Par Christian Grappe, professeur de Nouveau Testament à la faculté de théologie protestante de Strasbourg. 

La sixième demande n’est plus : « Ne nous soumets pas à la tentation » mais « Ne nous laisse pas entrer en tentation ».

Cela faisait plus de cinquante ans que le Notre Père n’avait pas bougé. Depuis que, en 1966, catholiques et protestants s’étaient entendus sur une traduction commune.

Le changement s’est produit à l’instigation de la Conférence des évêques de France dès 2009, suivi d’un processus de concertation au sein du Conseil d’Églises chrétiennes en France. Consultée en 2010, la Fédération protestante de France a donné son accord pour cette modification. Par souci de maintenir une récitation commune du Notre Père dans les communautés mais aussi dans les familles et de témoigner ainsi d’une communion de foi et de prière, l’Église protestante unie de France puis l’Union des Églises protestantes d’Alsace et de Lorraine ont suivi cette décision.

Une traduction littérale impossible

Cela étant, la nouvelle traduction de la première partie de la sixième demande peut donner lieu à discussion, comme d’ailleurs celle de l’ensemble du Notre Père. De fait, cette prière est présente dans deux des évangiles, ceux de Matthieu et de Luc, mais sous deux formes différentes ! Et la forme que nous récitons est un mixte entre les versions de Matthieu et de Luc, auquel est ajouté, à la fin, une doxologie1 qui se trouve dans un écrit qui n’a pas intégré le Canon biblique, la Didachè.

Pour ce qui est de la sixième demande, il est impossible d’en proposer une traduction littérale car le verbe grec eisphero qu’elle contient ne trouve pas d’équivalent strict en français. Le plus proche serait le verbe « importer », mais on ne saurait demander à Dieu « ne nous importe pas dans la tentation ». Le mot peirasmos lui-même, qui est traduit habituellement par « tentation », signifie sans doute à l’origine « épreuve ». Sur le fond, la question pourrait se poser de savoir si le terme « épreuve » ne serait pas plus adapté que « tentation ». Cependant, là aussi, les choses sont complexes car le mot « épreuve » est assez souvent associé aujourd’hui, en français, à la maladie et à la mort. Ce n’est pas le cas de son homologue biblique qui envisage plutôt une mise à l’épreuve, au sens par exemple où Abraham a été éprouvé par Dieu (Genèse 22). Quant au mot « tentation », il est davantage lié aujourd’hui aux domaines sexuel et alimentaire, ce qui n’est pas le cas de peirasmos.

Ne pas heurter la sensibilité contemporaine

Pour en revenir au verbe eispherô, on a encore tenté de le rendre en français par « induire », « conduire », « soumettre », « faire entrer »…, d’où « ne nous induis pas en tentation », « ne nous conduis pas dans la tentation », « ne nous soumets pas à la tentation », « ne nous fais pas entrer en tentation », voire « fais que nous n’entrions pas dans l’épreuve »

Toutes ces traductions respectent à leur manière l’initiative divine que suppose le texte, mais qui peut heurter la sensibilité contemporaine, sensibilité pour laquelle l’être humain est responsable de ses actes et ne saurait être simplement le jouet de la volonté divine.

La nouvelle traduction liturgique peut s’avérer comme une sorte d’ouverture laissant apparaître que la volonté humaine peut n’être pas totalement étrangère à l’entrée dans la tentation. Elle peut laisser entendre que Dieu n’est pas forcément à l’origine de la tentation, comme le suggérait la traduction précédente, elle-même marquée par un schéma vertical dans lequel Dieu soumet le croyant à la tentation ou à l’épreuve, mais qu’il peut aussi garder le croyant de la tentation ou de l’épreuve en l’empêchant de la connaître, et ainsi le préserver dans le champ horizontal.

Ces questions, profondes et importantes, relèvent de problèmes de traduction et de fidélité au texte biblique qu’il convient toujours à nouveau de discuter et de reprendre.