La foi projette vers un modèle de vie idéal et on se trompe facilement d’idéal. On a vite fait de se comparer avantageusement aux autres, de leur reprocher leurs approximations et, ensuite, d’endosser une forme de cruauté, ou, au moins, d’insensibilité, à l’égard de ceux qui « rencontrent les difficultés qu’ils méritent ». C’est vrai aujourd’hui autant qu’hier.
La foi peut renfermer, favoriser le jugement et devenir quelque chose de triste. Elle peut aigrir au lieu de libérer.
On en trouve des exemples dans l’évangile de Matthieu lui-même, lorsque Jésus cite, par deux fois, la formule que l’on trouve chez le prophète Osée : « c’est la miséricorde que je veux, et non le sacrifice » (Mt 9.13 et 12.7, cf. Os 6.6). Dans le premier cas, les pharisiens lui reprochent d’aller manger chez des personnes qui ne sont pas dans la ligne : « des collecteurs d’impôts et des pêcheurs » (9.11). Or Jésus, le miséricordieux, a perçu chez ces personnes une détresse, un manque, un appel. Il les considère comme malades (v 12) et ne les laisse pas de côté, car il est sensible à leur faiblesse. Dans le deuxième cas, les Pharisiens reprochent aux disciples de Jésus d’avoir froissé des épis de blé un jour de sabbat ce qu’ils considèrent comme un travail (12.2). Mais Jésus, le miséricordieux, a perçu leur faim et, plutôt que de chercher la petite bête, accueille ce geste des disciples avec simplicité. Si la miséricorde prend le pas sur le sacrifice et sur les règles rituelles, alors il n’y a pas lieu de « condamner ces hommes qui ne sont pas en faute » (v 7).
Lors de la grande polémique avec les scribes et les Pharisiens, en Matthieu 23, la miséricorde est encore au cœur des débats : « vous avez oublié, dit Jésus, le plus important dans la loi : la justice, la miséricorde et la foi » (Mt 23.23). C’est vraiment la pierre d’achoppement qui cristallise les oppositions.
C’est l’occasion de souligner que les Béatitudes nous ouvrent à une contre-culture heureuse, mais qu’elle ne sera heureuse que si elle s’habille de miséricorde (ce qui ajoute à son caractère insolite). Les deux épisodes que nous venons de citer nous rendent vigilants. Ce n’est pas une contre-culture à vivre uniquement avec ceux qui partagent notre vision du monde. Au contraire, elle est là pour être partagée avec ceux qui ont perdu le fil de leur existence et qui se rendent compte qu’ils sont piégés par leurs choix. Et c’est une contre-culture à vivre dans la souplesse et dans l’indulgence. C’est la grâce en action. Alors, que cette grâce soit gracieuse !
La prophétie d’Osée : une vision iconoclaste de Dieu
La miséricorde est donc un défi. D’ailleurs peu de gens se reconnaîtraient dans la vision de Dieu que nous communique la prophétie d’Osée. Dans ce passage, Osée emploie un des deux mots principaux qui ont été traduits, dans le grec des Septante, par « miséricorde ». C’est un mot (hesed) qui a un champ sémantique très large : bienveillance, gentillesse, amour, pardon, grâce, miséricorde, etc. On perçoit le sens général, qui se colore de nuances différentes en fonction du contexte. Dans le présent passage, l’option de le traduire par bienveillance ou miséricorde paraît pertinente.
Citons un peu plus largement. Devant les errements des deux Royaumes du Nord et du Sud, Dieu s’interroge : que vais-je vous faire ? « Votre miséricorde est comme la nuée du matin, comme la rosée matinale qui passe, [… or] c’est la miséricorde que je désire et non le sacrifice » (Os 6.4 et 6).
Qui se représente le désir de Dieu de cette manière-là ? Qui imagine que c’est là l’idéal d’une vie de foi (au sens où nous en parlions en introduction) ? Aujourd’hui encore, même ceux qui ne croient pas en Dieu, imaginent que, s’il existait, il serait une personne austère et autoritaire dont le désir premier serait d’être obéi. Or Dieu désire simplement rencontrer des personnes et des personnes bienveillantes à l’égard des autres, des personnes ouvertes à la rencontre avec Dieu ou avec leurs semblables et non pas des croyants enfermés dans leurs rites et leurs habitudes.
Cette sensibilité à l’autre, à ses besoins, à ses attentes est ce qui importe. C’est ainsi que Dieu se comporte avec nous et c’est ainsi qu’il désire nous voir vivre. En prononçant les Béatitudes, Jésus ne tente donc pas de nous piéger en nous fixant des objectifs inaccessibles. Il cherche, au contraire, dans sa miséricorde, à rendre à l’humanité le sourire à côté duquel elle passe si souvent. La vie n’est pas faite pour être remplie de sang, de sueur et de larmes. Mais nous passons si souvent à côté du côté lumineux de cette vie, alors que la miséricorde est une attitude qui est en nous et qu’il suffit d’accueillir.
Les entrailles de miséricorde
L’autre mot hébreu traduit par miséricorde est, en effet, riche de sens, car c’est le même mot que celui qui veut dire « entrailles ». Ce mot (à l’inverse de hesed) correspond presque toujours à l’idée de miséricorde. Ladite miséricorde n’est donc pas seulement une attitude pratique où l’on fait quelque chose pour une personne en difficulté. C’est aussi une réaction émotionnelle profonde. Il s’agit d’un mouvement qui « nous prend aux tripes » comme on le dit en français. Le miséricordieux, en ce sens, ne calcule pas ce qu’il fait ; il se laisse habiter par une émotion qui monte en lui. Esaïe nous parle ainsi de la miséricorde de Dieu : « une femme peut-elle oublier de laisser parler ses entrailles à l’égard du fruit de son sein ? Si elles l’oubliaient, moi je n’oublierai pas » (Es 49.15).
Cette béatitude nous renvoie donc à des émotions fortes et elle nous encourage à laisser libre cours à cet élan vers l’autre et à tout ce qui est « poignant » comme cela se dit souvent dans la littérature japonaise.
Les lexiques du grec et de l’hébreu de concordent pas, nous l’avons déjà dit. Les auteurs du Nouveau Testament, écrivant en grec, ont cherché comment ils pouvaient restituer la pluralité de mots hébreux derrière l’idée de miséricorde. Pour ce faire, ils ont forgé l’expression : « des entrailles de miséricorde » (Lc 1.78 et Col 3.12). Cela montre bien l’enracinement profond de cette attitude, au cœur de la personne qui se laisse émouvoir.
Cette profondeur se lit, d’ailleurs, dans la manière même dont la béatitude a été formulée : on nous parle, simplement, « des miséricordieux » comme si c’était là un attribut qui collait à leur être même. Les artisans de paix, de la béatitude suivante, se distinguent par ce qu’ils font. Mais ici on a l’impression de quelque chose de plus intime qui a trait autant à l’intériorité qu’à la mise en action.
La miséricorde appelle la miséricorde… pas toujours
Relevons maintenant, que cette béatitude a une particularité : l’horizon futur fixé est une simple réciproque. On ne promet rien de spécial aux miséricordieux, sinon qu’ils obtiendront ce qu’ils accordent aux autres.
Est-ce à dire que la miséricorde est contagieuse tout comme la défiance et le cynisme le sont ? C’est en partie vrai.
On observe de nombreuses situations, dans la vie sociale, où la confiance accordée à d’autres permet de construire des pratiques qui s’effondrent si la méfiance s’installe. Si l’on est prêt à compter sur l’autre et à ne pas lui tenir rigueur de ses faiblesses et de ses insuffisances, cela rend possible une coopération. Sinon on doit recourir à des contrats complexes à élaborer et employer des armées de juristes pour faire face aux contentieux.
On peut considérer que l’essentiel, dans la vie, est de se protéger des autres ou, au contraire, que l’essentiel, dans la vie, est de construire des échanges avec les autres.
Suivant le choix que l’on fait, on vivra dans deux mondes bien différents l’un de l’autre. Si l’on donne la priorité à l’échange, il est inévitable que l’autre nous déçoive, à un moment ou à un autre. Et que fait-on alors ? La miséricorde nous permet de surmonter notre déception, sinon, on choisit le retrait et l’aigreur.
Dans les faits, la dynamique positive, que l’on peut construire en conservant sa confiance, se heurte sans cesse à la dynamique négative qui se crispe dès que quelque chose va de travers.
C’est ce que nous raconte la parabole que l’on appelle « du serviteur dépourvu de miséricorde » (on dit, en général, impitoyable). Cette parabole nous parle du pardon, mais ce pardon est mis en perspective avec l’éclairage de la miséricorde. Dans cette histoire (Mt 18.23-35), le serviteur n’a pas de quoi rembourser, et le maître devrait appliquer la loi. Mais le serviteur le supplie de lui laisser un délai. Le maître est « ému aux entrailles » (v 27) et annule sa créance. Sortant de là, le serviteur croise un de ses collègues qui lui doit une faible somme et qui le supplie dans les termes mêmes avec lesquels ledit serviteur a supplié son maître. Mais, terme significatif, au lieu de rester dans la proximité avec son collègue, il choisit de « s’éloigner » de lui (v 30 ; il se détourne, si on veut). Il lui ferme ses entrailles. Vient alors la leçon du maître : « ne fallait-il pas avoir miséricorde de ton collègue, comme j’ai eu miséricorde de toi ? » (v 33).
Le pardon n’est donc pas un calcul consistant à savoir si l’autre est plus ou moins en dette que nous. C’est simplement un acte de bienveillance ou nous acceptons que l’autre a ses faiblesses et ses limites, tout comme nous avons les nôtres (et peu importe lesquelles). Tant que l’autre peut encore nous émouvoir aux entrailles, nous resterons proches de lui.
Et c’est cette voix des entrailles que Jésus nous incite à laisser s’exprimer en nous, car c’est la voie qui conduit à des relations heureuses.