Ce n’est pas une affaire de famille. Et pourtant, cela tient de cela aussi. Les parents de Jacob Rogozinski sont arrivés en France au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, fuyant une Europe orientale anéantie, travaillée toujours par l’antisémitisme. Ce n’est pas une affaire de famille, mais deux tiers au moins de nos concitoyens possèdent une origine étrangère. Ce n’est pas une affaire de famille, mais il faudra bien que cesse la rumeur mauvaise qui fait de l’autre, oui cet autre venu d’ailleurs, une menace. Facile à dire ? En effet. Mais plutôt que d’ajouter quelques incantations, plutôt que de formuler des vœux pieux, Jacob Rogozinski trouve dans la philosophie des éléments de réflexion dont nous pourrions tous tirer profit. « Inhospitalité » (Le Cerf, 144 p. 18 €) compte parmi les grands livres du printemps. 

« Je suis né Français par le droit du sol, alors que mes parents ne l’étaient pas encore, dit-il. L’accueil est donc possible. Il a fait de moi ce que je suis. D’une certaine manière, il m’oblige : infiniment reconnaissant à la France, je ne comprends pas comment ce pays qui, tout au long de son histoire, a su se montrer généreux, peut laisser croître en son sein les forces de l’inhospitalité. » 

L’hospitalité selon Derrida

Pour élucider ce qu’il considère comme une énigme, Jacob Rogozinski convoque d’abord Jacques Derrida, qui fut son maître et dont il rappelle que le concept de déconstruction n’est pas un nihilisme mais une méthode pour analyser les mécanismes des opinions dominantes. « Il a publié ses textes au sujet des étrangers au milieu des années quatre-vingt dix, aux premiers temps des lois Pasqua, quand s’est instituée une inhospitalité d’Etat, qui s’attaquait à ce que l’on appelle « immigration clandestine ». Il a réagi aussitôt en affirmant que l’hospitalité – politique et juridique – est toujours conditionnée, limitative, si bien qu’elle se renverse en inhospitalité. Pour cette raison, il en est arrivé à défendre une hospitalité éthique, inconditionnelle, une « hospitalité à l’infini », même si l’étranger se fait menaçant, s’il se montre agressif, même s’il en veut à la vie de ceux qui l’accueillent. » 

On le perçoit, cette conception, radicale et généreuse, risque hélas de renforcer l’angoisse de ceux qui accueillent. Avec les meilleures intentions du monde, elle empêche une relation paisible, constructive et nous conduit dans une impasse par son excès.

Pour Jacob Rogozinski, répondre à la venue des migrants suppose de « dé-moraliser » la question de l’accueil, de l’arracher au terrain de l’éthique pour la placer sur le terrain du droit. C’est par ce chemin que surgit le second philosophe dont il décrypte la pensée : Kant.

L’approche plus nuancée de Kant

« Contre une certaine naïveté de l’esprit des Lumières, Emmanuel Kant estimait qu’il y a en tout être humain une tendance au mal, analyse notre interlocuteur. Une des manières de surmonter ce mal est de pratiquer l’hospitalité, c’est-à-dire une rencontre raisonnée avec l’étranger. J’ai voulu dégager cette dimension très actuelle et très forte, suivant laquelle tout homme a le droit d’être là où la nature ou le hasard l’ont placé ; cela veut dire que nous avons le droit d’être là où nous sommes et que les autres ont aussi le droit de vivre là où il sont nés. Si la guerre, la famine, le dérèglement climatique les empêchent de vivre, ils ont le droit de venir ici et nous n’avons pas le droit de leur interdire de venir. »

Mais pour le philosophe allemand, l’hospitalité repose sur une forme de contrat. Elle n’est pas inconditionnelle. Si l’étranger se montre agressif, menaçant, alors, on peut lui refuser l’accès de notre pays. Ni messie, ni ennemi, tel est le migrant. 

« Kant essaie de penser l’hospitalité non pas sous un angle moral, mais comme un problème politique qu’il met en rapport avec la question de la guerre ou de la paix, souligne encore Jacob Rogozinski. A l’heure où la guerre fait rage entre l’Ukraine et la Russie – pour ne parler que de notre continent – nous ne pouvons qu’être interpelés par cette approche, car elle nous permet de dépasser le droit étatique national et concevoir même un droit cosmopolitique, c’est-à-dire un droit des « citoyens du monde », distinct du droit de chaque État. » Evidemment, le promeneur ponctuel de Königsberg ne pouvait imaginer ce que nous appelons aujourd’hui un droit international et des institutions internationales indépendantes des États comme l’ONU. Mais, loin du vertueux moraliste que certains décrivent, il était avant tout soucieux de trouver des réponses pratiques à des problèmes généraux.

Parce qu’il savait que la terre était un espace fini, Kant était convaincu que les êtres humains étaient obligés de coexister les uns avec les autres au lieu de se combattre sans cesse.  

Renouer avec la possibilité de l’accueil

Jacob Rogozinski développe dans son livre des argumentaires passionnants, que nous vous encourageons vivement à découvrir. On ne peut verser dans l’angélisme, c’est une affaire entendue. Mais faut-il brader pour autant ce qui fait de la France un pays pas comme les autres ? Il y a quatre-vingts ans, le 6 avril 1944, la gestapo de Lyon, sous les ordres de Klaus Barbie, est venue arrêter 44 enfants juifs et les sept adultes qui les encadraient dans la maison d’Izieu. Tandis que les nazis les forçaient à monter dans les camions, les gosses ont entonné : « vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine et malgré vous, nous resterons Français. » Peut-être leur exemple inspirera-t-il les électeurs, le 9 juin prochain.