On pense, immédiatement, à toutes les personnes qui sont victimes d’une injustice et qui attendent, qui espèrent, réparation. La béatitude atteste que Dieu porte attention à leur souffrance et qu’il leur fera justice. On rejoint, là, une longue tradition biblique qui court, au moins depuis l’Exode (pour ne pas parler du cas d’Abel, en Genèse 4). L’histoire de la libération des juifs d’Egypte commence ainsi : « les fils d’Israël gémirent du fond de la servitude et crièrent. Leur appel monta vers Dieu du fond de la servitude. Dieu entendit leur plainte » (Ex 2.23-24). Dieu entend le cri du pauvre (Ex 22.21-26). Et le souvenir de la captivité d’Egypte est une expérience fondatrice qui oriente la législation du peuple d’Israël. A plusieurs reprises, pour justifier les lois qui protègent les serviteurs et les émigrés, le Deutéronome rappelle : « tu te souviendras que tu as été esclave (ou émigré) au pays d’Egypte » (Dt 5.15, 10.19, 15.15, 16.12, 24.18 et 22).

Et si l’on parcourt les prophètes et les psaumes, dans l’Ancien Testament, on ne cesse d’y retrouver des hommes et des femmes qui protestent contre l’injustice, qu’ils en souffrent eux-mêmes, ou qu’ils soient sensibles à la souffrance des victimes.

La béatitude se fonde donc, assurément, sur cette histoire. Il me semble, cela dit, qu’elle ne s’y cantonne pas et qu’elle va plus loin.

La faim et la soif : jusqu’aux tréfonds de l’esprit des béatitudes

Un détail discordant nous entraîne, déjà, dans une direction inattendue : parler de faim et de soif, à propos de la justice, est un peu inhabituel. Dans sa confrontation avec le tentateur, Jésus a opposé la faim de nourriture et la faim des paroles qui sortent de la bouche de Dieu. Le rapprochement ou l’opposition entre parole et nourriture est, de fait, plusieurs fois utilisé dans la Bible. Même en français, on dit que « l’on boit les paroles » de quelqu’un. On recherche une plénitude, soit en se remplissant de victuailles, soit en se mettant à l’écoute d’une parole qui nous vivifie.

Or je ne perçois pas le désir de justice, dans le sens où j’en ai parlé jusqu’à présent : celui d’une demande de réparation, comme visant à une plénitude. Celui qui gagne un procès, celui auquel on finit par porter attention, est satisfait, sans doute, mais je ne pense pas qu’il éprouve vraiment une plénitude. Les sentiments, à la fin d’un conflit, sont souvent beaucoup plus partagés. Celui qui va jusqu’à avoir « faim et soif de justice » vise sans doute quelque chose de très profond qui prend son élan dans l’attente de certains arbitrages, mais qui vise plus loin. Il rêve de relations justes et pas simplement de procès équitables.

Il y a quelque chose d’absolu dans cette faim et cette soif, un moteur très puissant, qui me fait penser à la description du peuple des croyants en marche, dans l’épître aux Hébreux : « dans la foi, ils moururent tous, sans avoir obtenu la réalisation des promesses, mais après les avoir vues et saluées de loin et après s’être reconnus pour étrangers et voyageurs sur la terre. Car ceux qui parlent ainsi montrent clairement qu’ils sont à la recherche d’une patrie ; et s’ils avaient eu dans l’esprit celle dont ils étaient sortis, ils auraient eu le temps d’y retourner ; en fait, c’est à une patrie meilleure qu’ils aspirent, à une patrie céleste. C’est pourquoi Dieu n’a pas honte d’être appelé leur Dieu ; il leur a, en effet, préparé une ville » (Hb 11.13-16).

Je perçois, dans cette béatitude et dans ces versets de l’épître aux Hébreux, une quête profonde et décisive, qui oriente la marche au jour le jour et ne laisse pas en repos.

C’est sans doute, d’ailleurs, un trait commun à l’ensemble des Béatitudes : elles disent « heureux » celui qui a transformé son manque en une quête de long terme. Luc, parlant de faim, le dit à sa manière : heureux si vous avez faim, aujourd’hui, mais malheureux si vous n’avez plus faim de rien (Lc 6.21 et 25) ! Malheureux, il faut le répéter, celui qui croupit dans la misère. Malheureux celui qui est victime d’un régime autoritaire et qui passe, injustement, de longues années en prison. Mais malheureux, d’une autre manière, celui qui meurt d’avoir trop. Heureux, en revanche, celui que le manque met en marche et qui, de péripétie en péripétie, entrevoit le rassasiement ultime que Dieu lui promet.

Les mots de faim et de soif peuvent lancer sur une fausse piste, car ils orientent vers une satisfaction à court terme, et c’est bien le propos du tentateur. Mais Jésus échappe à ce raisonnement à courte vue et invite, au travers des Béatitudes, ses disciples à traverser tout ce qui leur manque en regardant plus loin. La faim et la soif témoignent bien d’un désir profond, d’une attente forte, mais d’une attente qui met en marche et vise la justesse et la justice des relations, comme on peut parler de deux personnes ou de deux objets « bien ajustés ».

Cela m’évoque la manière dont le livre du Deutéronome (encore) s’envole en parlant du respect du droit dans les procès : « tu ne fausseras pas le jugement, tu n’auras pas de partialité, tu n’accepteras pas de pot-de-vin. Car le pot-de-vin aveugle les yeux des sages. Il pervertit les paroles des justes. La justice, la justice, tu chercheras afin que tu vives et que tu hérites de la terre que le Seigneur ton Dieu, te donne » (Dt 16.19-20). Mis à part un écho final au psaume 37 et à la béatitude précédente, on y trouve cette forme intensive propre à l’hébreu : répéter le mot pivot. En l’occurrence, la formule « la justice, la justice, tu chercheras » fait penser à une quête continuelle : toujours chercher la justice et continuer à la chercher (on pourrait traduire : à la poursuivre, c’est le sens premier du verbe) même quand on pense l’avoir trouvée. Au-delà de l’impartialité dans tel ou tel procès précis, c’est cette recherche qui fait vivre. C’est ainsi que la faim et la soif de justice mettent en marche et rendent heureux.

Nos méditations sur cette béatitude prennent, progressivement, soulignons-le, un tour nouveau : on est passé du point de vue de la victime, à celui de l’arbitre. Et, sans doute, c’est le propos de Jésus d’élargir notre vision et notre compréhension de la justice, en nous encourageant à aller au-delà de notre perception des torts que nous avons subis.

Pour un justice qui surabonde, par rapport à la justice formelle

A peine, en effet, Jésus a-t-il terminé les Béatitudes, qu’il nous entraîne dans une vision radicale de la justice. Il nous ouvre un chemin qui va très au-delà de la justice formelle et qui nourrit notre rêve de relations justes, tout en soulignant tout ce qui nous en sépare encore.

Lisons donc : « n’allez pas croire que je sois venu abroger la Loi ou les Prophètes : je ne suis pas venu abroger, mais porter jusqu’à la plénitude. […] Et je vous le dis : si votre justice ne surabonde pas, par rapport à celle des scribes et des pharisiens, vous n’entrerez pas dans le Royaume des Cieux » (Mt 5.17 et 20). Dans le premier verset, les versions françaises parlent, en général, « d’accomplir » la Loi et les Prophètes.

Mais le verbe accomplir a pris, en français, une connotation qui prête à confusion. On pense plus, en le lisant, à une prédiction qui devient réalité, qu’à l’idée de parachèvement, de complétude, que le verbe contient au départ. Le verbe grec évoque du plein et, donc, une parenté avec l’idée de rassasiement. Tout ce qui a été porté, et vécu, au travers de la Loi et des Prophètes, est resté à mi-chemin. Jésus vient en vivre l’aboutissement, au-delà des demi-mesures et des attentes restées en suspens. Et il nous propose, non pas de faire mieux que la justice formelle (dite, des scribes et des pharisiens, ici), mais de vivre des relations surabondantes par rapport à ce brouillon. C’est bien là le sens du verbe grec employé. C’est lui, par exemple, qui est utilisé pour parler des restes des multiplications des pains : « on emporta les morceaux qui surabondaient : douze (ou sept) paniers pleins » (Mt 14.20 et 15.37). On peut garder cette image : que notre justice soit à l’image de la surabondance joyeuse qui s’est exprimée dans les multiplications des pains.

En fait, le mot de justice sert de scansion à une bonne partie du Sermon sur la Montagne. Le verset que nous venons de citer est une introduction aux six : « mais moi je vous dis » (5.22, 27, 32, 34, 39, 44) qui exposent, jusqu’à la fin du chapitre 5, ce qu’il en est de cette justice surabondante.

Puis le chapitre 6 commence par : « gardez-vous de pratiquer votre justice devant les hommes » (Mt 6.1). On traduit souvent par « religion » ou « devoirs religieux », le mot « justice » (dans le contexte, c’est correct). La « justice » en question est, en effet, l’aumône, la prière et le jeûne, dont le texte nous parle jusqu’au verset 18. On rangerait, aujourd’hui, plus volontiers ces pratiques dans le domaine de la spiritualité. Il est intéressant de voir que le texte rapproche, en utilisant le même mot de « justice », ce qui nourrit la foi du croyant, son cœur à cœur avec Dieu et ce qu’il poursuit dans sa vie pratique.

Puis commence une nouvelle section qui parle des richesses et de l’inquiétude. Cette fois-ci, le mot de justice n’apparaît pas en introduction, mais en conclusion : « cherchez d’abord le Royaume de Dieu et sa justice et tout cela vous sera donné par surcroît » (Mt 6.33).

Là s’arrête l’usage du mot « justice » lui-même dans le Sermon sur la Montagne, mais l’idée court toujours en sous-main, avec une nouvelle partie dont la conclusion fait écho à l’introduction de Jésus sur la Loi et les Prophètes : «  tout ce que vous voudriez que les hommes fassent pour vous, faites-le de même pour eux. C’est là la Loi et les Prophètes » (Mt 7.12). Le début du chapitre 7 nous appelle, en effet, à penser symétriquement, à nous mettre à la place de l’autre et à ne pas le juger (en français, la racine est la même que le mot justice, mais, en grec, il s’agit d’une autre racine). C’est ainsi, en effet, que l’on passe de la perception de l’injustice subie à l’espoir de relations justes.

La justice contre-culturelle, surabondante et heureuse exposée par Jésus

La justice que Jésus expose à coups de : « mais moi je vous dis » peut effrayer, au premier abord. Mais, qu’il parle de conflit ou d’injure (Mt 5.21-26), de convoitise sexuelle (v 27-28), de séparation dans le couple (v 31-32), de serments qui finissent par affaiblir la parole ordinaire (v 33-37), de vengeance (v 38-41) ou de haine de l’ennemi (v 43-47), Jésus essaye simplement de nous rendre sensibles aux multiples occasions où nos relations sont défaillantes. Et, précisément, ces défaillances peuvent être compatibles avec le droit formel : on ne fait rien d’illégal. Mais si nous sommes à la recherche de relations justes, ces divers écueils sont autant de cailloux sur notre route.

On perçoit sans doute mieux le problème si on a été soi-même victime d’une injure, l’objet de remarques sexuelles déplacées, si notre conjoint nous a quitté, si les autres ont usé à notre égard d’un double langage, si les autres ont refusé nos excuses ou si on est l’objet d’une haine de principe. Assurément, ce sont des sources majeures de souffrance. Et si nous sommes appelés à faire pour les autres ce que nous voudrions qu’ils fassent pour nous, on commence à comprendre de quelle justice Jésus parle.

Avoir faim et soif de justice c’est être sensibles aux multiples occasions où nous nous blessons les uns les autres : ou les autres nous blessent et où nous blessons les autres.

C’est un domaine où nous pouvons parfois avoir l’impression de tourner en rond et de répéter les mêmes errements, mois après mois, année après année.  Cette béatitude nous dit pourtant qu’une telle quête mène quelque part et qu’une telle attente sera comblée. Le futur, ici comme dans les autres béatitudes, a un double sens : nous en vivons des réalisations partielles ici et maintenant, et le rassasiement plein et entier nous sera acquis à la fin des temps. Il est possible de vivre, dès aujourd’hui, dans l’esprit des Béatitudes, et d’orienter notre vie autour des attentes qu’elles mettent en valeur. La contre-culture heureuse des évangiles est ouverte à qui accepte de s’y engager.