Je poursuis, comme convenu, mon exploration des Béatitudes, en reprenant mes réflexions là où je les avais laissées la semaine dernière : il y a, dans l’expérience du désert, c’est que j’écrivais, une sorte de purge.
Nous sommes, par bien des côtés, intoxiqués par notre manière de vivre. Beaucoup de choses nous semblent indispensables alors qu’elles nous encombrent. L’esprit de pauvreté est, de la sorte, un esprit de légèreté. Il est une porte d’entrée dans le Royaume des cieux ainsi que cela a été annoncé, dans le désert de Judée par Jean-Baptiste (Mt 3.1-3).
L’esprit de pauvreté consiste, pourrait-on dire, à traverser le quotidien en se souvenant de ce que l’on a appris au désert. Mais qu’y apprend-on ? Quelle expérience ressemble à celle du désert aujourd’hui ?
La contre-culture du désert aujourd’hui
Le ministère de Jean-Baptiste dans le désert et son lien avec la prophétie d’Esaïe : « Une voix crie dans le désert : préparez le chemin du Seigneur » (Es 40.3), est attesté par les quatre évangiles (fait assez rare pour être souligné). La citation a du sens : Jean-Baptiste est venu préparer le peuple à l’avènement de Jésus. Mais, je reprends mes questions : que faisait Jean-Baptiste dans le désert ? Et pourquoi, dès l’époque d’Esaïe, la voix devait-elle surgir du désert ?
Nous avons du mal à l’imaginer aujourd’hui. Quand on parle, de nos jours, de manière figurée, d’une période de désert, on pense à quelque chose comme de la tristesse ou du découragement. Un personnage public qui vit une « traversée du désert » préférerait, en général, éviter une telle expérience. Notre manière négative de considérer le désert est en partie liée à la survalorisation contemporaine de l’abondance et du plein (de biens, de relations, de likes, de projets, etc.). En quoi avoir moins, ou même avoir peu, pourrait-il être une bonne nouvelle ?
C’est, assurément, parce qu’avoir trop nous rend malades et dépendants. Un chercheur a travaillé (il y a plus de 20 ans) sur la dépendance à l’automobile.
Il avait noté que les personnes qu’il interrogeait disaient avoir acheté une voiture pour être indépendantes, puis, une fois munies d’une voiture, partaient s’installer en un lieu où elles étaient dépendantes de cette voiture.
Dans un pays riche, comme la France, il semble évident qu’il faut accumuler un minimum de biens pour mener une vie digne. Et ce dont beaucoup de nos concitoyens rêvent, est d’en posséder un maximum. Ainsi, nous sommes complètement intoxiqués : parfois au sens propre, si l’on pense à la pollution atmosphérique, et toujours au sens figuré. Nous perdons de vue ce qui fait l’essentiel de la vie en étant focalisés sur nos possessions. Il semblerait qu’à l’époque de Jésus il en allait de même : « là où est ton trésor, nous avertissent les évangiles, là aussi sera ton cœur » (Mt 6.31, Lc 12.34).
Le désert : des occasions d’interroger le trop-plein de notre société
Le Seigneur nous propose donc une cure de « détox » : « je te conduirai au désert et je parlerai à ton cœur » (cf. Os 2.16). Lorsque nous nous confrontons à des espaces moins saturés, à des moments d’ennui, à des lieux moins équipés, nous pouvons reprendre conscience de ce qui fait le cœur même de nos vies et de notre relation avec Dieu. Et nous nous retrouvons allégés, libérés des multiples dépendances (petites et grandes) qui encombrent notre vie quotidienne. Nous marchons heureux et légers et il importe de nous souvenir de tels moments, qui enracinent, en nous, l’esprit de pauvreté.
Cette expérience du désert est, de fait, fondatrice et il faut sans cesse repasser par elle pour retrouver la voie du Seigneur. Lorsque les prophètes interpellent le peuple d’Israël, à l’époque des rois, ils l’encouragent à revenir à la frugalité du désert. Lorsqu’Esaïe annonce la fin de l’exil à Babylone, il la présente comme une sortie du désert (c’est là le sens de la prophétie que nous avons cité au début). Et lorsque Jean-Baptiste annonce la venue de Jésus, il s’installe, donc, à son tour, dans le désert. À chaque fois le peuple doit oublier quelque chose, sortir de ses routines, aller voir ailleurs, reprendre un nouveau départ.
La civilisation, avec ses fastes, nous éblouit et nous égare sans cesse. Il y a même un passage bouleversant, lorsque Dieu répond à Job, où il lui fait (re)découvrir les étendues sauvages qui se déploient à l’écart des centres prestigieux du pouvoir : « J’ai mis l’âne sauvage en liberté, j’ai délié les liens de l’onagre. Je lui ai assigné la steppe pour maison et la terre salée pour demeure. Il se rit du vacarme des villes et n’entend jamais l’ânier vociférer » (Jb 39.5-7). Les étendues délaissées et sauvages défilent, ainsi, au long du chapitre 39. Elles sont là pour nous apprendre que le monde et la vie en abondance se résument à autre chose que notre esprit de possédants, avec nos petits calculs et notre volonté de dicter les événements.
Au cœur du désert, nous rencontrons la plénitude d’une présence et c’est là que Dieu veut nous conduire. « Quand Israël était jeune, je l’ai aimé, et d’Égypte j’ai appelé mon fils. […] Je les menais avec des attaches humaines, avec des liens d’amour, j’étais pour eux comme ceux qui soulèvent un nourrisson contre leur joue et je lui tendais de quoi se nourrir » (Os 11.1 et 4). Tel est le Dieu qui nous accompagne pendant ces marches libératrices aux confins de notre civilisation. Tel est celui qui nous appelle à nous souvenir de ces moments bénis. Dieu, il faut le dire, n’est pas contre la plénitude, mais la plénitude du Christ, ou être rempli de l’Esprit (Eph 5.18), n’est pas du même ordre que la plénitude des artifices qui nous encombrent.
Aujourd’hui, des personnes nombreuses vont faire des retraites ou marcher sur le Chemin de Compostelle, pour éprouver ce qu’est la vie avec moins de facilités matérielles, ou pour goûter à nouveau au silence.
D’autres changent de profession parce qu’elles se rendent compte qu’elles ont perdu le sens de ce qui fait leur vie, en se focalisant uniquement sur la rémunération du travail. J’ai rencontré, une fois, un homme qui marchait sur le Chemin de Compostelle pour la deuxième fois. Quand je lui ai demandé ce qu’il restait de son premier périple, il me l’a résumé en une formule : j’ai découvert que j’avais assez !
Tous ceux qui cherchent à se ressourcer dans des lieux, ou au travers de circonstances où ils coupent avec certains des réflexes de la vie quotidienne ne découvrent pas forcément le Royaume de Dieu. Mais je lis la béatitude de la manière suivante : « heureux ceux qui ont l’esprit de pauvreté, car le Royaume de Dieu est fait pour eux ».
L’esprit de pauvreté et les défis collectifs que nous lance la crise écologique
Ces considérations sur les vraies et les fausses plénitudes ne valent pas seulement au niveau des choix individuels. Elles concernent également les choix collectifs que, de gré ou de force, nous serons amenés à faire dans les années qui viennent.
On peut les aborder avec un esprit de possédants. Et, dans ce cas, ces défis sont source d’inquiétude et de découragement. Tout ce que nous faisions sans nous poser trop de question, nous pose question, tout d’un coup. Et alors ? Il va falloir se limiter, faire différemment, changer notre manière de faire, renoncer à quelque chose ? Mauvaise nouvelle.
Notre maîtrise sur le monde n’est pas aussi grande que nous le pensions. La nature est en train de nous échapper. Mauvaise nouvelle. Tout cela nous interroge sur la civilisation dans laquelle nous vivons et qui est obsédée par la maîtrise sur les autres, que nous essayons de tenir en respect par des technologies de surveillance, par la maîtrise sur les objets, par la maîtrise sur les éléments. Oui c’est cette maîtrise qui est en train de nous filer entre les doigts et cela inquiète beaucoup de monde. Mauvais nouvelle.
Mais si nous sommes habités par l’esprit de pauvreté, les enjeux peuvent nous apparaître sous un autre jour. Oui, si nous sommes obligés, contraints et forcés, de nous confronter à des réalités qui nous dépassent et qui nous échappent cela peut nous sortir de notre obsession de l’enrichissement. Bonne nouvelle ! Si nous redécouvrons que nous devons interagir avec les éléments naturels, de manière respectueuse, cela peut nous conduire à redécouvrir que nous devons interagir avec les autres de manière respectueuse. Bonne nouvelle ! Et qu’au-dessus de nous il y a Dieu qui nous appelle à agir comme lui, de manière généreuse et aimante. Bonne nouvelle ! Et que, dans nos prières, nous n’avons pas à chercher à plier Dieu à notre volonté. Bonne nouvelle !
Bien sûr, on me dira que tout cela n’a de sens que pour des personnes, comme moi, qui ont une marge de choix et que beaucoup de personnes sont obsédées juste par la fin du mois. Assurément, je l’ai dit la semaine dernière, cette béatitude ne fait nullement l’apologie de la misère. Deux autres béatitudes valorisent, d’ailleurs, la recherche assidue de la justice. Mais l’existence de franges de la population en grande difficulté sert trop souvent d’excuse à ceux qui sous-estiment à quel point ils sont dépendants de l’abondance matérielle, afin de ne pas se questionner. Un tel déni, un tel aveuglement, ne mènera qu’au malheur, individuel et collectif.
Les Béatitudes de Luc sont plus brèves et plus directes. Elles opposent, par ailleurs, des malheurs aux bonheurs. Sur ce sujet, on lit, littéralement : « malheureux, vous les riches, parce que vous avez pour vous, votre consolation à vous » (Lc 6.24). Une nuance est, en effet, ajoutée au verbe avoir, pour marquer que c’est une pleine possession. Si ce que nous possédons est notre seule consolation, c’est, en effet, le malheur, la tension et l’inquiétude, qui nous domineront. C’est là ce que produit l’esprit de possédant.
Heureux, donc, ceux qui ont l’esprit de pauvreté, le Royaume de Dieu leur est ouvert.