. « Je ne reconnais plus mes industriels protestants » me disait un écrivain, né dans leur milieu. « Ils étaient naguère, entre tous, soucieux du bien-être de leurs ouvriers. Les voici, maintenant, les plus acharnés contre eux. » Une longue fente, séparant en deux blocs les groupes sociaux, se trouva, du jour au lendemain, tracée dans l’épaisseur de la société française.
Certes, je n’ai nulle envie d’entreprendre ici l’apologie des gouvernements de Front populaire. Une pelletée de terre, pieusement jetée sur leurs tombes : de la part de ceux qui, un moment, purent mettre en eux leur foi ; ces morts ne méritent rien de plus. Ils tombèrent sans gloire. Le pis est que leurs adversaires y furent pour peu de chose. Les événements mêmes, qui les dépassaient, n’en portent pas, à beaucoup près, tout le poids. La tentative succomba, avant tout, devant les folies de ses partisans ou qui affectaient de l’être. Mais l’attitude de la plus grande partie de l’opinion bourgeoise fut inexcusable. Elle bouda, stupidement, le bien comme le mal. J’ai vu un brave homme, nullement insensible aux plaisirs des yeux, refuser de mettre les pieds à l’Exposition Universelle. Elle avait beau offrir cet incomparable trésor, orgueil de notre nation : les chefs-d’œuvre de l’art français. Un ministre abhorré l’avait inaugurée. Son achèvement avait été, disait-on, compromis par les exigences des syndicats. C’en était assez pour prononcer sur elle l’anathème. Quelles huées lorsqu’on nous parla d’organiser les loisirs. On railla, on boycotta. Les mêmes personnes élèvent aujourd’hui aux nues les mêmes efforts, depuis que l’idée a été reprise, plus ou moins sérieusement, sous un autre nom, par un régime selon leur cœur. »
Ô comme tout cela râpe la conscience, comme tout cela frissonne à l’esprit, joue le rebrousse-poil avec lucidité, comme tout cela nous parle d’aujourd’hui – quoique d’une autre façon. Laissons chacun méditer sur cette leçon, formulée pendant l’Occupation. Remarquons simplement, comme en passant, puisque dans ce texte Marc Bloch évoque sa judéité, que dans les synagogues on prie toujours, aujourd’hui, pour la République. Les trois couleurs, « nos belles couleurs » dont parlaient le général Leclerc, encore et toujours nous tiennent chaud. Précieuses comme la France.