Toute violence se ressent : décrypter l’anormal pour le révéler

Avant d’être un acte ou une situation avérée, le phénomène de violence est avant tout un cheminement qui part d’une colère ou d’une perversion et va s’exprimer ensuite aux dépens d’autrui.

La colère est une émotion bien connue, souvent due à un sentiment d’impuissance mêlée d’in- justice. Elle peut venir de fort loin et créera une faille puis renaîtra à chaque occasion lorsqu’une situation se rapprochera de la faille, comme pour la défendre et empêcher que la faiblesse se voie. Lorsqu’elle n’est pas identifiée, la colère prend pied peu à peu dans la vie de la personne, au point de la submerger et la changer en bourreau potentiel.

Un processus repérable

Devant l’émotion de colère, trois solutions s’offrent : extérioriser par la parole ou l’acte violent, intérioriser en se faisant mal à soi-même, chercher à comprendre ce qui se passe en effectuant un travail sur soi. L’extériorisation d’une colère prend souvent l’autre en otage en la faisant subir ; elle viole son intégrité. L’intériorisation crée des déséquilibres, notamment en termes d’estime de soi et de frustration, qu’il faudra un jour ou l’autre purger par l’analyse ou défausser sur le voisinage, ce qui peut mener à la perversion et la nécessité d’une emprise sur autrui. Beaucoup de colères alternent ainsi leur expression finale entre les violences physiques, verbales et psychiques et l’abaissement d’autrui. Même si l’action peut avoir été fulgurante, par exemple dans le cas d’un coup, la violence subie est donc le fruit d’un long processus.

Or ce processus peut être identifié, notamment dans le cadre de l’Église par la connaissance que l’on a du réseau fraternel. Repérer au plus tôt toute anomalie de regard, d’attitude ou de parole, permet de prendre soin de la personne avant-même qu’elle ne manifeste sa colère par une violence sur autrui. La colère isole, mais l’Église a la capacité de faire communauté, c’est-à-dire de prévenir l’expression violente d’une colère par la collégialité et l’attention à l’autre. C’est entre autres l’un des enjeux de l’accueil constant dans les paroisses et de l’accent mis sur le lien communautaire.

Analyser pour mettre à distance

Pour identifier en premier lieu les zones de violence dans le monde ou dans l’Église, le processus doit en être clarifié. Or clarifier un processus nécessite une certaine prise de distance ; et par définition, celui qui harcèle et violente comme celui qui subit une emprise, un harcèlement ou un abus n’est souvent pas en mesure de les comprendre ni de s’en ouvrir à d’autres. Les rôles des témoins, de la communauté et de la sensibilisation sont ici absolument capitaux et leur action concrète indispensable, car il faut du temps. Les associations de lutte contre les violences faites aux femmes témoignent par exemple d’une durée minimale de trois années pour qu’une victime se rende simplement compte de l’anormalité de ce qu’on lui fait subir et commence à agir pour s’en extirper. Les professionnels du secteur témoignent tous aussi de l’incapacité à s’en tirer soi-même. La présence et l’action de l’Église sur ces questions ne sont donc pas utiles, mais obligatoires. Comme le fut la présence active de Jésus face aux abus constatés des marchands sur le parvis du temple de Jérusalem (Jn 2).

Détourner les usages convenus

Il n’empêche, dira-t-on, que si la présence de Jésus est justifiée par des abus, il n’était sans doute pas mandaté pour user d’une force qui, au regard des critères de respect de la personne humaine, peut paraître aujourd’hui inacceptable et violente. Sans doute existait-il une structure légale pour prendre en charge ce type de différend.

L’exemple biblique est important car il donne deux pistes de réflexion aux Églises d’aujourd’hui.

D’abord, « Jésus prit des cordes pour en faire un fouet », raconte l’Évangile. C’est-à-dire qu’il utilise un objet dont l’utilité est définie, pour en faire autre chose. Il détourne l’objet de sa fonction, il en décale l’utilité, il la pervertit. Il indique par là-même que la perversion des marchands quant aux rites du Temple se combat par la perversion de leur perversité. C’est ce qu’on appelle la contre-manipulation. C’est une arme simple et redoutable pour stopper net un harcèlement ou une emprise. Là encore, le rôle de la collégialité de l’Église peut être important pour identifier et recadrer ce qui dérive.

La seconde réflexion qu’apporte l’Évangile se situe sur l’autorité. Venant avec un groupe de disciples, Jésus est revêtu d’une autorité de vocation, sa relation à Dieu étant à même d’être reconnue par la foule à travers les actes qu’il pose. C’est dans ce cadre qu’il va remettre de l’ordre sur le parvis du Temple, comme si cette autorité lui en donnait mandat. Le fouet est par excellence l’arme de la justice, de la force instituée et encadrée. Lutter contre la violence induit donc une réflexion ecclésiale approfondie sur les mandats, la capacité à dire et faire respecter le droit, à sanctionner au besoin, avant même de s’intéresser à l’accompagnement des victimes.