Les paroles passent, les écrits restent, dit-on. Encore faut-il savoir lire et pratiquer la lecture. L’ancien adage tend aujourd’hui à perdre en pertinence, jusqu’au sein des Églises. En valorisant l’immédiateté, la réactivité et les messages instantanés, le monde moderne se coupe en effet peu à peu de l’écriture et de sa mémoire.

Victoire de l’immédiat

Les éditeurs ont beau fabriquer à tour de presse des opus aux thèmes de plus en plus variés, la pratique de la lecture diminue inexorablement, tandis que s’étiole le poids de la parole portée par les livres. Cette diversité même pourrait remettre en cause l’attrait de la lecture, par un émiettement de petits titres à faibles tirages. Alors que chacun veut faire son livre et s’exprimer, quelle possibilité y aurait-il de partager ce que l’on devient presque seul à lire ?

Bien sûr, le support papier a encore de beaux jours devant lui. Mais concrètement dans les Églises, les catéchètes se plaignent du manque de culture biblique des enfants, les familles se lamentent des supports vidéo ou des téléphones sur lesquels leurs enfants n’apprennent pas à développer une attention plus soutenue qu’un SMS. Dans ce règne de l’instantané et du format court, où puiser la mémoire nécessaire à la constitution d’une histoire, d’un peuple, d’une Église ?

La puissance du papier

Dans le passé, les Églises ont pu trouver, par l’étude assidue de la Bible et des écrits théologiques, la substance d’une histoire commune, d’une foi partagée, d’une élévation de la pensée et de la spiritualité. Deux périodes ont particulièrement marqué cet essor de l’humain spirituel : la conquête du papier et celle de l’imprimerie. Lorsqu’en 751 les armées abbassides battent la Chine, récupérant ainsi le secret de la fabrication du papier, cela fait évoluer pour le monde musulman la capacité d’écrire, de diffuser et de dialoguer. Le foisonnement des idées sera tel durant quelques siècles qu’il aboutira, au début du second millénaire, à l’émergence d’un dialogue fécondent entre chrétiens, juifs et musulmans, notamment autour de Cordoue. De là sont issus quelques-uns des plus grands penseurs comme Maïmonide ou Averroès, des découvertes en mathématiques, en philosophie ou en médecine, ou la constitution d’immenses bibliothèques encyclopédiques. L’influence politique ne se mesure pas uniquement à la lame de l’épée mais aussi au papier et à la diffusion de la pensée qu’on lui doit. Une seconde période de foisonnement, celle plus connue de la Réforme, a sans doute été favorisée par l’imprimerie et sa capacité à répandre les idées plus rapidement.

Le livre est bâtisseur

Or comme d’autres, chacune de ces périodes d’intensité intellectuelle et spirituelle développées par les livres a aussi été attaquée pour ses livres. La bibliothèque de Cordoue a sans doute été brûlée lors d’invasions en 976, les luttes entre catholiques et protestants ont généré des bûchers de livres. Si la connaissance est un pouvoir, son développement constitue un contre-pouvoir car nul ne peut en maîtriser les conséquences. Encore aujourd’hui, le livre et la culture sont détruits par les régimes qui veulent, en anéantissant toute trace, couper un peuple de ses bases et de sa mémoire. Le système est connu et d’une violence inouïe. Car le livre est un bâtisseur qui fait référence. Par la permanence de son propos, il offre au lecteur un socle qui lui permet de critiquer, d’avancer, de penser, d’émettre de nouvelles hypothèses ou interprétations. D’Aristote à Lévinas ou Ricœur, chaque penseur a mis sa pierre de papier à l’édifice constitué par ses prédécesseurs, occasionnant les progrès de la science, de l’esprit, de la spiritualité.

Le monde a cependant atteint aujourd’hui un degré de complexité tel que nul système de pensée ne peut plus englober l’ensemble des écrits de son temps. La variété qui permettait les avancées devient dès lors un émiettement de la pensée par lequel chacun peut développer son opinion partielle, sa légitimité, son bastion. Ces bastions ont certes toujours existé et même constitué des contre-pouvoirs face aux idéologies dominantes, mais l ’émiettement est aujourd’hui devenu une règle incontournable qui relativise tout.

À la recherche d’un nouveau socle

Pourtant, si la variété des livres explose sous la plume de quelques-uns, qui écrit encore dans la population ? Mises à part les anciennes générations, l’habitude de former des lettres se perd au point que l’on écrit souvent plus vite à l’ordinateur qu’au stylo. Or l’informatique modifie le raisonnement de l’écrivain et sa relation au contenu, ne serait-ce que par la facilité de correction ou la complexité des arborescences de classement. Si tout est accessible à la recherche, rien n’est à portée immédiate de main. La nécessité de « clics » successifs a ainsi suffi pour générer de la distance entre le lecteur et le contenu, rendant plus difficile l’accès au savoir. Les banques de données consultables sur internet pallient en partie ce manque, mais encore faut-il y rechercher l’information juste. Celle qui arrive d’emblée au lecteur est calculée par les moteurs de recherche pour correspondre à ses dernières recherches. Autrement dit, le système d’information auquel l’être humain est soumis tend à le cantonner dans ce qu’il connaît déjà et à se répéter.

Le socle que constituait jusqu’à présent le livre doit donc se réaffirmer fortement ou bien évoluer rapidement pour se reconstituer ailleurs, différemment. Car sans socle stable, nulle pensée ne peut s’élever ni dialoguer, nulle spiritualité ne peut éclore ni se partager, nul pouvoir ne peut s’équilibrer d’un contre-pouvoir.

Retrouver ce qui fait un peuple

Réaffirmer ce qui fait la force d’un livre est une des tâches de l’Église. En s’appuyant sur la Bible, elle donne sens à l’Écriture et à l’écriture, dialogue et bâtit une part de ce socle qui fonde et assure le peuple de Dieu. Mais devant l’évolution des modes de pensées due à la pratique de l’informatique notamment chez les jeunes générations, cet effort est nécessaire mais n’est pas suffisant. L’Église a mis en place une culture de débat depuis plusieurs années. Là encore, le socle ne paraît pas stable. Le débat ne favorise pas la permanence ou l’ancrage de long terme dans des idées fortes. Il est une culture de l’impermanence. Cela est tellement vrai que toute référence à un passage biblique, quel qu’il soit, au cours d’une démonstration lui octroie aussitôt un statut proche de la vérité. La seule dimension qui ait subsisté dans le temps en dehors du livre semble être l’oralité. Encore aujourd’hui dans les liturgies juives du shabbat ou de pâque, les enfants posent des questions auxquelles répondent les parents. Aujourd’hui encore les cantiques se transmettent et durent. Aujourd’hui encore les histoires se transmettent. Ce sont les histoires qui font un peuple et soudent des individus autour de pratiques communes. Pour faire mémoire et transmettre l’Écriture, peut-être faut-il aujourd’hui retourner aux pratiques ancestrales des histoires et des chants, qui font socle par d’autres biais pour combattre l’oubli.