Il existe un commandement du Lévitique qui n’est pas souvent commenté : « Quand vous serez entrés dans le pays que je vous donne, la terre observera un repos sabbatique pour le Seigneur : pendant six ans, tu sèmeras ton champ ; pendant six ans, tu tailleras ta vigne et tu en ramasseras la récolte ; la septième année sera un sabbat, une année de repos pour la terre, un sabbat pour le Seigneur » (Lv 25.2-4). L’impression que donne la suite du texte n’est pas vraiment que la terre a besoin de se reposer, mais plutôt qu’elle a besoin qu’on la laisse vivre sa vie pendant un an.
Dans le texte du Lévitique il est indiqué que l’on pouvait manger ce qui poussait spontanément au cours de l’année. Et c’était aussi une manière de mettre toute une série d’êtres à égalité : « Vous vous nourrirez de ce que la terre aura fait pousser pendant ce sabbat, toi, ton serviteur, ta servante, le salarié ou l’hôte que tu héberges, bref, ceux qui sont installés chez toi. Quant à ton bétail et aux animaux sauvages de ton pays, ils se nourriront de tout ce que la terre produira » (v 6-7). On retrouve l’inspiration des textes sur le sabbat qui associent tout le monde dans le repos. Le seul ajout à cette liste standard sont, ici, les bêtes sauvages, comme si elles profitaient spécialement du suspens de l’activité de l’homme.
Une disposition qui a sans doute été mise en œuvre, au moins à certaines époques
Une démarche aussi forte paraît un peu utopique, au point que certains doutent qu’elle ait jamais été mise en œuvre. Elle serait une sorte d’idéal inaccessible. On se demande dans ce cas, à quoi il servirait. Mais plusieurs indices laissent penser que c’était plus qu’une utopie.
L’indice le plus probant se trouve dans le premier livre des Maccabées où, au détour d’un épisode, on nous raconte la fin d’un siège : « ils n’avaient pas de vivres pour être à même de soutenir un siège, c’était en effet l’année sabbatique » (1 M 6.49).
Et puis il y a un indice indirect, c’est que le même commandement se trouve dans le livre de l’Exode avec un commentaire différent. Cela laisse penser qu’il s’agissait d’une pratique en vigueur qui a été regardée avec une pluralité de regards : « Tu n’opprimeras pas l’émigré ; vous connaissez vous-mêmes la vie de l’émigré, car vous avez été émigrés au pays d’Egypte. Six années durant, tu ensemenceras ta terre et tu récolteras son produit. Mais, la septième, tu le faucheras et le laisseras sur place ; les pauvres de ton peuple en mangeront et ce qu’ils laisseront, c’est l’animal sauvage qui le mangera. Ainsi feras-tu pour ta vigne, pour ton olivier. Six jours, tu feras ce que tu as à faire, mais le septième jour, tu chômeras, afin que ton bœuf et ton âne se reposent, et que le fils de ta servante et l’émigré reprennent leur souffle » (Ex 23.9-12).
Dans ce texte il y a un lien très direct avec le sabbat hebdomadaire (avec l’ajout, là aussi, des bêtes sauvages). Et on retrouve le double regard sur ce sabbat : d’un côté moment de repos qui fait écho au repos de Dieu ; de l’autre moment de liberté qui fait écho au souvenir de l’esclavage d’Egypte. « Tu te souviendras qu’au pays d’Egypte tu étais esclave, et que le Seigneur ton Dieu t’a fait sortir de là d’une main forte et le bras étendu; c’est pourquoi le Seigneur ton Dieu t’a ordonné de pratiquer le jour du sabbat » (Dt 5.15).
Cela nous renvoie vers l’idée d’un trop de travail qui finit par opprimer : on soumet les autres à l’esclavage pour qu’ils produisent davantage, on soumet la terre en tentant de lui faire « cracher » le maximum, et on marginalise les animaux sauvages en empiétant sur leur territoire. Il y a un moment, comme le dit le texte de l’Exode, où tout le monde a besoin de reprendre son souffle. C’est un minimum.
Une actualisation
Je tire de ce commentaire une considération assez basique : c’est parce que nous ne donnons aucune limite à notre travail que nous finissons par asservir les autres, les animaux domestiques et les bêtes sauvages. Ou, en prenant les choses dans l’autre sens : c’est parce que nous avons le moyen d’asservir les autres, les animaux domestiques et les bêtes sauvages, que notre activité n’a plus aucune limite. Si nous devions tout faire par nous-mêmes nous nous reposerions. Mais comme c’est d’autres qui le font, nous sommes prêts à leur demander n’importe quoi.
Cela me fait penser à l’idée « d’esclave énergétique » mobilisée par Jean-Marc Jancovici et Jean-François Mouhot : notre équipement mécanique nous fait perdre le sens de ce que nous exigeons de la terre, parce que nous avons perdu le contact avec elle.
Le jubilé, sabbat des sabbats, comme figure du salut
Le texte du Lévitique se poursuit en proposant, au bout de sept sabbats de la terre, une cinquantième année qui apure toutes les dettes et permet à chacun de récupérer la terre qu’il a dû vendre par nécessité. Cette année commence le jour du Grand Pardon : Dieu remet ses manquements à chacun et chacun remet ses dettes aux autres.
On a, naturellement, encore plus douté de la réalité de cette pratique. Pourtant, dans l’Antiquité, la remise partielle ou totale des dettes est souvent apparue comme une nécessité. Les déséquilibres économiques, liés à l’appauvrissement de pans entiers de la société, paralysaient la production et provoquaient des révoltes. Par contrainte cela a, à plusieurs reprises, conduit à annuler les dettes. Il ne s’agissait donc pas, de la part du Lévitique, d’une proposition hors-sol.
Proposition appliquée, par choix ou par nécessité, de manière intermittente ou régulière? En tout cas elle est devenue une figure du salut. Dans les grottes de Qumran on a retrouvé un fragment (11 Q Melkisédeq) qui est une sorte de pot pourri associant le texte de Lévitique 25 et d’autres textes annonçant le salut. Il associe, paix, justice et libération des dettes, au terme de dix jubilés. Ce thème (à défaut de ce texte précis) courrait manifestement dans le judaïsme, car c’est ainsi que Jésus, dans la synagogue de Nazareth, inaugure son ministère en citant un passage d’Esaïe (61.1-2) qui était rattaché dans le fragment de Qumran à l’année jubilaire : année de libération, de respiration, de remise des dettes : « L’Esprit du Seigneur est sur moi, parce qu’il m’a conféré l’onction, pour annoncer la Bonne Nouvelle aux pauvres. Il m’a envoyé proclamer aux captifs la libération et aux aveugles le retour à la vue, renvoyer les opprimés en liberté, proclamer une année d’accueil par le Seigneur » (Lc 4.18-19).
Deuxième actualisation
Je doute qu’une telle démarche soit à notre portée, collectivement, aujourd’hui. Je suis néanmoins frappé de voir comment, dès que quelqu’un a un suspens dans son activité, il en vient à la considérer différemment et à se demander si ce qu’il fait a vraiment du sens.
Les arrêts par force des confinements successifs ont engendré de multiples questions existentielles. Manifestement beaucoup ne se sont pas encore remis d’un tel choc.
Mais pour les chrétiens, à tout le moins, l’idée d’une respiration majuscule qui nous permettrait de nous ressaisir, d’interrompre notre course à l’abîme et de considérer la création et ce que nous y faisons, de considérer ce que nous infligeons aux autres, humains et non-humains, d’un œil neuf est une piste que nous devrions prendre au sérieux. Le jubilé s’accompagnait d’un double sabbat de la terre (deux ans de pause : la 49e et la 50e) et c’est dans la deuxième année que les possessions étaient redistribuées. Le texte de Qumran parle de « rémission » : il emploie le même mot pour la rémission des péchés et la rémission des dettes. On re-met : on pose les choses à nouveau pour partir d’un nouveau pas.
Et si nous ne le faisons pas, qui le fera ?