L’évangile de Matthieu parle, à trois reprises, de la douceur : peu d’occurrences, mais à chaque fois pour des considérations décisives. Nous avons utilisé les deux premières occurrences ces deux dernières semaines.
La troisième mention de la douceur se trouve dans le récit du jour des Rameaux. « Cela est arrivé, dit alors l’évangile, pour que s’accomplisse ce qu’a dit le prophète : dites à la fille de Sion : Voici que ton roi vient à toi, doux et monté sur une ânesse et sur un ânon, le petit d’une bête de somme » (Mt 21.4-5). Matthieu cite, ici, une prophétie de la deuxième partie du livre de Zacharie, texte auquel on porte peu attention, en temps normal. Une fois encore, il reprend la version grecque de la Septante, et, au passage, le mot « doux » qui traduit le fameux terme hébreu qui signifie aussi humble ou pauvre. Mais Matthieu n’a pas hésité à mentionner cette douceur que Jean, pour sa part, a supprimé en citant la prophétie : « ne crains pas, fille de Sion : voici ton roi qui vient, il est monté sur le petit d’une ânesse » (Jn 12.15). Quant aux autres évangiles, ils ne mentionnent pas cette citation.
La partie finale du livre de Zacharie : source importante de la lecture de la Passion par l’évangile de Matthieu
Or cette partie du livre de Zacharie semble être un appui privilégié que prend Matthieu pour donner sens aux événements de la Passion. Il la cite, en effet, à deux autres occasions: la trahison de Juda, d’abord, et ce que fait Juda quand il est pris de remords (Mt 26.15 et Mt 27.9-10). Les trente pièces d’argent et leur destinée renvoient explicitement à Za 11.13. Et, deuxième occasion, cet avertissement, pour prévenir les disciples qu’ils vont être perdus quand Jésus sera arrêté : « il est écrit : je frapperai le berger et les brebis du troupeau seront dispersées » (Mt 26.31 = Za 13.7). Cet appui est d’autant plus frappant que Matthieu ne cite pas les chants du serviteur, du livre d’Esaïe, au moment de la passion (il les cite plus tôt dans l’évangile, à propos du ministère de guérison de Jésus). Or on associe beaucoup plus souvent ces chants du serviteur à la mort et à la résurrection de Jésus.
De quoi nous parlent donc les six derniers chapitres de Zacharie ? Il n’est pas étonnant que l’on fasse rarement le rapprochement avec l’évangile de Matthieu, car c’est un texte plutôt compliqué. Il ne nous expose, d’ailleurs, pas que de la douceur. On y trouve aussi des épées et des massacres. Il y a des fragments assez contrastés les uns avec les autres : par exemple, des victoires qui succèdent à des défaites, et vice versa. Le texte, en lui-même, est, d’ailleurs, assez peu commenté. On peut quand même y trouver une logique mais, sur le fond, on sent un balancement, avec la présence :
- premier volet, d’un messie doux qui fait face à des multiples avanies, qui est rejeté, qui endure des événements qui entraînent le peuple dans la dispersion et,
- deuxième volet, l’affirmation, plus classique, d’un dieu triomphant qui finit par remporter la victoire sur les idolâtres et les autres nations.
Or Matthieu est allé chercher toutes ses citations dans les textes qui relèvent du premier volet.
Cet ensemble de la fin du livre de Zacharie relève, en fait, d’un genre qui a connu une certaine fortune avant la venue de Jésus : le récit de la victoire finale, après de multiples épisodes défavorables, de Dieu et de ses fidèles ; quelque chose comme la leçon professée par le psaume 37, traduite en péripéties.
Matthieu est donc allé piocher dans ce récit les épisodes les plus opposés au triomphe militaire. Il a rattaché la trahison de Juda à l’épisode du rejet par le peuple du roi de douceur. Il a relié le désarroi des disciples, au moment de la mort de Jésus, à la débandade de fidèles qui avaient perdu une bataille militaire. Matthieu a donc signifié que Jésus a si complètement tourné le dos à la tentation diabolique du pouvoir, qu’il n’a pas envisagé d’autre manière d’affronter un sort contraire que de rester le roi doux et humble de cœur.
Mais, au total, faut-il interpréter sa mort comme une défaite ou comme une victoire ? Matthieu ne le dit pas directement. On comprend, indirectement, que pour lui, Jésus a pleinement accompli la prophétie de Zacharie en restant le roi doux monté sur un âne et sans avoir besoin de faire appel au versant sombre et violent des autres passages. C’est Paul qui présentera explicitement la mort sur la croix comme une victoire : le Christ « a dépouillé les Autorités et les Pouvoirs, il les a publiquement livrés en spectacle, il les a traînés dans le cortège triomphal de la croix » (Col 2.15). De fait, au début de l’histoire de l’Église, on a régulièrement interprété la mort du Christ à la croix comme une victoire sur le mal. A côté du thème du pardon des péchés (qui figure, d’ailleurs, juste avant, dans le texte des Colossiens que nous avons cité), on insistait sur ce deuxième thème. A vrai dire, si on comprend la douceur comme la grâce en action, les deux thèmes ne font qu’un : Jésus a triomphé du mal par la grâce. « Il a annulé le document accusateur que les commandements retournaient contre nous, il l’a fait disparaître, il l’a cloué à la croix » (Col 2.14). Et il a triomphé des logiques de mensonge et d’oppression en refusant d’entrer dans le jeu du rapport de force armé.
Pourquoi, par la suite, ce thème de la victoire sur le mal par la grâce, par la douceur, s’est-il estompé ? On peut imaginer que lorsqu’il a fallu bénir les armées d’état, on s’est focalisé sur le pardon individuel des péchés, en laissant de côté l’action sociale de la grâce. Mais de quelle terre les chrétiens ont-ils alors hérité ?
L’action des chrétiens dans la société, à la lumière de l’héritage de la douceur
Cela dit, la pertinence sociale de la douceur a refait surface, par la suite, notamment dans le courant franciscain. Puis, dans la Réforme radicale, au XVIe siècle, la politique de la douceur a de nouveau rencontré un intérêt.
Citons, par exemple, un texte de Marpeck, un des penseurs de cette Réforme radicale. « Paul distingue la sagesse des magistrats de ce monde de la sagesse du Christ quand il dit : « Ce n’est pas la sagesse des princes de ce monde » (1 Cor 2:6). Il est donc clair que les princes de ce monde ont une sagesse particulière pour accomplir leur service. La sagesse chrétienne n’est pas adaptée à leur office et elle ne leur servira pas car elle produit la grâce, la pitié, l’amour de l’ennemi, les choses spirituelles et surnaturelles, la croix, les tribulations, la patience et la foi au Christ sans coercition (…). La sagesse de l’office des princes de ce monde est destinée à travailler au travers de l’épée, sans pitié, avec la haine de l’ennemi, la vengeance physique, en tuant ceux qui font le mal, avec des gouvernements naturels du monde, des jugements et autres choses similaires. Il est dès lors sans fondement de prétendre que personne ne peut exercer le gouvernement du monde mieux qu’un chrétien. Cela voudrait dire qu’il aurait besoin de la sagesse du Christ pour l’exercer ».
On peut considérer autrement, aujourd’hui, l’exercice de la justice. Le droit est là, aussi, je l’ai dit, pour protéger le faible. Et il est possible d’envisager une pratique de la justice plus ou moins violente. C’est plus affaire de degré que d’absolu. La pertinence de ce texte est ailleurs : il souligne le contraste entre deux logiques d’action. Or on porte beaucoup d’attention à l’ordre social que produisent le droit et l’usage légitime de la force. L’essentiel des débats politiques et même des discussions en famille portent sur de tels sujets. Mais que produisent « la grâce, la pitié, l’amour de l’ennemi, la patience et la foi au Christ sans coercition » ? Quel héritage ce mode de vie engendre-t-il ? Assurément, plutôt quelque chose de l’ordre de la thérapeutique. D’ailleurs, la figure de Jésus thérapeute est fréquente chez Marpeck. Les chrétiens « laissent des fontaines d’eau vive couler de leur sein, car ils ont bu à la fontaine de la vie par la foi en Christ (Jn 4:10-15, 7:38). (… Dès lors) ils délivrent des enseignements, de la sagesse, des informations. Ils prescrivent la médecine et les remèdes du vrai Maître, à leurs frères dans la foi et au monde infirme et déficient. (…) Ils usent de la médecine du Grand Médecin, à l’égard les uns des autres, à l’égard de ceux qui ont faim mais non pas de ceux qui sont repus ».
Est-ce que cela a du sens, de vivre l’amour dans un monde de brutes ? C’est ce qu’annonce la béatitude sur les doux : cela a du sens et cela produit un espace social particulier. Quand les chrétiens s’interrogent sur le rôle qu’ils peuvent tenir dans la société ils sous-estiment souvent la portée d’une attitude de douceur, d’accueil de l’autre, de compassion. Ils sous-estiment également la consistance du territoire qui se construit de cette manière.
On associe trop facilement doux à mou, à passif ou à naïf.
Mais la douceur est un portail d’entrée dans la contre-culture heureuse à laquelle nous invite le Christ. Elle est même, peut-être, le trait qui se rapproche le plus de sa personne. C’est en tout cas le trait que souligne l’évangile de Matthieu. On parle, évidemment, de contre-culture : autour de nous, les territoires de la violence et du rapport de force sont bien plus visibles, bien mieux repérés. Mais ce sont des territoires de la souffrance et de l’inquiétude.
Heureux les doux, car ils hériteront la terre.