En 1880, le pasteur Tommy Fallot crée le Mouvement du christianisme social pour inviter les protestants à s’engager en faveur des ouvriers et des ouvrières et promouvoir l’idée de l’association. 140 ans après, un français sur quatre est inscrit dans une association. Qu’est-ce qui motive autant les gens ? Est-ce que certaines des idées du protestantisme n’éclairent pas ces engagements et leurs nouvelles formes ?

La Réforme protestante répond à ce que le théologien libéral Paul Tillich a appelé l’angoisse morale du Moyen-Âge : aller en enfer car on ne se serait pas bien comporté sur terre. La Réforme rétorque qu’on ne décide pas de cela, que c’est de la décision de Dieu. Seul lui a le pouvoir de nous faire juste, il nous fait grâce – comme on libère un prisonnier – de cette mauvaise conscience de ne jamais nous considérer comme assez «bien». Certains protestants vont développer l’idée du salut universel: tout le monde va au paradis. La personne libérée du souci d’elle-même, de son avenir, peut alors se tourner vers les autres… Première source d’engagement. D’autant que, en se tournant vers les autres, ce pourrait être l’Autre que je retrouve : Dieu, Jésus. Le texte de Matthieu (chapitre 25) est souvent compris ainsi: quand j’aide le plus petit, c’est Jésus lui-même que j’aide.

Le bout de ses actes

Selon Tillich, une nouvelle source d’angoisse naît alors, l’angoisse existentielle : si ce que je fais ne m’est d’aucune utilité pour gagner mon paradis, alors à quoi sert ma vie ? Pour lui, la réponse à cette angoisse est la participation. Participer à la vie sociale permet de trouver une utilité immédiate, surtout si on en voit les fruits. Dans les évolutions de l’engagement, les personnes – et en particulier les jeunes – délaissent les structures traditionnelles pour des formes où l’on voit «le bout de ses actes »: engagement dans des luttes environnementales locales plutôt qu’au sein d’un parti écologiste ; actions concrètes pour les SDF ou les mal-logés plutôt qu’engagement dans un mouvement politique… Luther annonce cette grâce, cette libération de la mauvaise conscience, et l’accompagne d’un autre geste: il sort du monastère, se marie et vit comme tout le monde. La sainteté ne se vit plus à l’écart du monde mais dans le monde, dans la vie de tous les jours. Les protestants du christianisme social créent au XIXe siècle les premières coopératives de production et de consommation qui préfigurent les alternatives concrètes d’aujourd’hui : créer des associations et des entreprises sociales et solidaires pour manger bio et recycler, acheter directement au producteur, etc.

La relativité des moyens

Enfin, le protestantisme lance un dernier geste : relativiser les institutions. L’Église n’est plus une réalité divine, elle est une forme dans l’histoire, qui peut – et doit – se réformer sans cesse (semper reformanda en latin), pour aider le croyant à vivre sa foi et porter le message de l’Évangile vers les humains. Elle est un moyen, pas le seul. Aujourd’hui, les associations vivent et meurent, les personnes s’organisent par les réseaux sociaux ou les contacts informels de voisinage, les mouvements sociaux préfèrent les coordinations… Les organisations sont des moyens qui varient au gré des envies et des besoins.

À tout bénéfice, il y a un coût. Si l’engagement est plus souple, plus direct, plus dans la cohérence des valeurs et des actes, n’est-il pas plus difficile d‘y trouver leur place pour des personnes fragiles, moins à l’aise avec les autres ou la technique, pour qui cela représentait un soutien bien autant qu’une contribution ? Avons-nous des engagements de forts au profit des faibles, loin de l’entraide et du « faire ensemble », au risque d’une domination des premiers sur les seconds ? Il ne faut alors pas oublier l’amour du prochain et le sacerdoce universel: nous sommes tous et toutes prêtres, chaque personne vaut une autre…