L’expérience du désert, dans la Bible, est à double face.
C’est (première face) le creuset dans lequel a séjourné le peuple d’Israël pendant 40 ans, suite à sa libération de l’esclavage, ce qui est resté pour lui une expérience fondatrice. Si la Genèse est le récit de la création du monde, l’Exode est le récit de la création d’un peuple, à partir de la sortie d’Egypte, de l’arrivée au désert, du don de la loi et du long séjour dans ce même désert. Plus tard, c’est de là aussi, au début du Nouveau Testament, que Jean-Baptiste proclame l’appel à la repentance qui ouvre la voie à la venue du Christ. Les quatre évangiles rattachent, d’ailleurs, cet appel de Jean-Baptiste à la prophétie d’Esaïe 40, qui annonce une « voix qui crie dans le désert » (Es 40.3). C’est donc un lieu de formation, où on peut reconsidérer ses choix, construire des transitions, voire se replier quand la vie sociale ordinaire est pesante. On peut citer encore, à ce propos, le Psaume 55 : « Mon cœur se crispe dans ma poitrine ; des frayeurs mortelles sont tombées sur moi. Crainte et tremblement me pénètrent, et je suis couvert de frissons. Alors j’ai dit : Ah, si j’avais des ailes de colombe ! Je m’envolerais pour trouver un abri. Oui, je fuirais au loin pour passer la nuit au désert. Je gagnerais en hâte un refuge contre le vent de la tempête » (v 5-9).
Mais l’expérience du désert, pour le peuple sortant d’Egypte, est aussi (deuxième face) une expérience pénible et souvent décevante. C’est, en effet, également le lieu où les frustrations les plus terre à terre s’expriment au grand jour. On nous dit, dans le Pentateuque, que le peuple, une fois dans le désert, « murmurait » régulièrement. Ce n’est pas une parole clairement articulée, c’est juste un murmure, et les revendications du peuple portent beaucoup sur le manger et le boire : il y a, au fond, quelque chose de régressif dans ces épisodes. Le verbe « murmurer » est, d’ailleurs, dérivé d’une racine qui signifie « s’arrêter » comme on dit que l’on s’arrête sur une difficulté et que l’on refuse d’aller plus loin, comme un enfant boudeur. Et plus tard, le désert est également le lieu où Jésus est éprouvé par le diable qui lui expose d’ailleurs des tentations, elles aussi, assez infantiles : manger, dominer, échapper à la pesanteur. C’est là que Jésus tourne le dos radicalement au désir de toute puissance et que son ministère prend son envol. Mais c’est là aussi qu’il a pu toucher du doigt, et comme à vif, ce désir de toute puissance.
L’expérience radicale du désert est donc à double tranchant : elle peut nous épurer, nous aider à voir clair, à prendre un nouveau départ. Elle peut également provoquer notre naufrage, notre régression.
Comment vivons-nous ce dont nous sommes privés ?
On devine le cheminement qu’a suivi ma pensée : que faisons-nous, que ferons-nous, de l’expérience lancinante de la privation que nous vivons en ce moment ? La privation, d’un côté, est une expérience ordinaire, mais il se trouve que nous la vivons de manière vive et amplifiée, ces jours-ci. Et, disons-le immédiatement, certains sont plus privés que d’autres. Le confinement est beaucoup plus dur pour quelqu’un qui vit dans un petit logement. Il est encore plus dur pour quelqu’un, en France ou ailleurs dans le monde, qui tire ses revenus habituels du travail informel et/ou qui n’a pas de logement à proprement parler. Les plus démunis sont encore plus démunis par les limites posées à l’activité de tout un chacun.
Il n’en reste pas moins que chacun, à sa mesure, a l’occasion d’éprouver ses réactions face à cette forme de désert que nous traversons. Quand des ressources que nous avons l’habitude de mobiliser, sans même plus y penser, nous font défaut, que se passe-t-il ? Il est frappant et paradoxal que, dans l’Exode, Dieu libère le peuple de l’esclavage en l’envoyant pérégriner dans un lieu où énormément de choses font défaut. Et le peuple ne manque pas de le relever ! Est-ce qu’une telle liberté en vaut la peine ? Le désert les libère de quelque chose, sans doute. Mais de quoi, et pour quoi, en vue de quoi ?
De quoi ? Pour quoi ? En vue de quoi ?
Pour certains cela a un sens et, d’ailleurs, on peut lire, ces jours-ci, de nombreux témoignages de personnes qui ont reconsidéré les automatismes de leurs vies habituelles et qui s’en sont trouvées bien. J’ai, au reste, souvent rencontré des personnes qui ont changé de direction, dans la vie, suite à des parenthèses impromptues. Le simple fait d’interrompre le cours normal d’un existence peut « déprogrammer » des automatismes, engendrer une prise de conscience et donner la force de prendre un nouveau départ. Il y a beaucoup d’éléments de la vie moderne qui ne sont des avantages que pour partie. Pour une autre partie, ils nous intoxiquent et nous rendent dépendants. De ce point de vue, l’expérience du désert est, en effet, une libération. C’est une cure de « détox » comme on dit aujourd’hui. J’ai, pour ma part, commencé à mener une vie plus sobre, à partir du moment où j’ai constaté les bienfaits de ces moments de « détox ». J’espère donc que beaucoup de personnes se souviendront de ces moments où elles ont expérimenté d’autres manières de vivre.
Mais notre vie entravée met aussi nos nerfs à vif. Chacun gère cela à sa manière. Pour ma part je suis gagné, par moments, par une grande lassitude. D’autres sont plus directs dans leur mode d’expression. Les réactions des gens que je connais sont variables, mais il est clair que l’endurance de chacun est mise à rude épreuve. La lecture de la presse (et même des organes les plus respectables) contribue, d’ailleurs, à nous limer les nerfs. On y entend un maximum de voix discordantes et de descriptions catastrophistes. Les informations « inquiétantes », « préoccupantes », « scandaleuses », « inadmissibles », « consternantes », succèdent les unes aux autres. Les experts autoproclamés nous délivrent des prédictions anxiogènes (qu’ils se dispensent, largement, de démontrer). C’est en partie le produit de la « course au clic » des sites internet : il est toujours meilleur de provoquer des frissons si on veut attirer le lecteur. Mais cela traduit aussi, me semble-t-il, une frustration très partagée, qui tourne facilement à l’exaspération. L’invective est, à ce propos, plus que jamais, un mode de communication commun. Le « monde d’après » pourrait donc aussi être un monde du défoulement, du rattrapage, de la lutte de tous contre tous, de la reconquête anxieuse des pouvoirs perdus par chacun.
Sortir du désert
Comment allons-nous sortir du désert ? Il est suggestif, pour explorer cette question, de constater que, dans son dialogue avec le tentateur, Jésus cite régulièrement le livre du Deutéronome, qui fait le bilan de l’expérience du désert autour de l’exhortation : « souviens-toi ».
Par exemple : « Tu te souviendras de toute la route que le Seigneur ton Dieu t’a fait parcourir depuis quarante ans dans le désert. [… Il t’a mis dans la privation et] il t’a donné à manger la manne que ni toi ni tes pères ne connaissiez, pour te faire reconnaître que l’homme ne vit pas de pain seulement, mais qu’il vit de tout ce qui sort de la bouche du Seigneur. […] Et tu reconnais, à la réflexion, que le Seigneur ton Dieu faisait ton éducation comme un homme fait celle de son fils » (Dt 8, 2,3, 5).
Oui, il sera utile de nous souvenir de ce qui, « à la réflexion » nous a fait le plus défaut pendant ces jours et donc de ce à quoi nous tenons vraiment. A titre personnel voici ma liste : pouvoir rencontrer mes proches et mes amis ; aller flâner dans l’ambiance urbaine et goûter sa diversité ; passer du temps à me confronter à des œuvres (ce que le surf sur Internet ne remplace pas totalement) ; célébrer Dieu en groupe. En fait, tout a trait à l’expérience de l’altérité.
Certains ont fait des expériences beaucoup plus dures et ont connu (et vont continuer à connaître) des difficultés matérielles très importantes. L’altérité, dans ce cas, veut dire que la solidarité ne doit pas faiblir dans les semaines et les mois qui viennent.
Pour tous (avec ou sans difficultés matérielles) je pense que les entraves à la parole vive, avec les personnes qui nous importent et qui nous stimulent, restera une expérience marquante. Donc souvenons-nous que l’homme ne vit pas seulement de pain (il vit aussi de pain). L’homme est un être de parole et il vaut mieux que les invectives et les jugements à l’emporte-pièce. Tout le monde n’aura pas forcément découvert ou redécouvert Dieu, pendant ces jours. Mais tout le monde aura pris conscience que c’est notre rapport à la parole, à l’autre, qui construit notre humanité (pour le meilleur ou pour le pire).