Ainsi donc, le niveau des élèves français en mathématiques chute, d’enquête PISA en enquête PISA. Tout le monde pousse des cris et le ministère promet des mesures pour tenter d’enrayer cette chute.

Des mathématiques réduites à l’addition dans la vie quotidienne

Mais personne ne s’interroge sur le niveau en mathématiques du français moyen. Or, pourquoi les élèves s’investiraient-ils dans quelque chose dont la société, autour d’eux, se détourne ? Dans la pratique, le seul outil mathématique que la plupart des français utilisent est l’addition. Peu de gens sauraient faire une soustraction sans erreur de retenue. Pour rendre la monnaie, les commerçants préfèrent, d’ailleurs, additionner le prix du bien et l’argent qu’ils rendent jusqu’à arriver à ce que le client leur a donné. C’est plus sûr. Si vous donnez 10 euros pour quelque chose qui vaut 3,50 euros, le commerçant vous dira : 4 (en vous montrant une pièce de 50 cents), puis 5 (en vous montrant une pièce d’un euro), puis 10 (en vous montrant un billet de 5 euros).

De fait, nous avons de moins en moins de choses à calculer : le GPS nous indique directement l’heure d’arrivée prévisionnelle de notre périple, sans que nous ayons besoin de calculer une moyenne, ou d’additionner des heures et des minutes. Les balances de cuisine calculent les tares des récipients, automatiquement. Nous payons beaucoup de petites sommes en carte bancaire et c’est le serveur de la banque qui fait les additions. Et, même mesurer un objet pour savoir s’il rentrera quelque part n’est pas la solution la plus souvent retenue : un grand nombre de personnes préfèrent « essayer pour voir ».

Et ne parlons pas de ce qui, dans les mathématiques, est autre chose que du calcul : j’ai, une fois, soulevé l’hilarité en mentionnant la médiatrice d’un segment de droite. J’ai aggravé mon cas, en disant que rester sur cette médiatrice était le moyen de rester à égale distance des deux extrémités du segment. Surfaces, volumes, intégrales, dérivées, fonctions continues, nombres imaginaires : toutes notions que beaucoup de bacheliers manient lorsqu’ils ont 18 ans, sont retombées dans la brume quelques années plus tard.

Rendre les mathématiques concrètes ? Mais comment faire ?

Plusieurs spécialistes de l’apprentissage des mathématiques disent que la direction à suivre est de rendre les questions mathématiques concrètes ou, du moins, de montrer comment elles éclairent des situations concrètes.

Mais, vu ce que nous venons de dire, on perçoit la difficulté : il y a de moins en moins de situations concrètes où le détour par les mathématiques est intéressant. Le journal Libération a interviewé Charles Torossian directeur de l’Institut des hautes études de l’éducation et de la formation et auteur d’un rapport sur l’apprentissage des mathématiques (journal du 6 décembre). Il donne des exemples sur la manière de rendre (d’après lui) les mathématiques concrètes : « Les mathématiques servent à comprendre le monde. (…) Aujourd’hui, si vous voulez prendre le train, les mathématiques permettent de saisir la notion de durée, les prix. Le théorème de Pythagore est le premier théorème sérieux qu’on peut démontrer (mais on ne le démontre qu’en 4e !), c’est un argument imparable. Avec lui, on peut estimer à l’œil le rayon terrestre, sans instrument, juste par un calcul (à condition d’avoir une idée précise de la distance où se trouve la ligne d’horizon, ce qui n’est presque jamais le cas). On démontre ce théorème pour que l’élève ne gobe pas n’importe quoi. (…) Si vous prenez une feuille et la pliez en trois dans le sens de la longueur, après en trois dans le sens de la largeur, les rectangles n’ont pas la même forme. Ils ont quand même la même surface. C’est ça les mathématiques. C’est la capacité à raisonner à partir d’une expérience ».

Mais beaucoup des gens qui prennent le train ont la durée du trajet directement inscrite sur leur téléphone et il se préoccupent, d’ailleurs, plus de leur heure d’arrivée que de la durée. Quant aux deux exemples qu’il donne, ensuite, je pense que, précisément, ils n’intéressent que des personnes qui aiment, comme disait un des meilleurs enseignants que j’ai eus, « jouer avec les mathématiques ». Ces histoires de calcul du rayon de la terre et de pliage de feuille laisseront de marbre la plupart des élèves, j’en ai peur.

Et il y a plus grave que cela encore : pendant tout un temps on considérait que les modèles mathématiques constituaient une sorte de matrice du monde créé. Même dans le domaine artistique, au début du XXe siècle, une partie des peintres qui ont initié le domaine de l’art abstrait, ont cherché à représenter des structures sous-jacentes, qui rejoignaient des formes géométriques. En comparant musique et peinture ils ont cherché des rapports de proportion qui évoquaient les harmonies (mathématiques) des vibrations sonores. Même les sciences sociales et la linguistique ont été marquées par le structuralisme. Bien sûr, l’homme de la rue, dont nous parlons, n’évoquait rien de tel. Mais l’idée d’un univers structuré (éventuellement par la lutte des classes) était bien plus commune qu’aujourd’hui.

Dans l’Antiquité, Plutarque avait attribué à Platon la formule : toujours, Dieu fait de la géométrie. Je pense que la plupart des personnes qui croient en Dieu, aujourd’hui, ne l’imaginent pas comme un géomètre.

Aujourd’hui, on est beaucoup plus frappé par les théories du chaos, l’imprévisible, les ruptures et (en fait, ce n’est pas l’objet de ce papier) on a même démontré depuis plus d’un siècle, qu’un système obéissant à des règles constantes pouvait parfaitement avoir un comportement imprévisible.

Les mauvais comptes de l’économie et de la politique

Qui calcule, qui pense aux rapports entre les êtres et les choses, aujourd’hui ? Les décideurs politiques n’en donnent guère l’exemple. Les personnes ou les organismes qui rapportent des calculs qui contreviennent à tel ou tel projet politique sont rarement félicitées !

Le président du Conseil d’Orientation des Retraites, Pierre-Louis Bras, a eu le malheur de dire, dans un exposé prudent et équilibré, à l’automne 2022, que le système des retraites ne dérapait pas financièrement. C’était le résultat de plusieurs calculs qui incluaient une diversité d’hypothèses qui étaient, chacune, clairement précisée. Mais c’était une mauvaise nouvelle pour un pouvoir qui voulait imposer une réforme des retraites. Il a été remplacé, un an plus tard, par un personnage plus à l’écoute dudit pouvoir.

Près de chez moi, c’est le projet de plusieurs mégabassines qui fait débat. L’agence de l’eau a commandité une étude à Suez consulting (une officine peu soupçonnable de parti pris écologiste) qui a conclu que, compte tenu des mesures hydrologiques, il n’y avait pas assez de réserves d’eau pour remplir les 30 mégabassines prévues par la préfecture. C’est une étude mesurée, qui ne s’oppose pas aux mégabassines sur le principe, mais qui montre que certaines d’entre elles, au moins, ne peuvent pas être mises en oeuvre. Comme l’a rapporté le site Médiapart, la préfecture n’a pas goûté cette étude, a refusé de la prendre en compte et a freiné sa diffusion. La démarche, hélas, n’est ni nouvelle, ni si rare que cela.

Alors, quand les citoyens se rendent compte que les jeux de pouvoir conduisent à tourner le dos aux calculs précis, pourquoi s’intéresseraient-ils aux modèles mathématiques qui les soutiennent ?

Une difficulté à admettre autre chose que la perception directe, de la part du citoyen

Il est d’ailleurs devenu très difficile d’employer un argument chiffré dans le débat public. Encore plus près de chez moi, les habitants d’une rue voisine, trouvant qu’elle était traversée par trop de véhicules, ont demandé à ce qu’elle soit mise en sens unique. Il était évident que les rues proches allaient récupérer une partie du trafic ainsi dévié et un modèle de transport très simple pouvait prédire presque parfaitement ce qui se passerait. Mais la municipalité a renoncé à employer un tel argument. Elle a simplement proposé de faire l’essai. Naturellement, peu de temps après, c’est la rue adjacente qui a demandé à bénéficier, elle aussi du sens unique. L’essai s’est poursuivi jusqu’à ce que la troisième rue, devenue rapidement très chargée demande à rejoindre, à son tour, la cohorte des rues en sens unique. Alors, et tout d’un coup, les habitants de la 4e rue, qui allait récupérer tout le flux ainsi détourné, ont, eux, anticipé ce qui allait arriver et c’est à ce moment qu’une réunion publique a été possible et que les services techniques de la mairie ont pu mentionner quelques chiffres. Mais il fallait l’expérience du détournement des flux pour que suffisamment d’habitants « croient » les chiffres. On est aujourd’hui revenu à la situation initiale, modulo quelques ralentisseurs supplémentaires dans les rues concernées.

Le détour par l’abstraction que représentent les mathématiques fait de moins en moins sens. Un tel détour n’a, en fait, jamais été adopté que par une minorité, mais cette minorité, me semble-t-il, avait plus de moyens de se faire entendre hier qu’aujourd’hui et, pour revenir au point de départ : qu’est-ce qui peut, aujourd’hui, motiver un élève pour investir dans une discipline à ce point laissée de côté dans la vie sociale ?

Bien sûr les mathématiques sont utilisées dans l’ingénierie. Mais, même là, pour un ingénieur moyen, son travail consiste plus souvent à utiliser un logiciel qu’à concevoir un modèle théorique ou à calculer. L’informatique est, certes, une discipline formelle qui suppose de manier des raisonnements logiques. Mais faire tourner un logiciel, le « dé-buguer », l’utiliser pour concevoir un ensemble industriel, est autre chose que de mener un raisonnement mathématique. Et on jugera, là aussi, un logiciel, plus à l’aune de son efficacité ou de sa « transparence », c’est à dire sa capacité à rejoindre les perceptions intuitives de l’usager, qu’à la simplicité de son architecture logique.

Faut-il déplorer une telle évolution ? En tout cas, avant de pousser des cris sur le niveau des élèves, il faut prendre la mesure de cette tendance lourde.

Dieu est-il géomètre ?

Et par ailleurs, on n’est pas obligé de voir Dieu comme un géomètre. Dans le premier récit de la création, dans le livre de la Genèse, certains commentateurs ont voulu voir la patte de prêtres avec leur ritualisme. De fait, c’est un univers ordonné et rythmé qui nous est décrit. Mais pas seulement. Il y a aussi une force de vie qui se déploie et qui provoque du grouillement, du mouvement et des créatures inquiétantes : « Dieu dit : Que les eaux grouillent de bestioles vivantes et que l’oiseau vole au-dessus de la terre face au firmament du ciel. Dieu créa les grands monstres marins, tous les êtres vivants et remuants selon leur espèce, dont grouillèrent les eaux, et tout oiseau ailé selon son espèce. Dieu vit que cela était bon » (Gn 1.20-21).

Mais il y a assurément un lien entre la sécularisation et la diminution de l’usage des modèles abstraits : on sacrifie tout à l’impression directe, sans s’interroger sur des motifs de fond qui pourraient changer ladite impression, lui donner une autre perspective, un autre sens.