J’ai parlé, la semaine dernière, de la tragédie du pouvoir, telle qu’en parle l’Ancien Testament, au travers de l’opposition entre David et Saül, et telle que le rassemble le psaume 37 qui sert d’arrière fond à la béatitude : heureux les doux, car ils hériteront la terre.
L’actualisation du psaume 37 dans le judaïsme et dans l’évangile
Le psaume 37 rend espoir au juste, au doux, à celui qui s’attache à Dieu, face aux succès des violents et des insolents.
Faut-il, pour autant, comprendre que le psaume 37 dit que : « à tous les coups » c’est le juste, le doux ou celui qui écoute Dieu qui gagne ? Non, et d’ailleurs il dit même le contraire : le méchant a du succès pendant un certain temps. Le psaume se place donc dans une temporalité semblable à celle des béatitudes : il y a un bonheur, un succès, dans la douceur et la justice, dans un futur qui n’est pas déterminé avec précision. La tragédie du pouvoir et le malheur qu’elle charrie mettent du temps à se développer.
Mais comment s’approprier un tel texte ? Si on se trouve dans une situation délicate, si on est marginalisé voire persécuté, on aura tendance, naturellement, à se mettre dans la peau des justes, des doux, des fidèles qui seront reconnus un jour à leur juste valeur. C’est un ressort qui a été très puissant, dans l’histoire, et le judaïsme intertestamentaire n’a pas fait exception. On a retrouvé un commentaire du psaume 37, dans une des grottes de Qumran, qui lisait ce psaume comme annonçant une revanche des membres du groupe, dont le chef avait été mis à mort et qui se trouvaient en difficulté. Le verset repris dans la béatitude est, par exemple, interprété de la manière suivante : « l’explication de ceci concerne la Congrégation des pauvres, qui acceptent les temps d’égarement et seront délivrés de tous les pièges du Malin, et ensuite ils se délecteront tous des plaisirs de la terre et ils s’engraisseront de tous les délices de la chair ». Ce psaume peut, en effet, nourrir un désir de vengeance, de juste retour des choses.
Jésus, de son côté, sélectionne, dans le psaume 37, le verset le plus éloigné du coup de force aussi bien que de la vengeance, à savoir celui qui parle de la douceur. Le mot hébreu, revenons-y, signifie plutôt celui qui est humble et respectueux. Jésus dira de lui-même : « doux et humble » (Mt 11.29). C’est en gros le sens. On est à l’opposé complet de la tragédie du pouvoir, de celui qui crève d’orgueil et qui piétine les autres. On est aussi à distance du rêve de simplement prendre la place de celui qui est actuellement au pouvoir.
Il me semble, en effet, que Jésus va plus loin que le psaume 37 et qu’il envisage que la douceur, le respect des autres, débouche sur un territoire particulier qui n’est pas un pays. A la différence des textes intertestamentaires, il n’envisage pas le succès d’une nation ou d’un parti. La version grecque qui avait déjà élargi du « pays » à « la terre » est, dans le cas présent, pertinente. Jésus ne limite pas son horizon à une nation ou à un groupe donné. Mais il ne se borne pas non plus à dénoncer la tragédie du pouvoir et à se tenir à l’écart des questions de vie en commun. Il parle d’un bonheur lié à l’action humble et respectueuse et d’un territoire vers lequel mène cette action.
A quel territoire pense donc Jésus quand il parle d’héritage ?
Du côté de la tragédie du pouvoir, le diable vient de lui proposer « tous les royaumes du monde et leur gloire » (Mt 4.8), pour peu qu’il se prosterne devant lui. C’est un calcul qui ressemble à celui des impies dans le psaume 37. La douceur mise en avant dans la béatitude est, une fois encore, une réponse à cette tentation. La douceur et l’humilité s’opposent trait pour trait à la violence, aux exactions, aux mensonges, que lui propose le diable.
Jean-Baptiste et Jésus parlent, pour leur part, du « Royaume des Cieux », comme d’une réalité qui s’est « approchée » (Mt 3.2, 4.17). Et Jésus mentionne deux fois le Royaume des cieux dans les béatitudes (Mt 5.3 et 10). Le Royaume des Cieux n’est sans doute pas un territoire au sens géographique du terme. Mais Jésus vient de renoncer aux royaumes de ce monde qui, eux, ont un périmètre géographique précis. Qu’entend-il alors par « hériter la terre » ?
En fait la douceur (de même que la miséricorde et la fabrique de la paix) correspond à la grâce en action. C’est pour cela que cette béatitude décrit, d’encore plus près que les autres, la personne de Jésus lui-même. Et c’est pourquoi il dira explicitement : « je suis doux et humble de cœur » (Mt 11.29). « Je suis … » est une formule fréquente dans l’évangile de Jean, mais unique dans l’évangile de Matthieu. La grâce n’imprègne pas seulement la mort de Jésus, elle oriente également tout sa vie. C’est son mode d’être et d’agir dans un monde brutal et déchiré par la tragédie du pouvoir. Jésus fait grâce et cela se traduit par son accueil et sa douceur. Dans cette béatitude, il nous invite, à notre tour, à vivre et à agir dans la grâce, donc dans la douceur. Et, au-delà de la dénonciation des abus de pouvoir, cela construit des espaces de vie qui sont plus vastes qu’on ne l’imagine souvent : des espaces de vie sociale heureuse qui vont jusqu’aux limites de la terre. C’est là l’héritage que Jésus nous promet. La « terre » est, si l’on veut, l’ici-bas, traversé par une logique contre-culturelle.
Les autres (rares) mentions de la douceur dans l’évangile de Matthieu appuient complètement cette lecture.
L’école du christianisme : la douceur contre le caractère écrasant de la loi
En fait, Matthieu n’emploie que trois fois le mot doux (et les autres évangiles ne l’emploient pas). Mais à chaque fois, cela fait référence à des débats profonds. La mention suivante, à laquelle nous venons de faire allusion, sur trouve à la fin du chapitre 11.
Cela commence par une introduction tout à fait dans l’esprit des béatitudes : « je te loue, Père, Seigneur du ciel et de la terre, d’avoir caché cela aux sages et aux intelligents et de l’avoir révélé aux tout-petits » (Mt 11.25). Cela me rappelle qu’au fil des enquêtes que j’ai menées, dans ma vie professionnelle, j’ai toujours été frappé par ce que j’appellerais « la société vue par le bas ». Le point de vue des élites diverge notablement du point de vue de ceux qui subissent, jour après jour, des décisions qui ne sont pas les leurs. Ce qui fait que ces derniers sont dépositaires d’un savoir fort éclairant, mais souvent occulté.
Ensuite Jésus enchaîne par une parole qui, sans doute, s’adresse en priorité aux « tout-petits » : « venez à moi, vous tous qui peinez sous le poids du fardeau, et moi je vous donnerai le repos. Prenez sur vous mon joug et mettez-vous à mon école, car je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos de vos âmes. Oui, mon joug est facile à porter et mon fardeau léger » (Mt 11.28-30).
Cela décrit bien une douceur en action et, sous-jacent, la grâce en action, car les mots de « joug » et de « fardeau », que l’on trouve dans ce texte, ne sont pas employés au hasard. Il s’agissait, quasiment, pour les juifs qui écoutaient Jésus, de termes techniques qui désignaient les devoirs de la loi. Tous les matins et tous les soirs, dans la synagogue, la liturgie voulait que l’on récite quelques grands textes et notamment le texte de Deutéronome 6.4 : « Ecoute Israël, le Seigneur est notre Dieu, le Seigneur est un ». Au cours de ces lectures on disait que le juif pieu prenait sur lui le « joug du Royaume de Dieu », lorsqu’il récitait : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, de tout ton cœur, de tout ton être et de toute ta force » (Dt 6.5), puis qu’il prenait sur lui le « joug des commandements » lorsqu’il récitait la synthèse de Dt 11.13-21. On disait également que celui qui choisissait d’observer la loi (au sens large de la Torah) prenait sur lui le « joug de la loi ».
Le mot joug est d’ailleurs toujours utilisé dans ce sens dans le Nouveau Testament (même si son emploi est rare). Lorsque les apôtres se réunissent à Jérusalem pour décider si les païens convertis au christianisme sont tenus ou non d’observer la loi, Pierre use, on l’a vu, d’un argument très fort : « Pourquoi provoquer Dieu en imposant sur la nuque de ces disciples un joug que ni nos pères ni nous-mêmes n’avons été capables de porter ? » (Ac 15.10). Le mot « joug » lui vient spontanément dès qu’il pense à toutes les prescriptions que l’on voudrait imposer aux païens. Paul sentant les Galates tentés de revenir aux préceptes de la loi juive écrit, de son côté : « C’est en vue de la liberté que Christ nous a libérés. Tenez donc fermes et ne vous laissez pas remettre sous le joug de l’esclavage » (Ga 5.1). Là aussi le mot lui vient à l’esprit naturellement.
L’image du fardeau est équivalente à celle du joug. Dans l’Ancien Testament les deux mots sont employés comme synonymes pour parler d’une domination dure à supporter (Es 9.3 parle, littéralement, du joug du fardeau ; voir aussi Es 10.27, 14.25). Mathieu reprend d’ailleurs, plus loin, l’image du fardeau pour parler des pharisiens qui « lient de pesants fardeaux et les mettent sur les épaules des hommes, alors qu’eux-mêmes se refusent à les remuer du doigt » (Mt 23.4).
Jésus appelle donc ceux qui souffrent une dure domination à venir vers lui pour desserrer l’étreinte. Et il pense, en premier lieu, à la torture morale que les personnes subissent en s’efforçant d’observer la loi. C’est de ce fardeau qu’il entend, en premier lieu, les délivrer.
Il y avait, dans le judaïsme, des courants de pensée qui étaient très proches du point de vue de Jésus. La Michnah qui a mis par écrit, à partir du premier siècle, les traditions orales des rabbis, précise : « Pourquoi lit-on Ecoute Israël avant le résumé des commandements ? C’est parce que l’on doit d’abord recevoir sur soi le joug du Royaume des cieux et ensuite seulement celui des commandements » (Michnah, Berakoth II, 2). En d’autres termes il faut d’abord aimer le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de tout ton être et de toute ta force, avant d’essayer d’observer les commandements.
Cela dit la réalité était, semble-t-il, autre. Pour la plupart des hommes vivant en Israël, la religion était devenue un carcan difficile à porter. Les images du joug et du fardeau sont parlantes. Par les paroles que nous avons citées, Jésus se pose en rupture. Il est celui qui vient alléger le poids du fardeau.
La proximité avec l’autre, contre l’isolement du pouvoir
Ce passage précise un peu plus les contours de la politique de la douceur mise en œuvre par Jésus. Il cherche la proximité (« venez à moi ») là où le pouvoir brutal oppose et isole. Il cherche à rejoindre l’autre dans ses difficultés et ses pénibilités, à marcher avec lui. C’est ce que Kierkegaard a appelé « l’école du christianisme ». L’attitude de grâce que Jésus nous enseigne à adopter, dans cette école, rejoint celui qui est prêt à répondre à un appel et non pas celui qui est contraint d’obéir à un ordre.
La stratégie éducative de Jésus est, on le voit, en ligne avec sa stratégie politique : il renonce, là aussi, à cadrer de trop près par la loi, comme il a renoncé à user des contraintes et des stratagèmes que le Diable lui proposait. Jésus veut gagner les cœurs, accueillir dans la grâce, proposer douceur et repos.
La loi (puisque l’on parle de loi dans ce passage) peut-être le moyen d’aménager une vie collective heureuse. Elle peut aussi protéger le faible contre les exactions du fort. Mais, pour la société « vue d’en bas », elle peut aussi devenir un instrument de normalisation, de contrôle social et de mise à distance des opposants.
Quel est donc ce territoire étrange que Jésus entend construire à travers cette école particulière ? Il ressemble sans doute plus à un réseau où les personnes se reconnaissent mutuellement proches les unes des autres, qu’à un espace délimité régi par un souverain.
Est-ce que tout cela construit des territoires qui font sens ? Oui, et on en a de nombreux exemples. Assurément les démarches coopératives ou associatives construisent des entités plus fragiles (bien plus fragiles) que des états. Les églises, quand elles ne deviennent pas elles-mêmes des états dans l’état, quand elles ne singent pas les ressorts du pouvoir qui ont cours dans la société globale, sont, elles aussi, des institutions moins stables que des nations. Mais l’élan, la capacité à faire face à des situations critiques, l’invention de nouvelles manières de vivre ensemble, sont clairement du côté des espaces de vie où l’on s’accueille les uns les autres avec douceur et bienveillance.
Il est significatif qu’Henri Desroche un des premiers sociologues des religions se soit intéressé, d’un côté, à ce qu’il a appelé Les religions de contrebande, et de l’autre aux mouvements coopératifs contemporains. Entre la société vue dans bas par les contrebandiers de la religion et les coopératives, il y a des analogies et des familiarités.
Mais il n’en reste pas moins que nous sommes beaucoup plus fascinés par les organisations politiques classiques avec leur gestion à la hussarde des rapports de force, avec leurs opérations de maintien de l’ordre et leurs appareillages juridiques complexes. La couverture médiatique de l’actualité nous donne beaucoup plus de détails sur les conflits entre des bataillons bien structurés que sur les mouvements moins formalisés et qui font plus de place aux relations mutuelles. Pourtant les sociétés contemporaines sont malades de la faiblesse des relations de proximité et de la force des relations sociales formelles qui poussent à l’individualisme. La douceur fait ricaner les cyniques, mais son absence se fait durement sentir.
Or tout cela a une portée qui dépasse ces simples constats empiriques. Nous sommes, en fait, au cœur de la manière dont Dieu intervient dans l’histoire. C’est ce vers quoi nous oriente la troisième mention de la douceur dans l’évangile de Matthieu.
A suivre…