La deuxième béatitude (la troisième dans certains manuscrits) pousse la tension du genre à son maximum : « heureux ceux qui pleurent (ou les affigés) car ils seront consolés ! » Jésus va loin dans le paradoxe.
Il y a, par ailleurs, une particularité : à la différence des autres béatitudes, elle ne désigne pas des personnes qui ont fait un choix de vie particulier. Les affligés, ou ceux qui pleurent, sont plutôt les victimes de choix faits par d’autres.
Ces deux remarques lancent deux défis à la compréhension, à l’appropriation et à l’actualisation de ce texte. A qui, à quoi, pensait Jésus ?
C’est l’occasion de dire que l’on perçoit mieux le sens des Béatitudes, si on considère qu’elles ouvrent, certes, une histoire (on entame, ici, une série de béatitudes au futur), mais qu’elles s’inscrivent, également, dans une histoire.
La tradition prophétique, à l’arrière-plan de cette béatitude
Le premier point de repère historique auquel on pense, dans le cas présent, est la lignée des prophètes qui ont porté la voix des affligés. Une référence encore plus précise est la prophétie d’Esaïe 61. La béatitude emprunte, en effet, les mots mêmes d’un extrait de ce texte (dans la version grecque de la Septante), qui, en effet, éclaire la portée de la parole de Jésus : « l’Esprit du Seigneur est sur moi, car il m’a conféré l’onction pour annoncer la bonne nouvelle aux pauvres, pour panser ceux qui ont le cœur brisé, proclamer aux captifs l’affranchissement et aux prisonniers la libération, pour proclamer une année de faveur du Seigneur et un jour de vengeance, pour consoler tous ceux qui pleurent [les affligés], mettre à ceux qui pleurent [les affligés] en Sion un diadème, oui leur donner un diadème et non pas de la cendre, une huile de joie au lieu des pleurs [de l’affliction], un vêtement de louange, au lieu d’un esprit abattu. On les appellera térébinthes de la justice, plantation du Seigneur, destinés à manifester sa splendeur » (Es 61.1-3).
Les cœurs brisés, les captifs, les prisonniers, les affligés, le sont contre leur gré. Le texte d’Esaïe use d’ailleurs d’une rhétorique fréquente, chez les prophètes, en parlant d’une inversion des situations : ceux qui étaient les rebuts de la société se retrouvent aux places éminentes, avec un diadème sur la tête. Une première manière de comprendre la béatitude est donc de dire que les affligés, eux aussi, ont droit au bonheur.
Qui pleure ? La force des Psaumes
Le deuxième ancrage historique est, évidemment, le livre des Psaumes, avec ses prières remplies de cris, de frustrations et de larmes.
Alors, qui sont « ceux qui pleurent » dans les Psaumes ? Ceux qui s’estiment victime d’une injustice, souvent. Ceux qui sont pourchassés par des ennemis en furie. Ceux qui se retrouvent exilés sur une terre étrangère : « Là-bas, au bord des fleuves de Babylone, nous restions assis et nous pleurions, en nous souvenant de Sion » (Ps 137.1).
Celui qui pleure est isolé, rejeté. On pense aux deux psaumes jumeaux, 42 et 43. « Jour et nuit, mes larmes sont mon pain, quand on me dit tous les jours : Où est ton Dieu ? » (Ps 42.4) « Dieu, toi ma forteresse, pourquoi m’as-tu rejeté ? Pourquoi m’en aller, lugubre et pressé par l’ennemi ? » (Ps 42.10 et 43.2). Les deux psaumes, d’ailleurs comportent une lueur, un espoir, avec une formule qui revient : « Pourquoi te replier, mon âme, et gémir sur moi ? Espère en Dieu ! Oui, je le célébrerai encore, lui et sa face qui sauve » (Ps 42.6, 12 et 43.5).
Celui qui crie vers Dieu témoigne de l’injustice dévorante du monde : « Le soir, ils reviennent, grondant comme des chiens ; ils rôdent par la ville. Ils errent en quête de nourriture ; s’ils ne sont pas repus, ils passent la nuit à geindre » (Ps 59.15-16).
Et parfois, celui qui pleure, pleure sur lui-même et sur sa propre injustice. Il y a d’ailleurs, dans ce registre, un psaume qui enchaîne directement une béatitude et le souvenir de la souffrance. « Heureux l’homme dont l’offense est enlevée et le péché couvert ! Heureux celui à qui le Seigneur ne compte pas la faute, et dont l’esprit ne triche pas ! / Tant que je me taisais, mon corps s’épuisait à grogner tous les jours, car, jour et nuit, ta main pesait sur moi, ma sève s’altérait aux ardeurs de l’été » (Ps 32.1-4).
Finalement, à peu près tout le monde pleure dans les Psaumes. Le paradoxe est que c’est aussi dans les Psaumes que l’on trouve plus de la moitié des béatitudes de l’Ancien Testament : « heureux celui qui … ». Il n’est pas rare, d’ailleurs, que bonheur et malheur se croisent dans le même psaume. Suivons le psaume 40, par exemple. Il se termine par ces mots : « Je suis pauvre et humilié, le Seigneur pense à moi. Tu es mon aide et mon libérateur ; mon Dieu, ne tarde pas ! » (Ps 40.18). Et tout le psaume alterne entre l’évocation de moments difficiles (le gouffre tumultueux, au verset 3, les malheurs sans nombre, au verset 13, ceux qui cherchent à m’ôter la vie, au verset 15, ceux qui se moquent de lui, au verset 16), et l’évocation de délivrances (Dieu a entendu mon cri, au verset 2, les grands miracles, au verset 6, la fidélité de Dieu, au verset 12). Au milieu de ces évocations contrastées il y a cette affirmation : « Heureux l’homme qui a mis sa confiance dans le Seigneur, et ne s’est pas tourné vers les hommes de violence, ni vers les suppôts du mensonge ! » (v 5).
Faut-il comprendre ces affirmations de bonheur comme une consolation après les larmes ? Oui et le mot consolation est même faible. Il ne s’agit pas simplement d’un réconfort, c’est une libération qui se produit. Dans la prophétie d’Esaïe, également, on ne parle pas d’une consolation-cataplasme, voire d’un opium du peuple, on évoque une situation qui a radicalement changé.
Mais le psaume 40 me semble être une bonne image de ce qui se joue : nous sommes dans une situation partagée où les moments de délivrance alternent avec les moments de souffrance. Dieu accueille les larmes de celui qui voit l’injustice du monde (ce qui inclut sa propre injustice), d’autant plus volontiers que ce regard se rapproche du regard de Dieu lui-même. Dans le psaume 40, avec ses allers et retours, il y a d’ailleurs un point stable, c’est qu’au travers des violences qu’il a subies (et qu’il subit encore), mais auxquelles il n’a pas emboîté le pas, le psalmiste se sent en harmonie avec Dieu. « Heureux l’homme qui ne s’est pas tourné vers les hommes de violence, ni vers les suppôts du mensonge, mais qui a mis sa confiance dans le Seigneur ».
Faut-il en passer par les larmes pour recevoir « l’huile de joie et le vêtement de louange », pour reprendre les mots d’Esaïe ? Il faut se garder de systématiser. Mais il y a une pratique qui, pour moi, fait sens : parmi les communautés monastiques qui récitent les psaumes, pendant les offices du jour, la règle veut que l’on commence systématiquement par un psaume de détresse, avant d’aller, progressivement, vers des psaumes plus lumineux. Il y a, également, une progression dans la journée, où l’on va, progressivement, vers la lumière. C’est une manière de dire que la louange ne saute pas par-dessus les difficultés, les crises et les tensions de la vie, mais qu’elle les traverse, qu’elle en perçoit la douleur et les insuffisances et qu’elle va vers une consolation progressive. L’enjeu n’est pas d’être, forcément, soi-même en difficulté au départ, mais d’avoir suffisamment d’empathie pour être touché par la souffrance des autres et la porter vers Dieu.
Une scène de l’évangile illustre comment Jésus lui-même a emprunté cette voie : « Voyant les foules, il fut pris de pitié pour elles, parce qu’elles étaient lasses et prostrées comme des brebis qui n’ont pas de berger. Alors il dit à ses disciples : La moisson est abondante, mais les ouvriers peu nombreux ; priez donc le maître de la moisson d’envoyer des ouvriers dans sa moisson » (Mt 9.36-38). Il fait quelque chose de sa tristesse et de sa compassion qui le poussent autant à prier qu’à poursuivre son ministère.
Heureux dans quel sens ?
Est-il juste, malgré tout, de parler de « bonheur » pour rendre compte de ces réalités contrastées, entre larmes et délivrances ? Oui, si on creuse un peu le sens à donner à ce mot, qui, même en français, a un sens assez vague.
André Chouraqui, dans sa version de la Bible, a popularisé, la traduction de « heureux », par « en marche ». On hésite, aujourd’hui, à employer cette formule, depuis qu’elle a été utilisée comme label d’un mouvement politique ! Il n’en reste pas moins que le mot hébreu qui est utilisé dans les béatitudes de l’Ancien Testament, provient d’une racine verbale qui signifie : « aller de l’avant ». Par exemple : « marchez dans la voie de l’intelligence » (Pr 9.6). Donc, « courage ! » ou « allez ! » seraient des traductions possibles. En tout cas, il faut bien comprendre que Jésus ne parle pas d’un bonheur contemplatif (ce qui est l’ambiguïté, d’ailleurs, du mot « béatitude », en français), mais d’un élan qui aide à vivre.
Gardons l’idée de courage. Si on comprend, alors, cette béatitude non pas comme un appel à la résignation, mais comme un encouragement, un appel à tenir bon, elle prend une autre tournure. Elle signifie que ceux qui pleurent ont de la valeur, qu’ils ont toute leur place dans la société. La promesse d’une consolation, ou d’un retournement comme dans la prophétie d’Esaïe, est une manière de les valoriser et de les conforter. Et la promesse d’une consolation n’est pas une promesse en l’air. Cette béatitude (on l’a dit) fait partie de celles qui sont écrites au futur. Cela ne veut pas dire que Jésus pense seulement à la fin des temps. Dans le Nouveau Testament, comme dans les Psaumes, la consolation est une expérience que l’on fait ici-bas, avant de l’expérimenter pleinement dans l’éternité. C’est ce que Jésus exprime dans l’évangile de Jean, au moment où il va quitter ses disciples (cf. Jn 16.20-22 et tout le thème de l’Esprit consolateur dans le discours d’adieu de Jésus). C’est ce que Paul écrit, également, dans la deuxième épître aux Corinthiens (cf. 2 Cor 1.3-11). Les quatre premiers chapitres de la deuxième épître aux Corinthiens nous plongent d’ailleurs, sans cesse, dans une ambiance proche des Psaumes, avec de multiples contrastes. « De même, lit-on par exemple, que les souffrances du Christ abondent pour nous, de même, par le Christ, abonde aussi notre consolation » (2 Cor 1-5). Et cela continue jusqu’au terme du chapitre 4. « C’est pourquoi, conclut Paul, nous ne perdons pas courage » (2 Cor 4.16).
On se retrouve dans l’ambiance des Psaumes : une prière qui est aussi une lutte, un non-renoncement.
L’illusion n’est pas du côté où on le pense
Il faut le dire : les Béatitudes (et celle-là en particulier) ont souvent été taxées de promettre un bonheur illusoire.
Mais retournons la béatitude (ce que fait Luc) et nous la comprendrons autrement. Que penser de celui qui ignore la souffrance autour de lui ou qui croit aux discours enchantés de la propagande politique, de la publicité ou de la communication d’entreprise ? C’est lui qui est dans l’illusion et non pas celui qui souffre et espère une consolation ! En tout cas, il se prépare à tomber brutalement des nues : si vous ne faites que « rire aujourd’hui, vous serez affligés et vous pleurerez » (Lc 6.25).
Jésus, dans les béatitudes, désigne toujours les personnes au pluriel. Cela peut désigner « tous ceux qui … », pris un par un. Mais cela indique qu’il y a aussi quelque chose de récurrent, de collectif, dans l’affliction. Ce sont des groupes, ou des catégories de personnes, qui pleurent plus que les autres. Et, vu d’en haut de la société, on a tendance à sous-estimer, voire à occulter, cette souffrance. Mais celui qui se donne la peine d’aller voir un peu en-dessous de la surface des choses ne découvre pas seulement de la souffrance. Il découvre une vie, des dynamiques, qui ont une grande valeur et qui sont, pourtant, mises sous le boisseau.
Les scènes de la souffrance ordinaire sont nombreuses aujourd’hui : à société émiettée, souffrance émiettée. Beaucoup de gens, autour de nous, intériorisent des situations difficiles sans en comprendre la logique d’ensemble : ils vont mal, sont malades ou en souffrance psychique. Par ailleurs, l’évolution de l’économie est en train de faire plonger les emplois d’ouvriers ou d’employés qualifiés, et ces groupes sociaux, menacés, habitant loin du centre des agglomérations du fait du coût du foncier, alimentent les votes protestataires et les mouvements sociaux violents. Ou bien c’est loin de nos frontières que des personnes portent les conséquences de nos choix. Tous ces groupes mériteraient une autre forme d’attention. Faute de consolation, de prise en compte réelle de leurs intérêts, ils font entendre, aujourd’hui, une colère grandissante. Et si les groupes sociaux dominants s’accrochent à leur bien-être et à leur bonheur à courte vue, ils vont au-devant de cruelles désillusions.
Jésus, bien sûr, use d’une forme de provocation en disant que ceux qui pleurent sont heureux. Mais cette provocation est là pour nous ouvrir les yeux. N’y a-t-il pas plus de lucidité, plus de perspectives d’avenir, plus de dynamisme, à prendre en compte ce qui va de travers qu’à ignorer les tensions qui couvent ? Celui qui aspire à diminuer sa souffrance, autant que celle des autres autour de lui, est certainement plus heureux que celui qui craint de perdre ses privilèges. Celui qui accepte de voir les arrière-cours peu reluisantes de notre abondance économique, se fixe ensuite des objectifs plus pertinents, plus vivants et, à terme, plus consolants, que celui qui s’aveugle sur les conséquences de ses choix.