On meurt encore. Et dans des souffrances atroces. Le corps médical ayant juré sa perte, on a pu croire- mais si, mais si, quelques journaux l’ont annoncé- que la Grande Faucheuse elle-même allait passer. Le Covid a ramené tout le monde sur la terre. Alors, plutôt que d’imiter le comportement de l’autruche, d’infliger aux moribonds un au-delà de la douleur, une de ces agonies que Bergman donne à voir dans « Cris et chuchotements», quelques médecins se destinent aux soins palliatifs. Dominique Grange est de ceux-là.

Directeur de l’unité de soins palliatifs de l’hôpital de Houdan (département des Yvelines), il publie « Le dernier souffle, accompagner la fin de vie », (Gallimard, 128 p. 13,50 €). C’est un ouvrage de cœur et d’émotion, dont Régis Debray a rédigé la préface et la conclusion. Nous ne voulons pas résumer les récits, traduire en esquisses les tableaux : nous aurions le sentiment de les appauvrir. Ici, nous allons piocher quelques mots, donner l’aperçu d’une centaine de pages qui bouleversent par un agencement que la mort accomplit, celui de l’universel et du singulier.

Prédire la mort ?

« On voit bien que la question reste complexe, même si on peut s’accorder sur le diagnostic, voire le pronostic, qui est du domaine de l’annonçable, analyse Claude Grange. La mort comme le soleil ne peuvent se regarder en face, dit-on. Mais il est difficile d’accompagner une personne en fin de vie tout en cherchant à esquiver la vérité. Il reste donc l’art de comment dire. J’aborde la question le plus tôt et le plus simplement possible. Mon but c’est d’abord de savoir où en est mon patient. »

Tenter de poursuivre la lutte

Comme on peut le deviner, l’entourage d’un malade est souvent tenté de poursuivre la lutte jusqu’à l’outrance. Une épouse refuse que son mari décède : « il faut qu’il mange, sinon il ne va pas s’en sortir. On n’a pas fait toutes ces chimios, tous ces efforts pour abandonner le combat. » Quand l’équipe médicale argumente, cette femme s’en va, déclarant : « Je vous déteste ! » Mais voici ce qui se produit…

« Quarante-huit heures plus tard, raconte Claude Grange, elle a attendu que je sois présent dans la chambre de son mari pour venir s’asseoir au bord du lit et, lui caressant la main, lui a dit d’une voix apaisée : je t’ai toujours aimé, je ne t’ai jamais trahi… Tu as suffisamment souffert jusque-là ; tu as eu beaucoup de courage mais maintenant tu peux partir. Je serai forte. Je continuerai tes maquettes de voitures pour toi… Notre futur petit fils s’appellera Ayrton comme Senna ou David comme Bowie… Il ne faut plus que tu t’inquiètes, tu peux partir tranquille. »

Les demandes d’assistance d’ordre religieux

Ainsi la confiance l’emporte-t-elle, qui transcende l’inéluctable. Comparant sa mission à celle de l’obstétricien, Claude Grange encourage nos contemporains à accoucher de leur propre mort. On est cependant surpris de la relative absence, dans son témoignage, des demandes d’assistance d’ordre religieux. Nous savons pourtant quelle place importante elles tiennent, chez les protestants notamment.

« C’est devenu rare, observe Claude Grange. Je dirais moins de 5% (…) Mais c’est davantage la famille qui nous sollicite pour la venue d’un prêtre, d’un imam, d’un pasteur ou d’un rabbin. (…) Je me souviens d’avoir un jour soigné un prêtre et d’avoir été surpris par son doute existentiel : « Et si jamais Dieu n’existait pas ? » Il était inquiet, préoccupé. En revanche, il m’a été donné d’accompagner quelques religieuses que j’ai trouvées beaucoup plus sereines. Peut-être parce que femmes. »

Peut-être en effet. Mais rien n’est écrit dans ce domaine. Hors de ce beau livre, qu’il soit permis de témoigner.
Tandis que mon père agonisait dans une chambre d’hôpital, une infirmière vint à passer. Je lui dis ma gratitude à l’endroit du médecin qui m’avait prévenu que mon père ne franchirait pas la nuit. Elle me regarda aussitôt, choquée : « Il vous a vraiment dit ça ? » – oui, répondis-je. – Mais c’est scandaleux ! Personne n’en sait rien ! Ni vous, ni le médecin, ni moi. C’est Lui, dit-elle en désignant le Ciel, qui dira : c’est maintenant. » La foi, seule.