Quand, dans le Nouveau Testament, Jésus évoque le mariage et le divorce (Marc 10,1-10 et Mt 19,1-8), il répond à une question des pharisiens. Voici le récit tel que Matthieu nous le raconte : « Les pharisiens l’abordèrent et, pour lui tendre un piège, ils lui dirent: « Est-il permis à un homme de divorcer de sa femme pour n’importe quel motif ?» ». Voici la réponse du Maître de Nazareth : « N’avez-vous pas lu que le Créateur, au commencement, a fait le mâle et la femelle [Gn 1,27] et qu’il a dit : C’est pourquoi l’homme quittera son père et sa mère et s’attachera à sa femme, et les deux ne feront qu’un [Gn 2,24] ? Ainsi, ils ne sont plus deux mais ne font qu’un. Que l’homme ne sépare donc pas ce que Dieu a uni. » A priori, la réponse est claire, sans appel : le mariage est sacré et le divorce est à proscrire. Circulez. Il n’y a rien à dire de plus.

Sur la question du mariage, la réponse que l’évangéliste Matthieu place dans la bouche de Jésus est cependant beaucoup plus riche et plus fine qu’il n’y paraît. Cette finesse nous rejoint encore aujourd’hui. D’abord, Jésus revient à l’originel : « Au commencement… ». Face aux traditions humaines, Jésus rappelle la volonté première de Dieu, du Créateur. Cette volonté s’exprime dans une différenciation sexuelle qui légitime la sexualité. Les confessions chrétiennes – protestante comprise ! – ont parfois oublié cet élément, en la culpabilisant ou en la dénigrant. La sexualité est légitime en soi ! En effet, ne citant pas la suite du chapitre 1 de la Genèse, le Jésus de Matthieu ne lie à aucun moment sexualité et procréation ; un lien pourtant bien présent en Genèse 1,28 où Dieu dit à l’homme : « Reproduisez-vous, devenez nombreux, remplissez la terre et soumettez-la ! ».

L’humanisation de l’homme

La volonté de Dieu, c’est aussi que la sexualité, d’une certaine manière, humanise l’homme et la femme. La création de Dieu, c’est l’état naturel, pourrait-on dire, celui de « mâle » et de « femelle ». La sexualité fait du mâle «un homme» et de la femelle, « une femme ». Cette humanisation est d’abord processus de relation, avec l’autre qui est mon partenaire (le sexe de celui-ci ne change en rien ce processus). Une relation où le désir ne consiste pas à réduire l’autre au silence ni à lui imposer ses vues mais conduit à devenir « une seule chair ». Comme le note Éric Fuchs, « la sexualité est une promesse de relation authentique, mais là seulement où les deux partenaires se reconnaissent indispensables l’un à l’autre dans leur différence irréductible ».

La volonté de Dieu, enfin, c’est l’autonomisation des partenaires du couple. Il faut que chacun « quitte père et mère ». Si la chose était évidente au siècle passé, elle l’est étrangement moins aujourd’hui. De nombreux couples n’arrivent pas à « couper le cordon », et pas seulement pour des raisons financières. Or, le couple ne peut se vivre sans une rupture avec l’enfant que nous sommes tous. Le commandement biblique, « honore ton père et ta mère », ne s’oppose pas à cette rupture symbolique. Le commandement nous incite seulement et véritablement à « donner du poids » (sens du verbe honorer) à nos parents. Il s’agit de reconnaître leur importance pour nos vies. Une importance irremplaçable. Mais « donner du poids » à nos parents, c’est aussi leur donner leur juste place.

L’interprétation de Deutéronome 24,1

Concernant le divorce, la parole qu’on trouve dans l’Évangile de Matthieu est également intéressante à méditer aujourd’hui. Les pharisiens viennent demander à Jésus de prendre position dans un débat qui agitait le judaïsme de l’époque. La polémique tournait autour de l’interprétation de Deutéronome 24,1 : « Lorsqu’un homme a pris et épousé une femme qui viendrait à ne pas trouver grâce à ses yeux parce qu’il a découvert en elle quelque chose de honteux, il écrit pour elle une lettre de divorce et, après la lui avoir remise, la renvoie de chez lui ».

Deux interprétations existaient pour ce texte. La première, défendue par le célèbre rabbi Shammaï, limitait sévèrement les motifs de répudiation. Au contraire, Hillel, le chef de file de la seconde interprétation, élargissait à l’infini cette liste de motifs. Cette école de pensée détournait ainsi la Loi. Conçue au départ pour protéger les femmes, la lettre de répudiation se retourne contre elles, devenant une arme aux mains de maris peu scrupuleux. Par le recours à cette lettre, les hommes vivent une sorte de polygamie discontinue, affirment leur mépris des femmes, assoient sur elles leur pouvoir et leur autorité et deviennent esclaves de leurs désirs et de leurs pulsions. Par son retour à la volonté première de Dieu, Jésus dénonce l’hypocrisie des hommes et leur dureté : « C’est à cause de la dureté de votre cœur que Moïse vous a permis de divorcer de vos femmes ; au commencement, ce n’était pas le cas » (Matthieu 19,8).

Jésus rappelle que Dieu a voulu un couple solidement uni dans l’amour. La promesse de Dieu Les paroles de Jésus sur le divorce semblent tellement difficiles à mettre en pratique qu’un des pharisiens déclare : « Si telle est la condition de l’homme vis-à-vis de la femme, il vaut mieux ne pas se marier » (Matthieu 19,10). Pourtant, Jésus ne promulgue pas dans ce texte une nouvelle loi – plus dure que la précédente – sur le mariage et le divorce. Il rappelle seulement, simplement la volonté première de Dieu.

L’amour qui unit un homme et une femme dépasse les catégories du permis et du défendu, transcende le cadre de la morale – ou du légal – dans lesquelles pharisiens veulent le maintenir et le contenir. Par ses propos, Jésus ancre le mariage tant dans sa réalité humaine, celle de la dureté des cœurs, que dans la promesse de Dieu, celle d’un amour toujours donné et qui se donne sans conditions. La Loi est ainsi replacée à sa juste place : elle est là pour « éviter que cette présence du mal en l’homme et au milieu de la société n’ait des conséquences catastrophiques » (Fuchs, p. 59) Mais les propos de Jésus révèlent surtout la place que peut tenir Dieu au sein du couple. Il est celui qui nous fait « sortir de nous-mêmes ». Il peut nous empêcher de nous enfermer, de nous recroqueviller, Vers ton homme te portera ton désir Pour Luther, le mariage est un acte universel qui n’a rien de spécifiquement chrétien comme dirait Martin Luther, sur nos peurs et nos convoitises pour accueillir l’autre dans la richesse de sa différence.

Sa grâce nous transforme jour après jour un peu plus. Comme le dit notre confession de foi, par elle « Dieu nous relève sans cesse : de la peur à la confiance, de la résignation à la résistance, du désespoir à l’espérance ». Tout cela, comme le dit Jésus (Matthieu 19,11) nous est donné : nous n’avons qu’à le vivre, au sein de notre couple et dans la société.