Dans la vie, il y a deux sortes de malheur. Il y a ceux qui sont logiques et ceux qui ne le sont pas. « Logique », cela veut dire normal, compréhensible et prévisible. Votre mère meurt à 90 ans, c’est bien triste, mais c’est dans l’ordre des choses.

Mais il y a aussi des malheurs incompréhensibles. Rien ne les explique, rien ne les justifie. Et ceux-là, ce sont des malheurs scandaleux. Ce sont ceux qui nous font dire : Ce n’est pas juste ! Ce n’est pas normal !

C’est de ces malheurs là dont il est question dans le livre de Job : Pourquoi y a-t-il des malheurs inacceptables et scandaleux ? Et que fait Dieu dans ces cas-là ?

Job était un homme « bien », juste et pieux. Et tout d’un coup, patratas ! La foudre tombe sur son bétail et ses serviteurs ; et ils sont anéantis. Une tornade s’abat sur sa maison et tous ses enfants sont tués. Un méchant virus lui tombe dessus et il devient malade. Et Job ne comprend pas. Il ne s’explique pas ce qui lui arrive[1]. Et c’est cela qui le révolte.

Job, l’homme qui dit Zut !

Job accepte qu’il y ait des malheurs qui s’expliquent, mais il n’accepte pas qu’il y ait des malheurs sans raison, autrement dit incompréhensibles et absurdes. Ainsi le problème de Job, ce n’est pas tellement le problème du mal, c’est plutôt celui de l’absurde. L’absurde, c’est ce qu’on ne comprend pas. C’est ce qui est sans explication et sans justification. Et c’est cela qui angoisse Job. Pourquoi Dieu me fait-il subir ces épreuves ? Pourquoi me les fait-il subir sans raison, « pour rien » (Job 9,17) ?

Nous non plus, nous n’acceptons pas l’incompréhensible. Il faut trouver une explication à tout, et spécialement aux épreuves que l’on subit. Le virus du Covid, au fond, il s’explique. C’est de la faute du réchauffement climatique, de la mondialisation, de la civilisation de consommation etc.

Mais Job, lui, il dit « Non ». Ce qui lui arrive, c’est incompréhensible. Ce n’est pas la faute de ceci ou de cela. C’est scandaleux.

Trois amis, puis un quatrième, viennent voir Job sur son « fumier ». Ils lui disent : Mais si, ce qu’il t’arrive, cela se comprend ! Cherche bien, et tu verras que, ton malheur, il s’explique très bien. Sans doute, dans le passé, as-tu commis quelques fautes. Et maintenant tu les paies. Et ils lui disent aussi : tu verras, ces épreuves, c’est pour ton bien. Dieu t’envoie un signe. Si tu en tiens compte, tout rentrera dans l’ordre. Les épreuves que tu subis, elles ne sont pas « pour rien ». Le mal a une raison d’être. Il a une utilité. Et c’est d’ailleurs ce qu’ont toujours dit les bons apôtres et les bons chrétiens de tous les temps.

Bien sûr, aujourd’hui, on n’ose plus tellement dire que le mal est une juste punition, mais on le pense souvent. Et on pense souvent aussi que les épreuves ont une vertu éducative et qu’elles nous apprennent à être plus forts et plus vertueux. Et on dit aussi que s’il n’y avait pas de mal, il n’y aurait pas de bien. Dans un tableau de Rembrandt, il faut qu’il y ait des ombres pour pouvoir rehausser l’effet de la lumière (cf. Leibnitz). Si l’on supprimait les maux, on supprimerait aussi la sagesse, le courage et la vertu (cf. Saint Thomas d’Aquin[2]). Bref, à quelque chose, malheur est bon. Le mal n’est pas « pour rien ». Il n’est pas absurde.

Mais Job dit à sa manière : Non, non et non! Zut pour Saint Thomas et pour tous les bons apôtres. Rien ne justifie la mort de mes enfants ni le massacre des innocents. Le mal ne sert à rien. Il est pour rien. Il est absurde. 

Un Dieu incompréhensible

Et quand on ne comprend pas quelque chose, on l’impute à Dieu. Quand on ne s’explique pas une guérison inattendue, on la voit comme un miracle de Dieu. Et quand on ne s’explique pas un mal incompréhensible, on fait la même chose. Dieu est l’Incompréhensible qui explique l’incompréhensible. Et effectivement, c’est ce que fait Job. Il voit Dieu comme l’auteur du mal justement parce que ce mal est pour lui incompréhensible, absurde et pour rien[3]. Cela paraît paradoxal, mais en fait, c’est tout à fait logique et humain.

Et, au fond, c’est peut-être la seule vraie manière de concevoir Dieu. Dieu est bien l’Incompréhensible. Il est « hors champ » par rapport au champ de ce que nous pouvons saisir par notre entendement. Il est Tout-autre. De fait, si nous croyons à un Dieu compréhensible et conforme à nos valeurs (la Justice, l’Amour par exemple), ce Dieu devient un Dieu à l’image de l’homme et de ses désirs. C’est un dieu fait de main d’homme.

Dieu dépasse notre entendement et, bien plus, déroute notre logique et nos valeurs morales. D’ailleurs, c’est ce que dit Saint Paul lorsqu’il affirme que Dieu se   révèle à nous dans l’incompréhensible de la Croix, « scandale pour les Juifs et folie pour les païens » (1 Cor. 1,23).

Faudrait-il donc dire que c’est l’incompréhensible de l’absurde qui nous fait « voir » Dieu ?

Le Discours de Dieu, un éloge de l’absurde

Par cette question quelque peu surprenante, nous ne venons à ce qui est le plus déroutant dans le livre de Job. Dieu finit par d’adresser à Job (Job, chapitres 39 à 42). Et que fait-il alors ? Il ne lui apporte ni consolation, ni explication. Il lui montre seulement le monde tel qu’il est, c’est-à-dire un monde où il n’y a ni bien ni mal, ni justice, ni injustice. Il lui montre les phénomènes cosmiques, les avalanches, les grêles, les tornades qui frappent au hasard. Il lui montre aussi les animaux sauvages dont les moeurs échappent à notre entendement, à notre logique, à notre morale. Enfin, Il fait l’éloge de deux monstres, une espèce d’hippopotame (appelé Behemoth) et une sorte de crocodile-dragon (Léviathan) qui, dans les mythologies de l’époque, représentent la puissance du Chaos, du Tohu-bohu, on pourrait dire aussi du Hasard et de l’Absurde. Et aujourd’hui, Il aurait peut-être ajouté un troisième monstre (appelons-le le Corona) qui incarnerait la puissance du Virus (mais il faut se souvenir que le mot latin virus a d’abord désigné le suc des plantes et le sperme des animaux).

Ainsi Dieu montre à Job un monde de vie et de virus, de chaos et de cahots, de hasard et de nécessité, de tohu-bohu et d’aléas, bref un monde absurde. Un monde dans lequel il n’y a ni bien ni mal, ni justice, ni injustice, mais seulement la puissance du Hasard, de l’Imprévisible et de l’Arbitraire[4].

Mais ce que Dieu montre aussi à Job, c’est que ce monde incompréhensible et absurde est une merveille, une explosion de vitalité à la fois désordonnée, tumultueuse et somptueuse. C’est un monde qui est un vrai festival de surprises, de forces et de vigueur. Et Dieu montre à Job qu’Il est le « coeur » de ce monde et que c’est Lui qui lui donne son suc, sa sève et sa puissance.

Le Dieu qui se manifeste dans ce discours est incontestablement un Dieu tout autre que celui que nous avons l’habitude de concevoir[5]. C’est un Dieu qui, certes, met en mouvement le soleil et les autres étoiles, mais aussi les tempêtes et les grêlons, les éperviers et les colombes, les primevères et les chardons. C’est un Dieu qui suscite et anime un monde sans pourquoi, sans justification ni raison, bref « pour rien ». Ainsi Dieu ne supprime pas l’absurde. Il le transfigure en gratuité.

Le monde est un jeu gratuit, inconséquent et amoral, entre le vivre et le mourir, le fleurir et le flétrir, la chance et la malchance, le destin et l’imprévu. Et ce monde est entre les mains d’un Dieu que nous ne voyons pas et qui pourtant l’anime de toutes parts.

Ainsi, ce qui est pour nous incompréhensible, « pour rien » et absurde pourrait bien être, dans notre monde, la signature d’un Dieu qui nous reste « caché »[6]. Mais ce n’est pas une raison pour dire que cet « incompréhensible », c’est le mal. Dans le monde, il n’y a ni bien, ni mal. Le bien et le mal n’existent que dans notre manière de voir les choses[7]. Ce que nous appelons le mal, c’est ce qui scandalise notre logique et nos valeurs.

Et Job dit : J’ai compris

Ainsi Dieu appelle Job à faire taire sa prétention à être juge du bien et du mal. Il remet Job « à sa place ». Il lui montre un monde qui ne fonctionne pas selon ses désirs, sa morale, sa logique et ses exigences.

Et, pour le lui faire comprendre, Dieu a déployé devant lui le « safari photo » d’ une série d’animaux déconcertants, on pourrait dire absurdes, mais aussi pleins de vivacité, d’élan vital et de fougue. Et Il lui dit: Suis leur exemple. Eux aussi connaissent les déchirements, la violence des hasards et la cruauté des vicissitudes. Mais ils sont portés par leur vitalité. Et c’est cela qui les sauve.

Le contrepoison de la souffrance et du malheur, ce n’est pas la résignation, ce n’est pas la sagesse, et ce n’est même pas l’espérance. C’est tout simplement l’appétit de vivre, l’amour de la vie pour elle-même. Regarde, dit Dieu à Job, regarde le cheval sauvage, « il ne recule pas face à l’épée, bouillant d’ardeur, il se rit des tumultes » (Job 39,19-25). Toi aussi, laisse-toi porter et emporter par la force du vouloir vivre, par le désir de vivre envers et contre tout.

Le cours de la vie est aussi dépourvu de sens que les bonds de l’antilope, aussi capricieux que le vol des libellules, aussi cruel que la lionne des steppes. Mais il est également un feu d’artifice de gratuité, d’appétits et de plaisirs « pour rien ».

La vie est faite pour être vécue comme elle nous est donnée, c’est-à-dire pour rien.  Le cours de la vie est un jeu sans punition ni récompense, sans justice ni injustice, sans raison d’être et sans explication. Le savoir et l’accepter ne supprime les épreuves, mais nous donne une forme de détachement et aussi de générosité et de candeur. Le goût de vivre est sans pourquoi.

Et, contre toute attente, Job dit alors à Dieu : « Maintenant, mon œil t’a vu » (Job 42,5). Job voit Dieu dans la Force gratuite, généreuse et sans pourquoi qui, pour rien, se déverse à tout vent dans l’efflorescence du monde, dans sa vitalité et sa munificence. Pour Saint Thomas d’Aquin, la preuve de Dieu, c’est l’ordre du monde. Pour Job, c’est son « pour rien ».

Comme nous tous, Job était angoissé par la question du sens de la vie, de la souffrance, du mal. Et il découvre que Dieu, bien loin de répondre à ses questions, lui apprend à accepter le « sans pourquoi », le hasard et l’incompréhensible. Et c’est pour lui une vraie délivrance. La solution à la question du sens, c’est d’être délivré de cette question.

Maintenant Job croit en Dieu « pour rien »[8], mais aussi « pour tout », sans distinction d’aucune sorte. 

L’aveugle et son flambeau

Je terminerai par une parabole.

C’était sur un chemin de montagne. Un homme montait. A la main, il portait un flambeau alors qu’il faisait grand jour. Et, pourtant cet homme trébuchait presque à chaque pas.   

Lorsque je m’approchai, je compris pourquoi : cet homme était aveugle. « Mais alors, lui dis-je, ce flambeau ? Pourquoi vous en encombrer ? »

Et il me répondit : Je le porte « pour rien » puisque je suis aveugle. Et pourtant, voyez-vous, par ce geste gratuit, certains diront absurde, je veux célébrer la lumière. Même si je ne la vois pas ; et peut-être justement parce que je ne la vois pas. Ce flambeau, je le porte par la foi. « La foi, c’est la ferme assurance des choses que l’on ne voit pas » (Hébreux 11,1).

Je veux croire que, au-dessus de moi, il y a un Ciel de lumière qui surplombe, embrasse et enveloppe de toutes parts le monde. Cette Lumière, elle éclaire ce que nous ne voyons pas et ce qui échappe à notre entendement. Elle est là pour tous les hommes qui sur cette terre peinent et souffrent sans comprendre pourquoi. Cette Lumière, c’est une grâce que l’on ne voit pas.

Et l’aveugle ajouta : En fait, j’ai une foi de chouette. Vous le savez, les chouettes, ces oiseaux nocturnes, deviennent aveugles, ou presque, quand vient le jour. La lumière du soleil est trop forte pour leurs yeux. Peut-être en est-il de même pour nous. La Lumière dont je vous parle serait trop intense pour que nous puissions la percevoir. « Nous luttons contre l’obscurité alors qu’il fait grand jour, tâtonnant dans la nuit alors qu’il est Midi » (Job 5,14).

Et il me dit encore : Le Maître qui, il y a 2 000 ans, nous a parlé de cette Lumière nous a également dit comment on pouvait lutter contre la nuit de l’absurde. Il nous a dit qu’il fallait oublier les offenses et partager nos richesses. Et quand on lui a demandé : Et pourquoi donc ? Il a répondu : Pour rien, « Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement » (Mat. 10,8).            

L’absurde, la grâce et l’amour sont trois modes du même « pour rien ». Et la foi en est le quatrième.


[1] Dans les premières pages du livre de Job figure un prologue qui explique pourquoi tous ces malheurs adviennent à Job. Dieu veut prouver à Satan que Job le sert « pour rien » (Job 1, 9 ), sans raison, même si le malheur s’abat sur lui. Mais Job, lui, n’en sait rien; il n’a pas été mis au courant.

[2] « On ne pourrait faire l’éloge ni de la justice qui punit ni de la patience qui souffre s’il n’y avait l’iniquité du persécuteur ». Saint Thomas d’Aquin, Somme de théologie, t. I, Cerf 1990, p. 495-496.

[3] Job 9, 17; 16,12-14; 30, 21 etc.

[4] cf. Nietzsche « Au-dessus de toute chose s’étend le ciel de la Contingence, le ciel de l’Innocence, le ciel du Hasard, le ciel du Caprice » Nietzsche, Avant l’aurore, 1881.

[5] C’est un Dieu qui est proche de celui de l’animisme et des religions assyro-babylonienne et égyptienne qui ont d’ailleurs fortement influencé le livre de Job. Et c’est aussi un Dieu que l’on pourrait comparer à celui de Spinoza: « Deus sive Natura », Dieu, c’est la puissance de la Nature.

[6] Donnons une image: lorsque l’on regarde une tapisserie sur son envers, on ne voit que des noeuds et des fils effilochés auxquels on ne comprend rien. Et pourtant cet incompréhensible est pour nous la trace du travail d’un artisan que nous ne voyons pas.

cf. Kierkegaard « L’absurde, c’est le critère négatif de ce qui est plus haut que l’intelligence humaine » et de notre rapport à Dieu.

cf. Einstein « Le hasard, c’est Dieu qui se promène incognito ».

cf. Simone Weil, La source grecque, (Gallimard 1969, p. 106)« Toutes les fois qu’une contradiction s’impose à l’intelligence, … l’âme est tournée vers le haut » «vers le domaine transcendant de la vérité insaisissable aux facultés humaines »..

[7] L’acquisition de la « connaissance du bien et du mal » par Adam et Eve (cf. Genèse 2-3) leur confère une connaissance qui « rate la cible » (c’est l’étymologie du mot hébreu que l’on traduit par « péché ») de la vérité du monde.

[8] comme le voulait Dieu (Job 1,9).