J’ai hésité avant de republier cet article[1]. Je sais qu’il peut déstabiliser, susciter du désarroi et des critiques acerbes. Je le fais cependant, grâce à l’hospitalité de Regards protestants. Je veux faire confiance à l’esprit du protestantisme qui, en principe du moins, prône la liberté de conscience, le refus des anathèmes et le goût du débat. Je dois cependant au  lecteur quelques mots en préambule[2].

Je voudrais utiliser les outils de la psychologie et de la psychanalyse pour tenter de mieux comprendre ce qui a motivé Jésus-Christ, sa prédication, son activité missionnaire et son acceptation du martyre.

Et pour préciser ce projet, je voudrais ajouter ceci.

 Quelques mots en préambule

• Il faut le dire clairement, cette étude ne concerne ni le Jésus de l’histoire, ni le Jésus-Christ qui est l’objet de la foi chrétienne. Elle concerne uniquement le Jésus-Christ que nous présentent les Evangiles.

Je m’explique. Il est usuel de différencier le Jésus de l’histoire du Christ de la foi, mais il me paraît légitime d’ajouter à ces deux “Jésus-Christ“ un troisième: le“Jésus-Christ des Evangiles“ que l’on peut voir comme le héros de récits qui se présentent sous la forme d’un “texte“. De fait, les quatre Evangiles constituent un texte, au même titre qu’une nécrologie dans un quotidien, que les Mémoires du Général de Gaulle, ou que le Dom Juan de Molière. Et ce que je souhaite “analyser“, c’est uniquement le Jésus-Christ de ce texte, tel qu’il nous est présenté par ces textes. 

Cela me paraît légitime et possible. De fait, on est en droit de tenter une approche psychanalytique de Julien Sorel, le héros de Le Rouge et le noir  de Stendhal. On peut aussi en faire une de Rodrigue, le héros de la pièce Le Cid de Corneille qu’il faut différencier du personnage historique que Corneille a reconstruit à sa manière. Ainsi, de même, j’étudierai le textedes Evangiles et la présentation qu’il donne de son personnage principal. J’étudierai ce texte “tel que“, c’est-à-dire sans chercher à faire la différence entre ce qu’il peut dire  de la vérité du Jésus historique et ce que l’on peut voir comme des interprétations et des ajouts apportés par les auteurs des Evangiles. Et j’étudierai ce texte de manière tout à fait laïque et profane, avec les outils des sciences humaines et, en particulier, avec ceux de la psychanalyse.

• Nous ne savons pas grand’chose du Jésus de l’histoire, c’est-à-dire de l’homme Jésus lui-même ; en tout cas pas assez pour qu’il puisse faire l’objet d’une approche psychanalytique. En revanche, la figure de Jésus-Christ telle qu’elle est présentée par le récit des Évangiles, c’est-à-dire le Jésus-Christ tel qu’il a été vu, recréé et reconstruit par les évangélistes, a suffisamment de consistance pour que l’on puisse l’analyser et l’étudier à l’aide   des concepts de la psychanalyse.

De fait, sur le Jésus-Christ qu’ils nous présentent, les récits des Évangiles nous donnent nombre d’éléments significatifs pour notre enquête. Ils relatent les circonstances de sa conception et de sa naissance ; ils évoquent à plusieurs reprises ses relations avec sa mère et sa famille ; ils nous donnent des indications sur la manière dont il se conçoit et sur l’idée qu’il se fait de sa vocation et de sa mission ; ils insistent sur le fait qu’il a voulu faire de sa mort un sacrifice expiatoire, etc., autant d’éléments à partir desquels on peut tenter de dresser son profil psychologique.

On peut se demander comment je peux concilier l’objet de cette étude avec ma foi chrétienne, ma vocation de pasteur et les prédications que j’ai faites. Je ne pense pas qu’il y ait une contradiction. Pour me faire comprendre, je donnerai deux exemples : Je peux faire une analyse scientifique d’un velouté d’asperge sans que cela ne change en rien la saveur qu’il a lorsque je le déguste. Je peux étudier la pensée et les ouvrages de Paul Ricoeur sans que cela n’affecte en rien l’aura et l’influence que le philosophe et l’homme ont eues sur moi. J’ai été conquis par la prédication de Jésus, par ses paraboles et par le message véhiculé par sa mort et sa résurrection. Cela ne m’empêche nullement (car, pour en être chrétien je n’en suis pas moins curieux), de passer au crible d’une analyse de type psychanalytique le “héros“ des textes évangéliques. Françoise Dolto et Marie Balmary, entre autres, ont étudié d’un point de vue psychanalytique certains récits de la Bible. De nombreux exégètes ont effectué des études historico-critiques du texte des Evangiles. Des chrétiens tout à fait convaincus ont pu également faire une lecture structuraliste ou matérialiste (de type marxiste) des Evangiles. Et, me semble-t-il, on est en droit, de la même manière, de tenter une étude de type psychanalytique du “Jésus des Evangiles“.

On peut comparer cette analyse psychanalytique au “plan de coupe“ d’une  radiographie ou d’un scanner. Il est bien évident que ce “plan de coupe“ peut, à juste titre être considéré comme réducteur et univoque. Il ne dit rien sur le mystère de Jésus,  ni sur sa “saveur“, son “aura“, son ascendant, ni sur l’importance qu’ont sa vie et sa parole pour ceux qui se réclament de lui et aussi pour bien d’ autres.

Néanmoins, ce type d’analyse peut être pertinent et utile. Il dévoile une “structure“ qui n’apparait pas au premier abord, mais qui, nous le verrons, permet de conférer une cohérence à divers éléments, a priori disparates, de la biographie, de l’enseignement et de la mission du Jésus des Evangiles. Cette “structure“, nous la présenterons comme étant celle du “narcissisme“, ce terme (qu’il ne faut nullement prendre dans son sens courant) caractérisant le fait de se conférer une identité idéale, en l’occurence, pour ce qui est de Jésus, celle de “fils “de Dieu.

Cette “structure“[3]est un outil herméneutique qui nous permet de tenter de donner une « forme » unitive et d’établir une corrélation et une interdépendance entre les différents aspects et composantes de la vie, de l’oeuvre et de ce que l’on peut appeler l’ambition ou la vocation du Jésus des Evangiles.  Mais il est bien clair qu’il s’agit seulement d’une grille de lecture et d’“analyse“ (parmi bien d’autres) dont peut user le lecteur des Evangiles. Cette structure, c’est le lecteur, on pourrait dire l’“analyste“, qui l’institue. Elle constitue la “matrice“ de sa lecture. Mais, en tant que telle, elle n’est en aucune manière inhérente au Jésus-Christ que nous présentent les Evangiles.

Dans notre article, nous tenterons de répondre à ces trois questions: 

  • Pour quelles raisons, relevant de son histoire et de sa psychologie personnelle, le   Jésus des Evangiles s’est-il vu comme le “fils“ de Dieu? Peut-on  “analyser“ (au sens psychanalytique du terme) comment et pourquoi il a pu en venir à cette prétention ?
  • Pour quelles raisons, relevant de son histoire et de sa psychologie personnelle,  le Jésus des Evangiles a-t-il vécu et agi en pensant qu’il instaurait le Royaume de Dieu sur cette terre?
  • Pour quelles raisons, relevant de son histoire et de sa psychologie personnelle, le Jésus des Evangiles a-t-il été volontairement au devant de sa mort et de son supplice?

Et à chacune de ces trois questions, nous donnerons, on ne s’en étonnera pas, la même réponse puisque nous le ferons en nous référant à la grille d’analyse, à la structure et à la matrice herméneutique que nous avons choisie. 

Mais reprenons ces questions dans l’ordre. 

Pourquoi le Jésus des Evangiles s’est-il pris pour le “fils“ de Dieu ?

Donc, premier point : Pourquoi, du moins si on en croit ce que les Évangiles nous rapportent, Jésus s’est-il considéré comme le « fils » de Dieu? De fait, même si l’énoncé dogmatique « Jésus-Christ est le Fils unique de Dieu » n’a été élaboré que progressivement au cours des premiers siècles de l’ère chrétienne, il n’en reste pas moins que, aux dires des Évangiles, Jésus s’est lui-même considéré comme uni à son Père céleste par une relation unique, spécifique, consubstantielle, bref filiale (cf. Mat. 16,17; Marc 14,61; Luc 22,67 etc.).

En effet, la prédication de Jésus, telle qu’elle nous est rapportée, n’est pas seulement le cri d’un prophète investi par la passion de la justice et de l’amour du prochain. Sa teneur montre que Jésus s’auto-confère une identité idéale, idéalisée, théologique et pour tout dire dogmatique. Selon les Évangiles, Jésus se présente à la fois comme le Fils de l’Homme (une figure céleste et divine instituée par l’Apocalyptique juive) qui devait « donner sa vie en rançon »[4], comme le Messie qui inaugure les derniers temps, comme le Serviteur Souffrant qui, selon le prophète Ésaïe, devait par son sacrifice assurer le salut des pécheurs (Mat. 10,28; Luc 4,16-22 etc), et également comme le Fils de Dieu puisqu’il affirme « Nul ne connaît le Père si ce n’est leFils et celui à qui le Fils veut bien le révéler » (Mat. 11,27).

Même s’il n’a jamais dit qu’il était né d’une vierge et qu’il avait été conçu du Saint Esprit, on peut tout à fait dire que Jésus (une fois pour tout il s’agit du Jésus des Evangiles) s’est bien pris pour « le fils » de Dieu. De fait, non seulement il appelle toujours Dieu « père » et jamais autrement, mais, quand il s’adresse à ses disciples, il différencie entre « votre père » et « mon père ». Pour qualifier sa résurrection, il dit « je monte vers mon Père qui est votre Père, vers mon Dieu qui est votre Dieu » (Jean 20,17).

Ainsi Jésus voit Dieu comme son Père et se voit comme le fils de ce Père. 

D’où la question : comment Jésus en est-il venu à cette prétention ? Est-ce que certains éléments de sa vie personnelle, de sa nature psychologique, voire de ses aspirations fantasmatiques peuvent nous éclairer sur ce point[5]?

Jésus-Christ et le complexe du bâtard

Je proposerai une hypothèse qui pourrait donner une « clé » pour expliquer certains des propos et des comportements que les Évangiles prêtent à Jésus-Christ. Il se serait vu, à tort ou à raison, peu importe, comme un bâtard né de père inconnu. Il aurait entendu dire que Joseph n’était pas son père. Et cela a pu avoir une influence sur lui, sur son profil psychologique, sur ses relations avec ses parents et sur l’idée qu’il s’est fait de lui-même. De fait, j’expliquerai pourquoi cela a pu l’inciter à se voir comme « le fils de Dieu ».

Mais, avant d’en venir là, il faut se demander pourquoi Jésus aurait pu se croire un bâtard né de père inconnu. À première vue, cette hypothèse paraît tout à fait acrobatique et contraire à ce qui est dit dans les récits bibliques. En effet, les Évangiles de Matthieu et de Luc, dans leurs tout premiers chapitres, présentent Jésus comme né d’une femme restée vierge jusqu’à son accouchement parce qu’elle n’avait pas « connu » d’homme ; selon ces textes (Mat.1 et Luc 1 et 2), Jésus aurait été conçu « par le Saint Esprit ».

Mais l’un des évangélistes, Matthieu, tout en affirmant clairement la virginité de Marie et la conception de Jésus par le Saint Esprit, présente cette affirmation comme le démenti d’une toute autre version sur les circonstances de sa naissance. En effet, il fait référence au fait que, selon un bruit qui courrait, Jésus serait né d’une relation adultérine de Marie sa mère, à telle enseigne que Joseph, son époux[6], « avait résolu de la répudier secrètement » (Math. 1,19).

L’Évangile de Jean, tout comme celui de Matthieu, se fait sans doute aussi l’écho de ces rumeurs. En effet, selon cet Évangile, les Juifs ont dit à Jésus : « Nous, nous ne sommes pas nés de la prostitution » (Jean 8, 41), et cette expression n’a pas forcément un sens métaphorique; ils lui  demandent aussi, de manière quelque peu agressive, « Où est ton père? » (Jean 8,19); et ils l’accusent de n’être « que péché depuis sa naissance » (Jean 9, 34).

Les accusations contre Marie nous sont également rapportées par les théologiens chrétiens qui veulent les démentir. Origène, au milieu du IIIème siècle, écrit que le philosophe païen Celse (dans son Discours vrai écrit vers 178 et que l’on n’a pas retrouvé) prétend « que la mère de Jésus a été chassée par le charpentier qui l’avait demandée en mariage pour avoir été convaincue d’adultère  et devenue enceinte d’un soldat nommé Panthèra »[7]. Plus tard, Épiphane (315-403) répercutera à son tour la rumeur, également pour la contester. On trouve également des traces de ce démenti dans le Coran[8].

De plus, certains textes du Talmud, il est vrai assez tardifs, se font aussi l’écho de cet adultère et présentent même Marie comme une prostituée[9].

De fait, le Jésus-Christ des Évangiles semble totalement ignorer qu’il est né « du Saint Esprit ». Lorsqu’il se présente devant le Sanhédrin, il aurait pu faire état des circonstances de sa naissance et du fait que, en conformité avec la prophétie de Esaïe 7, 14, il était né d’une vierge. Mais il n’en est rien. Il ne laisse jamais entendre ni de près, ni de loin, qu’il a été conçu dans des circonstances miraculeuses et il ne fait jamais état de la virginité de sa mère.

On peut raisonnablement supposer que Jésus a eu connaissance des rumeurs qui le considéraient comme un bâtard, peut-être même né d’un acte de prostitution, et qu’il se soit lui-même considéré comme tel. C’est bien sûr une simple hypothèse, mais, ce qui la conforte, c’est qu’elle peut expliquer non seulement le fait que Jésus se soit donné Dieu pour Père et se soit vu comme le fils de ce Père, mais aussi plusieurs autres traits de son comportement et de sa prédication. Citons en quelques uns.

Les Évangiles canoniques font état d’une réelle agressivité de Jésus vis-à-vis de sa mère, et ce à plusieurs reprises ; on a l’impression qu’il récuse Marie dans sa fonction de mère (Matthieu 12,46[10]; Marc 3,32 ; Luc 11,27[11]). À deux reprises, il l’appelle « Femme », là où on attendrait qu’il dise plutôt « Mère » (Jean 2,4 ; Jean 19,27). De plus, il semble bien qu’il ait voulu se libérer au plus tôt de la tutelle de ses parents. Dès l’adolescence, il n’hésite pas à les quitter et à remettre en cause leur autorité (cf. sa « fugue » lors d’un pèlerinage à Jérusalem relatée en Luc 2,41-50).

Plus tard, au cours de son ministère, Jésus-Christ appellera ses disciples à prendre leurs distances par rapport à leurs parents ; il rebaptise ses disciples d’un autre nom que celui qui leur a été donné par leurs parents (Jean 1,42) et les appelle à rompre leurs liens familiaux pour le suivre (Luc 14,26; Mt 10, 35-37). L’enseignement qu’il prêchera ne mettra jamais l’accent, comme le faisait le Judaïsme, sur l’importance de la transmission généalogique de la foi. Il présentera au contraire la foi comme une conversion individuelle qui doit se vivre en rupture par rapport aux liens de la chair et du sang. Il privilégie la « nouvelle naissance » qui se substitue à la naissance selon la chair et s’effectue selon l’Esprit (Jean 3, 3-6).

Autre point. Jésus-Christ, bien qu’il ait opéré des miracles fort variés, n’a jamais rendu fertile une femme qui ne pouvait avoir d’enfants (et pourtant, il aurait dû en avoir l’idée puisque, selon la tradition qui s’est imposée au sein du Christianisme, il avait lui-même été conçu de manière miraculeuse !). Il considérait peut-être que ce genre de miracle pouvait susciter les mêmes rumeurs que celles dont il était l’objet.

Notons encore que Jésus récuse le légalisme juif qui jette un discrédit sur la bâtardise, l’adultère et la prostitution. Même s’il se montre assez hostile à sa mère, il accepte volontiers la compagnie des femmes de mauvaise vie, et même celle des prostituées. Il insiste constamment sur le fait que ce sont les petits, les handicapés aux yeux du monde, on pourrait dire aussi les bâtards, qui, au même titre que les prostituées (Mat. 21,32-33), peuvent hériter du Royaume de Dieu. Il fait des « derniers » en ce monde les « premiers » dans l’ordre du Royaume. On peut interpréter tout ceci comme une manière de s’exonérer des suspicions sur sa naissance.

C’est peut-être aussi le fait qu’il se soit vu comme un enfant adultérin qui a conduit Jésus à rester célibataire. En effet, dans le Judaïsme de l’époque, les bâtards étaient considérés comme des Juifs de seconde zone qui ne pouvaient se marier à une véritable Israélite  (cf. Deut. 23,2).

Enfin, et c’est le point le plus important pour notre propos, gageons que c’est le sentiment d’être sans père légitime qui a conduit Jésus à se donner Dieu lui-même pour « père » et à se considérer comme le « fils » de Dieu. On peut interpréter cette revendication comme une manière de pallier l’opprobre de sa naissance suspecte. Ainsi, on peut considérer le fait que Jésus se soit proclamé le fils de Dieu comme étant le corrélât non pas de sa naissance virginale, mais bien plutôt de son complexe de bâtard. En effet, de tout temps, et déjà dans l’Antiquité, les bâtards nés de père inconnu se sont inventés un père de haute lignée. En Orient, la paternité d’un enfant né de père inconnu était souvent attribuée à la divinité. Paradoxalement, la bâtardise pouvait apparaître comme un signe d’élection par Dieu (cf.Osée 1,4 ss et 2,22 ss)

On peut ainsi considérer que l’insistance de Jésus à considérer Dieu comme son « père » (même s’il n’a jamais compris ceci dans un sens biologique) a été pour lui une réparation narcissique (c’est-à-dire lui permettant de retrouver une image valorisante de lui-même) par rapport à la blessure d’amour propre que constituait pour lui l’incertitude et par là même l’opprobre qui pesaient sur sa naissance. Le fait de se donner Dieu pour père va lui permettre de se construire une identité idéalisée. Il ne sera plus le fils de Marie et Joseph (né dans des circonstances ambiguës) et encore moins un bâtard. Il sera le Fils et le Messie de Dieu.

Le « narcissisme » de Jésus-Christ

Même si cela peut paraître de prime abord quelque peu déconcertant, on peut considérer que le portrait qui nous est donné de Jésus-Christ par les Évangiles est celui d’un homme habité par une forme de « narcissisme »[12], ce terme étant entendu, hâtons-nous de le préciser, non pas dans son sens courant, mais dans son sens psychanalytique; et ceci peut permettre d’expliquer d’une nouvelle manière pourquoi Jésus-Christ se proclame le Fils de Dieu et agit comme tel.

Pour employer le vocabulaire de Freud repris par Lacan, Jésus-Christ, en se disant le fils de Dieu, se donne un « Moi idéal »[13], celui d’être « le fils de Dieu ». Le Moi idéal, c’est la manière dont le sujet narcissique se voit, c’est l’image idéalisée qu’il a de lui-même. C’est un « double de lui-même ». Ainsi, un enfant naturel qui se voit comme le fils d’un prince, un écrivaillon sans talent qui se voit comme un grand poète méconnu, un prophète incompris qui se dit le Fils de Dieu se donnent, chacun à leur manière, un Moi Idéal.

Le narcissique, tel Narcisse qui s’éprend de son image dans l’eau de l’étang, n’est pas tant épris de lui-même que d’une image qu’il a de lui-même. Le mythe de Narcisse rapporté par Ovide le montre bien. Narcisse contemple sans fin une image plus ou moins fantasmatique, scintillante et irréelle de lui-même : son reflet dans l’eau de l’étang. Et Narcisse investit sa libido sur cette image. Cette image, c’est, pourrait-on dire, son Moi idéal.

Ainsi, ce qui caractérise le narcissisme, c’est le fait de se conférer un Moi idéal et de s’en éprendre au point de se comporter comme s’il était réellement ce Moi idéal. Et ce qui caractérise également le narcissique, c’est qu’il vit « dans sa bulle ». Il prend ses désirs pour des réalités. Il vit dans un monde où ses désirs, les désirs de son Moi idéal sont vus comme des réalités. Il ne se rend pas compte de la différence entre le monde réel et le monde fictionnel qu’il s’élabore et dans lequel il vit. Ainsi l’écrivaillon sans talent croit réellement qu’il va  décrocher le prix Goncourt. Il a un sentiment de toute puissance.

Et, de fait, le Jésus-Christ des Évangiles se comporte en conformité avec l’identité (on pourrait dire aussi le rôle et le statut) qu’il s’attribue. Il se voit comme le Fils de Dieu, c’est-à-dire comme le porteur de la présence et de l’action de Dieu sur cette terre. Il vivra sa vie en cohérence avec ce « Moi idéal ». Il vivra comme s’il était dans un Monde idéal et il se construira un monde que l’on peut dire fictionnel où il peut être réellement le Fils de Dieu et agir en tant que tel. Ce monde idéal, il l’appelle le Royaume de Dieu. De fait, Jésus vivra comme s’il pouvait, par sa toute puissance, instaurer le Royaume de Dieu, comme s’il pouvait effectivement mettre en oeuvre ses désirs de Fils de Dieu et agir en tant que Fils de Dieu.

En effet, selon les Évangiles, Jésus-Christ dit avec insistance qu’il instaure sur cette terre le Royaume de Dieu, c’est-à-dire un monde conforme à sa volonté qui est aussi, dit-il, celle de son Père. Les Évangiles nous le décrivent agissant comme s’il suffisait qu’il proclame que le Royaume de Dieu est là pour qu’il soit effectivement là. Il « est dans son monde », « dans sa bulle », pour reprendre une expression usuelle; et, dans ce « monde », il peut guérir les malades, ressusciter les morts, transporter les montagnes, marcher sur les eaux, apaiser les tempêtes, mettre en oeuvre le salut des pauvres etc[14].

Pour Jésus-Christ, le Royaume est déjà là, par le simple fait qu’il le proclame avec son autorité toute puissante de Fils de Dieu. Pour lui, c’est un fait réel, il n’y a d’ores et déjà plus de boiteux, d’aveugles, de paralytiques… (cf. Luc 4, 16-21). Il le dit clairement : « L’esprit du Seigneur est sur moi, il m’a envoyé proclamer aux captifs la libération et aux aveugles le retour à la vue… Aujourd’hui, ceci est accompli ». Et, pour lui, il n’est besoin d’aucune vérification de ce qu’il prêche et dit instaurer par la seule force de sa parole.

Peut-on tenter de comprendre les raisons de la propension de Jésus au narcissisme ? Nous essaierons de répondre à cette question en analysant les éléments, rappelons-le, plus théologiques que biographiques, que les Évangiles et le Nouveau Testament nous donnent à ce sujet, et aussi en ayant recours à la théorie psychanalytique.

La psychanalyse a en effet élaboré une hypothèse pour expliquer la genèse du narcissisme. Nous commencerons par l’ énoncer, puis nous verrons si les Évangiles et le Nouveau Testament nous donnent au sujet de Jésus des éléments qui vont dans le même sens. Selon Freud, et surtout selon le psychanalyste Béla Grunberger, le narcissisme plonge ses racines dans la vie fœtale[15]. Le narcissique est un être qui, toute sa vie durant, vivra comme s’il pouvait poursuivre le mode d’existence qu’il avait lorsqu’il était dans le sein de sa mère[16].

Expliquons-nous. Au cours de sa vie in utero, le fœtus vit une vie « idéale »[17]. Puisqu’il vit en symbiose avec sa mère, il ne fait l’épreuve d’aucune altérité contrariante. Il se donne et reçoit immédiatement toute la nourriture dont il a besoin. Ses désirs sont immédiatement satisfaits; il peut « se croire » tout puissant, ce point constituant une des caractéristiques du narcissisme. Il est et vit comme un « enfant roi » ou, pour le dire autrement, comme un « fils de Dieu ».

C’est ce mode d’ « existence » lors de la vie in utero que le narcissique voudra prolonger et conserver toute sa vie durant. Il le fera en vivant comme s’il pouvait continuer à vivre la vie qui était la sienne dans le ventre de sa mère, comme s’il était encore un « enfant roi » et un « fils de Dieu ». Il aura  tendance à se créer, illusoirement et fantasmatiquement, un « monde à lui », analogue à celui de sa vie intra utérine. Il vivra « dans son monde », et, dans ce monde, il aura le sentiment plus ou moins fantasmatique de pouvoir agir comme s’il avait la toute puissance d’obtenir ce qu’il veut dès qu’il le veut et de pouvoir faire en sorte que les choses soient comme il veut qu’elles soient.

Et tout ceci, nous allons le montrer, peut s’appliquer au Jésus des Evangiles.

Pourquoi le Jésus des Evangiles croit-il qu’il instaure le Royaume de Dieu ?

A première vue, la théorie sur la genèse du narcissisme que nous venons de présenter peut être qualifiée de dogmatique, voire mythologique. De fait, il faut le reconnaître, la psychanalyse a elle aussi sa dogmatique. Ses énoncés, tout comme ceux de la théologie, sont souvent des affirmations qui peuvent paraître arbitraires. Et pour rendre compte de la psyché humaine, elle use elle aussi, tout comme la théologie chrétienne, de mythes quelque peu abscons et surprenants.

Mais il faut ajouter ceci. Aussi surprenant que cela puisse paraître, cette théorie sur la genèse du narcissisme s’applique tout à fait à la présentation que les Évangiles et le Nouveau Testament nous donnent de Jésus-Christ.

En effet, si l’en en croit l’Évangile de Jean et les Épîtres de Paul, Jésus-Christ a eu, avant sa naissance en ce monde, une « préexistence », autrement dit une sorte de vie in utero[18] dans le sein du Père au cours de laquelle il existait en pleine communion et unité avec Lui. C’était d’ailleurs, à cette époque, une croyance très courante[19]. Et c’est ce qui pourrait expliquer son « narcissisme », c’est-à-dire le fait que, toute sa vie durant, il continuera à se voir comme le « Fils de Dieu » « descendu du ciel ». Il continuera à vivre comme s’il était toujours dans le Royaume du sein de son Père.                                                

De fait, selon l’Évangile de Jean, Jésus-Christ, avant sa naissance, a eu une forme de préexistence « dans le sein du Père » et, il ne manque pas d’en faire état. Ainsi, selon Jean 8,58, Jésus dit de lui-même « Avant qu’Abraham fut, je suis ». Et, selon Jean 16,28, il dit « Je suis sorti du Père et je suis venu dans le monde ». À maintes reprises, il se présente comme le Fils de l’Homme qui préexistait dans le sein et la gloire du Père et qui est descendu du ciel (Jean 3,13[20]; Jean 6,62[21]; Jean 17, 5-8[22]). Le Prologue de Jean (Jean 1, 18) présente l’homme Jésus comme l’incarnation du Logos (Paul aurait dit du Fils de Dieu) qui, « dès le commencement », était « auprès de Dieu » (Jean 1,1), on peut dire « dans le sein du Père ». L’Épître aux Colossiens, dans le même sens, présente Jésus-Christ comme l’incarnation en ce monde du Fils de Dieu qui était dès les origines auprès du Père (Col. 1,15), en pleine communion et unité avec Lui. Autrement dit, l’« entité » qui s’est faite chair et homme en Jésus-Christ préexistait dans le sein et la gloire du Père avant sa « descente » en ce monde[23].

Ainsi, du moins selon la présentation théologique que les Évangiles font de lui, Jésus aurait vécu une vie intra-utérine dans le sein de Dieu, en tant que Fils de Dieu pleinement uni à son Père. Bien sûr, tout ceci relève d’un discours théologique, et même dogmatique. Mais peu importe que Jésus ait eu ou non cette préexistence dans le sein du Père. Ce qui compte, c’est que, du moins selon les Évangiles, il le croit et le revendique. De fait, si l’on suit l’Évangile de Jean, Jésus se présente comme descendu du ciel et sorti du sein du Père dans lequel il aurait vécu une forme de préexistence[24]; et c’est ce qui explique qu’il croit pouvoir poursuivre sa vie céleste sur cette terre comme s’il était encore dans le « Royaume de Dieu » dans lequel il était avant sa naissance. C’est cela qui peut expliquer qu’il continuera à vivre et à agir comme s’il était encore le Fils de Dieu qu’il prétend avoir été dans sa vie prénatale, et comme s’il était toujours « un » avec son Père[25].

Il est clair, semble-t-il, que cette notion de « préexistence » de Jésus dans le sein du Père doit être considérée comme dogmatique, voire mythologique. Mais ce qui est étonnant, c’est que cette « théorie » peut tout à fait être mise en parallèle avec la théorie psychanalytique qui présente le narcissisme comme une manière de vouloir prolonger sa vie in utero. En effet, la présentation dogmatique que les Evangiles font de Jésus et de sa préexistence pourrait être vue comme une illustration de la théorie psychanalytique de Freud et de Grunberger sur l’origine du narcissisme.

Ainsi, contrairement à ce que l’on pourrait penser, la théorie psychanalytique n’invalide pas les énoncés de la dogmatique chrétienne. Bien au contraire, elle leur donne une assise et une justification. Alléluia !

De fait, et c’est là ce que nous appelons son narcissisme, Jésus, toute sa vie durant, agira comme s’il était tout-puissant, comme si le monde d’ici-bas dans lequel il vit était et pouvait être le Royaume du Père dans lequel, selon lui, il se trouvait avant sa naissance. Il vivra « dans son monde », celui du Royaume de Dieu qu’il dit avoir instauré[26]. De même que le narcissisme de l’adulte est une manière de poursuivre, sur un mode illusoire, la forme de vie qu’il avait avant sa naissance, de même Jésus-Christ s’est proclamé le Fils de  Dieu et s’est comporté en tant que tel comme s’il pouvait poursuivre le mode d’existence qui, selon lui et selon les textes de l’Écriture, était le sien lors de sa préexistence.

Jésus a manqué de père

Ainsi, la propension de l’adulte au narcissisme (appelé secondaire) pourrait être vue comme une suite et une manière de poursuivre le narcissisme (appelé primaire) propre à la vie ante-natale, in utero[27].

Pour le commun des mortels, le narcissisme prénatal se poursuit chez le très jeune enfant, quelques mois après sa naissance. Mais ensuite, ce narcissisme et cette illusion de toute puissance sont généralement entravés, partiellement du moins. Selon Freud, c’est l’attitude et l’autorité du père qui, lorsqu’elles s’instaurent, s’opposent à ce narcissisme du jeune enfant, font obstacle à son sentiment de toute-puissance et lui font découvrir l’altérité, l’interdit, l’acceptation de la frustration.

Si le narcissisme prénatal et infantile de Jésus-Christ n’a pas pu être entravé, et s’il s’est maintenu à l’âge adulte, c’est peut-être parce que personne n’a joué auprès de lui le rôle du père. Joseph, son père adoptif, était déjà vieux ; de plus, il n’était peut-être pas son vrai père. Il n’a pu être une loi, une autorité et une altérité contrariante par rapport à sa propension au narcissisme. Ainsi, du fait de cette carence de la figure paternelle, Jésus n’a pu intérioriser aucune censure par rapport à sa prétention narcissique à se voir comme le Fils de Dieu. Il continuera à se confondre avec son Moi idéal de Fils de Dieu descendu du ciel.

Même à l’âge adulte, Jésus-Christ continuera à vouloir se créer de manière fantasmatique un monde « sur mesure », c’est-à-dire à la mesure de son désir de toute-puissance. Il continuera à vivre comme s’il était toujours dans le « Royaume de Dieu » du sein du Père, autrement dit, comme si ce Royaume était descendu avec lui et par lui lorsqu’il est « descendu » sur terre. Un peu comme un escargot transporte avec lui sa coquille, Jésus, lorsqu’il est « descendu » sur terre a, pense t’il, transporté avec lui le giron du Père dans lequel il préexistait. Et c’est dans ce giron descendu avec lui du ciel qu’il continue à être « dans son monde » qu’il présente comme le Royaume de Dieu qu’il établit sur terre. Il vivra, prêchera et agira comme s’il était encore dans le Royaume de sa vie intra-utérine, comme s’il était dans un monde où il peut transformer toutes choses au gré de sa volonté, de sa parole et de ses désirs.

Même lorsqu’il marche sur les chemins de Galilée, Jésus agit et pense comme s’il était dans le Royaume, c’est-à-dire comme s’il était encore « dans le sein du Père ». Il dit d’ailleurs clairement à ses disciples : « Vous êtes d’en bas, moi je suis d’en haut ; vous êtes de ce monde, moi je ne suis pas de ce monde » (Jean 8,23). De fait, il vit comme dans un rêve, comme s’il était dans le Royaume de Dieu.

La prédication de Jésus-Christ : une affirmation qui ne se fonde que sur elle-même

Appuyons encore notre thèse sur le narcissisme du Jésus-Christ des Évangiles par quelques remarques sur la forme de sa prédication.

De façon générale, le discours du narcissique, en sa forme, a deux caractéristiques :

Puisque la vision du monde qui est la sienne fait fi des contingences de la réalité, il énonce ce qu’il considère comme la seule vérité vraie en se référant à sa seule autorité. C’est pourquoi il dira volontiers « Moi, je… » ou « Ce que je dis, c’est la vérité, parce que c’est la vérité ».

De fait, Jésus s’exprime sur le mode du « Moi, Je » (ego eimi), ce Je étant celui du Moi idéal ; ainsi il dit « Moi, je suis la porte » (Jean 10,7), « Je suis la lumière du monde » (Jean 8, 12), « Je suis le chemin, la vérité, la vie » (Jean 16,6), etc. Il fait précéder ses propos d’un « En vérité, en vérité » ou « En vérité, je vous le dis » pour signifier que la vérité qu’il exprime n’est pas celle du réel, mais celle qu’il institue en tant que Fils de Dieu.

Deuxième caractéristique du discours du narcissique. Le narcissique refuse de justifier ce qu’il dit et ce qu’il fait. Il doit être cru sur parole. Ce qu’il dit a valeur de postulat et de vérité même si ses affirmations sont sans preuves ou ne se fondent que sur elles-mêmes. Autrement dit, il s’exprime de manière auto référentielle et auto démonstratrice. Il ne tolère pas qu’on lui demande de justifier, de légitimer ou de prouver ce qu’il prétend être la vérité.

Sur tous ces points, l’attitude de Jésus est presque caricaturale. Ainsi, lorsqu’on lui demande « En vertu de quelle autorité fais-tu cela ? Et qui t’a donné cette autorité ? », il répond « Je ne vous dirai pas en vertu de quelle autorité je fais cela » (Mat. 21,23-27). Et, en Jean 8,13, il refuse tout autant de fournir des témoignages ou des preuves pour justifier ce qu’il énonce : lorsque les Pharisiens lui disent « Tu te rends témoignage à toi-même, ton témoignage n’est pas recevable », Jésus répond « Je me rends témoignage à moi-même et le Père qui m’a envoyé me rend témoignage lui aussi ». Ainsi Jésus reconnaît clairement que son discours est autoréférentiel et que l’autorité au nom de laquelle il l’énonce est auto-décrétée : il prétend énoncer la vérité tout simplement parce qu’il dit qu’il est « la Vérité ».

De fait, Jésus-Christ dit: « Si je chasse les démons par l’esprit de Dieu, le Royaume de Dieu est donc déjà venu jusqu’à vous » (Mat. 12,28, Luc 10,9); et aussi « Le Royaume de Dieu est au milieu de vous » (Luc 17,20) et il insiste sur le fait qu’il n’y a pas à réclamer de signe extérieur montrant la présence de ce Royaume. Il dit que le Royaume de Dieu est là tout simplement parce qu’il dit que le Royaume de Dieu est là.

Nous voulons insister sur un point qui pourrait enfin rassurer le lecteur. Certes le Nouveau Testament présente Jésus comme quelque peu imbu de sa mission de Fils de Dieu. Mais c’est sans doute parce qu’il fallait le présenter comme tel. Le narcissisme de Jésus est peut-être, et même sans doute, une création littéraire et apologétique des Évangiles. Il fallait présenter un Jésus sûr d’être le Fils de Dieu pour que ses disciples puissent être sûrs qu’il l’était effectivement.

Toute religion, quelle qu’elle soit, ne peut s’initialiser et prospérer que si son héros fondateur est possédé par une forme de « narcissisme » ou, du moins, est présenté comme tel. Il faut que celui-ci se sache et se croit investi d’une identité messianique, prophétique, ou même divine ; ou, du moins faut-il que ses disciples le supposent tel et le présentent ainsi.

Pour le dire simplement, nous ne savons pas grand-chose de Jésus lui-même et, en particulier, s’il était narcissique. Ce que nous savons, c’est la manière dont on a voulu le présenter. Le narcissisme ostentatoire de Jésus-Christ, sa certitude d’être descendu du sein du Père et d’instaurer le Royaume de Dieu par sa simple présence et sa simple parole sont vraisemblablement des constructions dogmatiques effectuées par les Évangiles.

Le narcissisme de Jésus-Christ et sa vocation au martyre

Il y a cependant un point qui semble s’opposer de manière frontale à cette thèse du narcissisme de Jésus-Christ : Jésus-Christ a renoncé à lui-même et à sa vie, il a accepté le martyre de la Croix ; bien plus, il a voulu ce martyre en se faisant serviteur. Ce point, qui est fondamental pour l’ensemble du Nouveau Testament, fait de Jésus un modèle d’humilité, c’est-à-dire, cela paraît tout à fait évident, le contraire d’un narcissique.

Il nous faut donc nous demander si la vocation de Jésus-Christ pour le martyre et la manière dont il s’est conduit lui-même au sacrifice de sa vie sont compatibles avec notre thèse sur son narcissisme.

Il nous semble que oui. En effet, l’idéalisme (le fait de se référer à un idéal, celui du service de sa patrie, par exemple) peut conduire au sacrifice de sa vie. Et le narcissisme (le fait d’avoir une image idéalisée de soi) le peut aussi et sans doute plus encore : le narcissique peut accepter de mourir pour l’idéal que constitue pour lui l’image de son Moi idéal.

Ainsi, si un capitaine de vaisseau accepte de se laisser couler avec son navire lorsque celui-ci est en train de sombrer, c’est parce qu’il s’est auto conféré le Moi idéal d’être un capitaine prêt à mourir pour faire honneur à sa mission et à son statut. Si un officier monte au front en tête de ses troupes et accepte de mourir le premier sous les balles de l’ennemi, c’est parce qu’il a pour Moi idéal d’être un officier conforme aux traditions militaires qui l’ont formé.

De même, c’est l’image que Jésus-Christ se fait de son Moi idéal de Fils de Dieu qui le conduit à accepter son sacrifice. En acceptant de mourir sur la Croix, il veut montrer qu’il est bien le Fils de Dieu. Et, pour lui, accepter ce sacrifice était d’autant plus nécessaire que le Fils de Dieu avait, selon la tradition juive, mission de s’offrir en sacrifice pour la rémission des péchés des hommes (cf. És. 42-53).

Ainsi, le narcissisme, c’est-à-dire le fait d’avoir de soi une image idéalisée, peut conduire au désir de s’offrir à la mort. De fait, le narcissique aspire à être incompris, et même persécuté. Cela le conforte dans la haute idée qu’il a de lui-même et dans sa certitude d’avoir raison; il est persécuté donc il a raison. De plus, s’offrir à la mort est pour lui l’enjeu ultime d’un projet de puissance: se rendre maître de sa mort, opérer une sortie de soi « par en haut ». Enfin, on peut expliquer l’aspiration au  martyre du narcissique par son désir de supprimer son moi réel et corporel pour n’être plus que soi Moi idéal. Comme le dit Béla Grunberger[28] « Tous les mots exprimant l’élévation, l’élation[29], l’extase (ex-aste) ne montrent-ils pas qu’un des désirs de l’homme est de se passer de son Moi corporel, de se situer hors de lui? ». De fait, Jésus dit lui-même: « Celui qui cesse de s’attacher à sa vie en ce monde la gardera pour la vie éternelle » (Jean 12, 25).

S’offrir en sacrifice valorise l’image que l’on a de soi. L’officier qui monte au front en première ligne, le capitaine qui coule debout sur la passerelle de son navire valorisent l’image narcissique qu’ils ont d’eux-mêmes. Le fait d’accepter la mort, voire de la vouloir, n’est un renoncement qu’en apparence. Le sacrifice apporte par lui-même sa propre récompense : pouvoir se confondre avec son Moi idéal. Le fait de se donner la mort ou de s’offrir à elle permet une élévation de soi vers son Moi idéal, par la suppression de son moi réel, charnel et misérable.

Ainsi, Jésus-Christ, en marchant vers son supplice, marche par là même vers son Moi idéal de Fils de Dieu. De fait, toute la théologie du Nouveau Testament le proclame, l’acceptation par Jésus-Christ de sa mort sacrificielle est une porte qui ouvre sur son Ascension, sa glorification et son retour dans le sein du Père.

 On peut sans doute ajouter un autre point, même s’il s’agit d’une simple hypothèse, pour expliquer que Jésus ait voulu s’offrir à la mort. Ce  sacrifice a pu avoir, pour lui, une portée réparatrice et expiatoire par rapport à une culpabilité personnelle. De fait, Jésus-Christ avait bien quelque chose à expier : le Massacre des Innocents (Mat. 2, 16-18).

En effet, peu après sa naissance, Hérode, qui cherchait à faire mourir Jésus, ordonna de tuer tous les enfants de Bethléem. Ainsi, ces enfants étaient morts à sa place. C’est lui, l’enfant Jésus, qui aurait dû être mis à mort; et ce sont eux, les Saints Innocents, qui ont été tués. Et il est très possible que Jésus ait été poursuivi par la mémoire et la culpabilité, conscientes ou inconscientes, de cet événement[30]. De fait, à la fin de sa vie, il va accepter, lui, l’innocent, de mourir sur la croix à la place de ceux qui auraient dû être mis à mort[31]. Autrement dit, il tente peut-être ainsi de réparer la mort des Innocents. En acceptant de se sacrifier pour les autres, il sublime sa culpabilité plus ou moins refoulée et se réconcilie ainsi avec l’image idéale qu’il a de lui-même.

Il y a peut-être aussi une autre honte que Jésus a cherché à compenser. En acceptant d’offrir sa vie en sacrifice, il peut enfin, à ses yeux tout au moins et peut-être aussi, du moins il l’espère, aux yeux des autres, réparer la honte et le discrédit qui pesaient sur sa naissance. Il ne sera plus Jésus, le bâtard de Marie, mais le Messie qui s’offre en sacrifice pour le service de son Dieu.

Le fait que Jésus a accepté son martyre obéirait donc à une double logique, d’une part celle du narcissisme et de la satisfaction de l’image idéale que l’on a de soi-même, et d’autre part celle de la réparation et de l’expiation d’une faute plus ou moins inconsciente. Seraient-ce en fait deux formes de la même logique ? C’est possible : le fait de payer ses fautes procure incontestablement une gratification narcissique et réhabilite l’image que l’on se fait de son Moi idéal.

Un mot en guise de conclusion

Il est tout à fait possible que, mutatis mutandi,  on puisse transférer notre analyse psychologique du Jésus des Évangiles sur les chrétiens en général.

• Chez eux, le fait de se voir comme des enfants et des fils d’adoption (Eph. 1,5) de Dieu procède sans doute d’un besoin de se conférer un Moi idéal pour pallier et compenser un sentiment d’indignité, d’exclusion, d’impuissance et de « castration » pour reprendre l’expression de Freud.

• Le fait pour eux d’entrer dans le jeu du Credo de la foi chrétienne, de se considérer partie prenante d’un monde fictionnel dans lequel ils se confessent au bénéfice d’un Dieu d’amour et de salut, où Dieu est vu comme un « Père » et la Vierge Marie comme une « Mère » de miséricorde procède sans doute aussi de leur désir de retrouver dans cette vie-ci le paradis perdu de leur vie intra-utérine. Les chrétiens se constituent un monde où ils peuvent vivre dans une sorte de bulle fictionnelle, dans un monde idéal à la mesure de leur désir. Et pour les psychanalystes, c’est là le propre d’une forme de narcissisme.

• La foi du chrétien, comme celle de Jésus, s’exprime de manière auto-référentielle. Elle institue un monde, celui des affirmations du Credo, qui est une sorte de « château en l’air » sans fondement ni assise dans le réel et qui ne tient que par la force affirmative de la tradition culturelle du christianisme, de l’enseignement des Églises et de l’autorité conférée aux Écritures.

• Le désir de renoncement et de sacrifice, que l’on ne retrouve pas seulement chez les moines, n’est sans doute pas étranger à un besoin d’héroïsme qui procure une satisfaction narcissique. Ce seraient là les premières approches d’une analyse psychanalytique de la foi chrétienne et des mobiles qui la suscitent.

[1] Il a déjà paru dans deux revues, la revue de psychanalyse Topique et la revue catholique Golias magazine

[2] Je tiens en particulier compte du courrier que m’a adressé Daniel Rosé, docteur en psycho-pathologie, psychanalyste, ancien chargé de cours à l’Université Jean Jaurès et à l’Institut catholique de Toulouse

[3] Selon le Vocabulaire de la philosophie de Lalande, une structure  est, dans son sens le plus récent, « un tout formé de phénomènes solidaires, tels que chacun dépend des autres et ne peut être ce qu’il est que dans et par sa relation avec eux ». Cette idée est le centre de ce que l’on appelle aussi théorie des formes.

[4] A l’époque de Jésus, l’un des courants du judaïsme (cf. quatrième Livre d’Esdras, Livre d’Henoch), professait que Dieu avait gardé auprès de lui dans son ciel l’ « Homme » parfait, à l’image de Dieu, identifié au Adam d’avant la chute, et que Celui-ci, appelé alors le « Fils de l’Homme » (qui était donc un être céleste) devait descendre à la fin des temps pour juger l’humanité. Jésus s’est conféré cette fonction de Juge attribuée au Fils de l’Homme (cf. Mt 24,27-37; Mt 25, 31-46; Mc 8,38; Jn 5,27). Elle lui a d’ailleurs été conférée par le Credo (« Il viendra de là pour juger les vivants et les morts »). Mais, selon les Évangiles, Jésus, pour obtenir le salut de l’humanité pécheresse, a voulu se constituer en victime expiatoire en endurant lui-même les effets de ce jugement (Mc 8,31; Mc 10,45; Luc 19,10).

[5]Cette première partie de ma contribution reprend l’essentiel d’un article paru sous le titre « Hypothèses sur le Fils de l’Homme » dans Topique, revue freudienne, 2010, numéro 113, p. 101-122.   

[6] À l’époque de Jésus, les jeunes qui s’étaient promis en mariage étaient considérés comme des époux avant même d’avoir commencé à mener une vie commune.

[7] Origène, Contre Celse, Cerf 1967 I, Livre I, 32, 5p. 163 et 151. Cité par G. Mordillat et J. Prieur Jésus selon Mahomet, Seuil 2015, p. 105. Voir aussi Daniel Marguerat, Vie et destin de Jésus de Nazareth, Points Histoire, Seuil 2019, p. 52.

[8] Sourates XIX, XX, XVII et XXVIII.

[9] cf. Shabbath 104 b, Sanhedrin 67 a, Cité dans Jean Pierre Osier, Jésus raconté par les juifs, textes du IIème au Xème siècle, traduits de l’hébreu et de l’araméen, Berg International éditeur, 1999, p. 137-138. cf. aussi Daniel Marguerat, Vie et destin de Jésus de Nazareth , Seuil 2019

[10] Ce texte relate que, à celui qui venait de prévenir que sa mère et ses frères cherchaient à lui parler, Jésus a répondu en s’exclamant: « Qui est ma mère et qui sont mes frères? »

[11] A celle qui lui dit « Heureuse celle qui t’a porté et allaité », Jésus rétorque « Heureux plutôt ceux qui écoutent la parole de Dieu et qui l’observent ».

[12]Nous nous appuyons ici sur l’ouvrage de deux psychanalystes Béla Grunberger et Pierre Dessuant Narcissism e, Christianisme, Antisémitisme, étude psychanalytique, Actes Sud, 1997, p.74-98.

[13] Pour Jacques Lacan, le Moi idéal est une instance qui relève de l’imaginaire du sujet. Lorsque l’enfant découvre son visage dans un miroir, l’image qu’il se forme de lui-même se constitue non par rapport à lui-même, dans sa réalité effective, mais par rapport à un leurre. Ainsi le Moi idéal est un leurre. cf. Jacques Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je » Revue de Psychanalyse, Paris 1949.

[14] Notre propos n’est pas de décider si Jésus-Christ a effectivement fait ces miracles. Il est de rendre compte de la manière dont les Évangiles décrivent son comportement et de proposer une « analyse » de  ce qui suscite cette manière d’agir.

[15] C’est surtout Béla Grunberger qui, dans Le narcissisme (Payot 1971), présente la vie foetale comme étant l’assise à partir de laquelle peut se développer le narcissisme de l’enfant, puis de l’adulte. Mais Freud parle lui aussi de « narcissisme foetal »  (dans «  Psychologie collective et analyse du moi ») et plus tard de « narcissisme de la cellule germinale » (dans « Au-delà du principe de plaisir »).

[16] Ce mode d’existence se poursuit, semble t’il, pendant les premiers mois de la vie du nourrisson pendant lesquels il vit une relation fusionnelle avec sa mère. C’est pourquoi on peut faire remonter l’origine de la propension au narcissisme non seulement à la vie anténatale, mais aussi au « narcissisme primaire » du nourrisson.

[17] C’est du moins la thèse que soutiennent certains psychanalystes. En fait, ce n’est pas si sûr.

[18] Un peu plus longue néanmoins que celle du commun des mortels !

[19] On a longtemps professé dans le judaïsme que, pendant que l’enfant est dans le ventre de sa mère, un ange vient lui enseigner la Tora toute entière. Mais, à l’instant de sa naissance, il lui donne une tape sur la bouche et lui fait tout oublier. C’est pourquoi tous les hommes ont un petit creux au dessus de la lèvre supérieurs. cf. Alan Unterman, Dictionnaire du Judaïsme, Éditions Thanes et Hudson, 1997, p. 210.

[20] « Nul n’est monté au ciel  si ce n’est celui qui est descendu du ciel, le Fils de l’Homme ».

[21] « Et si voyiez le Fils de l’Homme monter là où il était auparavant ».

[22] « Et maintenant, Père, glorifie moi auprès de toi de cette gloire que j’avais auprès de toi avant que le monde fut ».

[23] Pour comprendre ces propos quelque peu énigmatiques, il faut les replacer dans le contexte de la théologie de l’époque. Dans le Judaïsme tardif, du IIIème siècle avant Jésus-Christ au Ier siècle après Jésus-Christ, on a voulu faire la différence entre Dieu en tant que transcendance absolue, sans rapport avec le monde et, d’autre part,  Dieu en tant qu’il intervient dans le monde pour le créer, le gouverner et aussi faire connaître sa loi aux hommes. Cette deuxième « personnalité » (ultérieurement, on utilisera le terme d’hypostase) de Dieu a été appelée « le Fils de Dieu », mais aussi le « Logos » (sous l’influence de la pensée grecque) et aussi le « Fils de l’Homme » (dans le courant de l’Apocalyptique juive). Ce « Fils de Dieu » (désigné aussi comme «Logos » ou « Fils de l’Homme »), bien que distinct de Dieu lui-même, était un avec  Lui; il était « auprès de lui » (Jean 1,2), dans son sein et dans sa gloire.

Et Jésus se présente et est présenté par les Evangiles comme une incarnation de ce « Fils de Dieu » et aussi du « Logos » et du « Fils de l’Homme » (cf. Col. 1,9; Jean 1,14 etc). Et c’est ce qui explique qu’il puisse se voir comme le Fils de Dieu, ou le Fils de l’Homme, descendu du ciel et du sein du Père. Ainsi, selon les Évangiles et le Nouveau Testament, Jésus-Christ n’est pas à proprement parler Dieu fait chair, il est l’incarnation du Fils de Dieu, ou encore du Fils de l’Homme « descendu » du ciel et « sorti » du sein du Père (Jean 6,38; Jean 8,42; Jean 17,8 et aussi 1 Thess. 4,16). 

[24] C’est la raison pour laquelle cet Évangile ne relate pas la naissance de la Vierge Marie.

[25] « Moi et le Père, nous sommes un » (Jean 10,30); « Reconnaissez que le Père est en moi » (Jean 10,38);  « Qui m’a vu a vu le Père » (Jean 14,9); « Je suis dans le Père et le Père est en moi » (Jean 14,10).

[26] Rappelons, une fois encore, que tout ceci porte non pas sur l’homme Jésus de Nazareth, mais sur la reconstruction théologique qui est faite de sa vie par les Évangiles et le Nouveau Testament à des fins théologique, dogmatique et apologétique.

[27] Certes, nous l’avons dit, la thèse que le psychanalyste Béla Grunberger soutient pour expliquer la cause et la genèse du narcissisme peut surprendre. Le fait que le narcissisme de l’adulte soit pour lui une façon de conserver et de retrouver les jouissances et le sentiment de toute-puissance de sa vie in utero peut paraître quelque peu farfelu, sauf à ne voir là qu’une simple image, une sorte de parabole, pour dire que l’homme aspire à la jouissance et à une forme de béatitude. Mais, en fait, il est tout à fait possible que l’image plus ou moins fantasmatique que nous nous faisons ou de notre vie prénatale, ou peut-être la mémoire inconsciente que nous en avons, aient une réelle importance pour notre vie psychique. C’est pourquoi la thèse de Grunberger peut se défendre. Ce qui pourrait la confirmer, c’est en particulier le mythe du « paradis perdu » que l’on retrouve dans la plupart des civilisations et en particulier dans les premières pages de la Bible. En effet, les mythes peuvent être vus comme des récits qui expriment notre imaginaire et aussi notre inconscient. Et c’est pourquoi il est tout à fait possible que le mythe du paradis perdu rende compte de notre sentiment, plus ou moins conscient, d’avoir perdu le paradis de notre vie in utero gîtée dans le giron de notre mère ou même dans le monde des dieux, et aussi de notre aspiration à le retrouver. Le récit mythique d’Adam et Ève qui, avant d’être expulsés et de « naître » en ce monde, ont vécu dans le « paradis » du Jardin d’Eden que l’on peut voir comme l’image du sein de Dieu, va dans le même sens.

[28] B. Grunberger, Le narcissisme, Payot 1971, p. 298.

[29] Élation: exaltation provenant d’un sentiment d’auto satisfaction narcissique

[30] Albert Camus présente cette thèse dans La chute. Le personnage principal de cet ouvrage cherche les raisons pour lesquelles Jésus a été crucifié et a accepté de l’être; il dit à ce sujet « À côté des raisons que l’on a très bien expliquées depuis deux mille ans, il y en avait une grande à cette affreuse agonie. La vraie raison est qu’il savait, lui, qu’il n’était pas tout à fait innocent… Il avait dû entendre parler d’un certain massacre des Innocents. Les enfants de la Judée massacrés pendant que ses parents l’emmenaient en lieu sûr. Pourquoi étaient-il morts, sinon à cause de lui? Il ne l’avait pas voulu, bien sûr. Ces soldats sanglants, ces enfants coupés en deux lui faisaient horreur. Mais, tel qu’il était, je suis sûr qu’il ne pouvait les oublier. ».

[31] Il n’y a sans doute jamais de don gratuit ni d’offrande de soi pour rien. Le fait de donner est toujours une compensation et une réparation pour un tort que l’on a causé; cf. Guy Rosolato, Le sacrifice, repères psychanalytiques, PUF 1987n p. 37.