Philon :

On croit que la joie est un sentiment qui vient spontanément. Mais tout comme l’amour, la joie est autant un sentiment qu’une volonté. Il ne suffit pas d’attendre de l’éprouver ; il faut se préparer à la ressentir et la cultiver. Chacun doit prendre cette résolution, même secrète, d’être joyeux, pour avoir une chance de l’être.

Socrate :

Cette sagesse intérieure est aussi un devoir envers les autres. Nous devons manifester cette joie pour que d’autres la ressentent. La tristesse est tellement répandue et tellement de personnes se plaignent de ceci ou de cela. Ceux qui n’ajoutent pas leur mécontentement à cette mauvaise humeur ambiante sont des bienfaiteurs. Ils font cadeau de leur joie et purifient l’air pour que d’autres apprennent à mieux respirer dans leur existence.

Philon :

Pourtant les cris de joie expriment bien souvent une sorte d’hystérie collective. On se laisse entraîner par la bonne humeur ambiante, la fête bat son plein et l’alcool aide à se lâcher. Le bruit sera d’autant plus élevé que le public sera plus enivré de boisson et du sentiment de former un grand corps chaud. Le prophète Zacharie pense entendre Dieu dire à son peuple : « Crie de joie, car me voici, je viens demeurer au milieu de toi. » Mais ces cris de joie manifestent moins la présence de Dieu que l’ivresse communautaire portée par une musique dansante.

Socrate :

Sont-ce bien des cris de joie ? La joie, comme le fait remarquer profondément Bergson, est distincte du plaisir. Elle n’est pas une sensation biologique, mais une satisfaction existentielle devant l’œuvre accomplie. La mère ou le père, devant leur enfant, l’entrepreneur devant son entreprise, l’artiste devant sa création, le savant devant sa découverte éprouvent tous la joie d’avoir appelé quelque chose à la vie. C’est pour cela que la joie a un accent triomphal : comme une victoire remportée sur l’inertie, l’habitude, le routinier, le prévisible. Elle est indissociable du miracle de la naissance de ce qui ne pouvait en rien être prévu et qui sort de l’ordinaire des jours. Le dieu créateur, lui aussi, est joyeux de notre joie. Nous nourrissons la joie divine chaque fois que notre œuvre prend la forme d’une communauté unie. Ce qui demeure au milieu de nous, ce qui fait lien, est justement la création originale et miraculeuse d’un commun. Dieu a créé non des créatures mais des créateurs. L’important n’est pas de manifester la joie mais d’avoir de bonnes raisons de l’éprouver : une de ces raisons sera-t-elle d’avoir créé une communauté juste et fraternelle ?