Glouton et ivrogne, Jésus ? À mille lieues de nos représentations traditionnelles, ce Christ bon vivant et presque paillard, qui se fait traiter ainsi (voir encadré) a un aspect profondément réjouissant. Amateur de bonne chère, ne reculant pas devant un verre à boire, entouré de malfrats et de filles de joie, c’est ainsi qu’il nous apparaît et devait apparaître à nombre de ses contemporains et contempteurs. Opposé à un Jean-Baptiste pratiquant l’ascèse, Jésus n’infirme ni ne confirme ce portrait. Ce Christ buveur, jouisseur et ripailleur, que nous dit-il des plaisirs de la table, table qui n’est pas toujours celle de la Cène, et surtout des règles, lois et interdits alimentaires ?
Tout m’est permis, mais sous conditions !
Simplement ceci : qu’il n’y en a plus ! Que toute nourriture, si elle peut être bénie de Dieu, est le produit du travail de l’homme et donc objet de partage et de fraternité. C’est le premier sens du mot agapè. Nourriture désacralisée, produit de l’œuvre humaine, c’est la main de l’être humain qui permet cette fraternité de l’Évangile. Le Christ ne dit pas plus, mais il n’en dit pas moins. Et on en a exterminé pour moins que cela. Mais ce Christ qu’on pourrait presque qualifier de rabelaisien dans nos contrées, ce Christ aux allures de moinillon replet et joufflu, pour plaisant qu’il soit, ne dit pas tout de la question. S’arrêter à cette vision serait finalement d’un libéralisme à courte vue, un libéralisme de consommateurs. Car, en effet, Christ n’interdit par les interdits. Comme, en d’autres termes, Il ne fait pas la guerre à la guerre, meilleur moyen de relancer la guerre éternelle du monde. Non, c’est bien pire que cela : il se moque du contenu des interdits. Ce qui l’intéresse, c’est agapè, qui donnera nos agapes, cette bienveillance, cet amour, ni juif ni grec, dont le repas partagé peut être une manifestation.
Mais tout ne fait pas grandir !
Ni légaliste ni anarchiste, Christ ouvre une route inconnue, route où rien n’est interdit, mais où tout n’est pas autorisé. C’est ce paradoxe qu’Il nous invite à suivre. Il n’interdit pas les interdits, Il les vide de tout contenu préétabli. Il donne vie ce à paradoxe : c’est nous, humains, par notre travail, qui permettons à cette terre de nous nourrir, mais nous ne pouvons pas en faire n’importe quoi. Il retrouve par-là la nécessité de la jachère. Continuons à tirer ce fil : Christ, en homme de son temps, semble assez indifférent au sort des animaux. Mais ne s’agit-il pas pour nous de trouver, de retrouver peut-être, cette préoccupation, déjà présente, en germes, dans certains interdits, sans même parler d’autres traditions spirituelles ? L’important n’est certes plus le contenu de l’assiette, mais tout à la fois les conditions de son remplissage et les conditions de sa consommation.
Agapé générale !
Un agapè étendu à l’ensemble des vécus, voilà la tâche qui peut et doit nous occuper pour un bon moment. Une éthique du moindre mal est-elle la solution ? Toute éthique est sans l’ombre d’un doute déjà du moindre mal, et ce moindre mal est trop souvent convoqué en défense d’un mal déjà bien présent et agissant. À ces limites près, il s’agit bien de cela. Seuls, nous, humains, avons la possibilité « d’humaniser la nature », c’est notre seul avantage sur le reste de la « création ». Et c’est ce à quoi ce Bon Vivant de Christ, cette sentinelle de la vie bonne, nous appelle.
PS : Je remercie mon ami et camarade Jean-Pierre Molina, également rédacteur de Présence, de m’avoir rappelé ces versets de Mathieu et Luc qui ont « nourri » ma réflexion.
« Jean vient en effet qui ne mange ni ne boit et l’on dit : « Il est possédé ! » Vient alors le Fils de l’Homme, qui mange et qui boit, et l’on dit : « Voilà un glouton et un ivrogne, un ami des publicains et des pécheurs ! » Mais justice a été rendue à la Sagesse par ses œuvres » (Mathieu 11, 18-19). Luc nous rapporte en des termes quasi similaires ces logia (paroles) du Christ en Luc 7, 33-34.