Ils montent et ils descendent. Les personnes les plus âgées ont déjà fini leurs courses et hissent leur cabas plein de victuailles, avec les inévitables poireaux qui dépassent. Des touristes, prêts à « affronter Paris », sont attablés dans les cafés et toisent les autochtones. Je suis impressionné par la patience des gens au sein d’une longue file d’attente devant « la meilleure boulangerie du quartier, sinon du monde entier », où tout est beau, sain et croustillant. Je croise le regard vaguement gêné d’hommes pas rasés accomplissant la tâche héroïque et hebdomadaire de nourrir leur famille. Certains sont accompagnés d’enfants déjà turbulents et encore en pyjamas. J’admire leur engagement.
Peut-être que certains dans la file se demandent ce que peut faire cet homme en costume, avec un gros sac et un air préoccupé. « Endimanché », je ne suis pas habillé comme pour un dimanche. Ainsi va la sécularisation. Les rôtissoires se mettent en marche et attireront bientôt une autre population affamée de viande qui elle aussi fera la queue. Mais à l’heure où j’en suis, le personnel de cet établissement discute, fume dehors, échange de petites blagues avec les poissonniers. « Le meilleur fromager de Paris » est encore fermé, mais il peut prendre ses aises, tant sa réputation est bonne. Dans une demi-heure, pendant que je dirai la salutation de la part du Seigneur, il sera plein.
Un peu de crachin tombe, les pavés luisent et représentent un danger pour les chaussures de marque. Je croise un paroissien en sens inverse qui, me voyant, sait que je sais qu’il ne va donc pas au culte ce jour-là. Sait-il que je le comprends et ne le juge point ? Un sourire, un petit mot et nos courses continuent. J’ai sans doute pensé à lui où à elle, en filigrane de la préparation de ma prédication, car j’ai besoin de voir les visages des fidèles dans la préparation elle-même, comme un rite qui me fait croire que cette prédication-là ne sera que pour ce moment et ce lieu-là, avec ces gens-là. Peut-être que ce rite est dérisoire, ou peut-être a-t-il contribué qu’au bout de trente années, je ne me suis jamais lassé du service qui est mon métier.
Au moment où je croise l’église St-Médard, avec sur son parvis son sans-abri toujours illuminé, la préparation des cantiques bat déjà son plein au temple et je suis heureux que des choses se passent sans que j’y contribue, ce qui me donne confiance et me permet de me concentrer sur cette prédication qui est encore dans les limbes, ou à tout le moins sur du papier. Elle n’existe pas avant qu’elle soit donnée et n’existera plus après, sinon en souvenirs transformés et appelés à se dissiper. Voici la rue Pascal qui, comme la rue Calvin, fait partie des rues les plus tristes de Paris (à croire que ceux qui ont attribué les noms des rues n’aimaient pas ce type de rebelles). Mais dans cette rue, il y a l’hôtel de l’Espérance qui, inévitablement, fait sens. Je passe par le tunnel où habite une famille de Roms. Bien que décoré par des graffitis aux couleurs intenses, c’est un endroit de ténèbres. J’en sors.
Le boulevard Arago enfin et ses ballets d’ambulances qui accompagneront bientôt la liturgie. J’entre dans le temple. Un peu plus d’une dizaine de personnes finissent de répéter les Psaumes. Des enfants de l’école biblique sont déjà là. Notre jeune organiste aussi. Sourires, bises, poignées de mains. Je sors ma robe pastorale du gros sac. Je salue ma présidente. Les fidèles arrivent et arriveront jusqu’à une demi-heure avant la fin. Nous allons célébrer le culte au milieu de la ville. Je ne pense à plus rien d’autre qu’à ce bonheur d’être là, avec mes frères et sœurs. Tout est préparé. Tout sera nouveau. Dans une heure trente environ, en bas de la rue Mouffetard, des gens danseront au son de l’accordéon. Je les croiserai sur mon chemin de retour. Mais je ne serai pas jaloux de leur liturgie. J’aurai répondu à l’invitation de mon Dieu.
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