On ne le mentionne pas toujours, mais, dans mon esprit, l’épisode des vendeurs chassés du temple fait partie intégrante de la semaine sainte. Matthieu et Luc placent cette scène le jour des Rameaux et Marc le lendemain. Jean quant à lui, livre une clef de lecture très suggestive, car il place cet épisode beaucoup plus tôt dans le ministère de Jésus, mais il prend soin de préciser : « la Pâque des juifs était proche » (Jn 2.13). Il y a donc, dans tous les évangiles, un lien presque organique entre cette intervention dans le temple et la fête de la Pâque.

Or les festivités de la Pâque s’étalaient, et s’étalent toujours, sur huit jours et dès le premier jour, les juifs procédaient (et procèdent toujours) à une chasse minutieuse au levain, afin de l’éliminer des maisons. Le livre de l’Exode prescrivait déjà de manger du pain sans levain pendant sept jours (Ex 13.6-7). Cet accent porté sur le levain se comprend assez bien, quand on sait que, dans beaucoup de peuples, l’action du levain était comparée à la puissance créatrice. Au reste, dans les commentaires juifs, on retrouve bien cette idée de reprendre conscience de l’importance centrale du Dieu créateur, dans nos vies où nous ne sommes que des créateurs de deuxième rang. Le levain représente donc tout ce qui a orienté nos actions au cours de l’année écoulée et la fête de la Pâque est l’occasion d’un nouveau départ, marqué par un souffle nouveau, où Dieu nous libère des servitudes. Il y a les servitudes qui pèsent sur nous (et les juifs font mémoire de la libération de l’esclavage) et les servitudes qui sont en nous. En ce sens, le remplacement du levain est une manière de faire le lien entre ces deux servitudes.

Pour moi, le geste de Jésus s’éclaire quand on le met dans cette perspective. Il vient bouleverser les routines de la vie religieuse et de la vie tout court et remettre en question ce qui oriente nos pratiques, leur « levain », pour proposer un nouveau départ, une vie nouvelle. Et dans le cadre de l’année liturgique, cet appel peut rejoindre chacun, année après année.

Le sens de cet épisode pour nous, aujourd’hui

Si je suis la version de Matthieu (Mt 21.12-17), cela m’inspire divers commentaires.
Le premier est que notre action a sans cesse tendance à dériver vers des actes d’achat et de vente. On peut se consacrer, au départ, à un projet parce qu’on y accorde de la valeur. Ensuite la valeur du projet s’étiole au profit de sa popularité, de son écho, de sa rentabilité, de son succès, etc. Aujourd’hui n’importe quel acte semble passible d’une évaluation en likes, en bonnes ou mauvaises opinions, en nombre de followers et, bien sûr, en chiffre d’affaires, en valeur ajoutée, en segment de marché, etc.

Or il y a un lien entre cette pente dangereuse et les deux critiques qu’émet Jésus au travers de ses deux citations de l’Ancien Testament. Quand les évangiles (et spécialement Matthieu) citent l’Ancien Testament, il est toujours intéressant d’aller regarder le passage dont le bout de phrase est tiré. On se rend compte alors que les évangélistes pensent souvent au passage entier au moment où ils en citent un extrait. La première citation est tirée du livre d’Esaïe : « ma maison sera appelée maison de prière ». Cette prophétie se trouve au chapitre 56 et inaugure les grandes prophéties eschatologiques de la fin du livre, qui marquent une ouverture générale vers tous les peuples. Le temple en question accueillera tout homme qui respectera l’alliance de Dieu, quels que soit son origine ou ses handicaps. Or le ritualisme envahissant qui avait donné naissance à ce commerce dans le temple est de nature à fermer le champ. Et, si on bascule vers aujourd’hui, il est clair que la commercialisation des relations sociales dont j’ai parlé, constitue des cliques, des clans, des communautés fermées, attachées à des signes de reconnaissance, des rituels d’un nouveau genre et autres pratiques excluantes. Il y a « ceux qui sont des nôtres » et les autres.

La deuxième citation sur la « caverne de bandits » vient du livre de Jérémie (au chapitre 7). C’est un moment où Jérémie critique la croyance ritualiste du peuple qui se rattache de manière un peu magique au temple du Seigneur et où Jérémie réclame la justice dans les relations sociales. Le texte d’Esaïe commence, d’ailleurs, lui aussi, par un appel semblable.

Jésus vient donc proposer à ses contemporains (et ils nous invite, à notre tour) de prendre un nouveau départ, avec un nouveau levain. Il leur demande de se débarrasser du confort dans lequel les relations quotidiennes, avec leur entre-soi et leurs rites rassurants, les a installés. Et il rappelle l’appel prophétique à viser la justice et la miséricorde dans les relations et donc à sortir de son cercle pour porter attention à d’autres groupes sociaux.

Le cri des enfants

Et Matthieu rajoute une troisième citation en mentionnant le cri de louange des enfants. Elle situe bien le cadre de ce renouvellement du levain.
Le Psaume 8, dont cette mention de la louange des enfants est extraite, parle à la fois de la grandeur de Dieu : « Seigneur, que ton nom est grand sur toute la terre » ; et de la place incroyable qu’il a accordée à l’homme dans sa création : « tu l’as établis sur l’œuvre de tes mains ».
Le levain est donc bien mis à disposition de l’homme pour qu’il développe l’œuvre de Dieu. Mais la difficulté est d’adopter le même regard d’amour que celui que Dieu porte à tout homme : un regard d’ouverture et d’appel qui va au-delà du cercle étroit de l’achat et de la vente, au-delà du donnant-donnant.
C’est le moment, pour nous tous, de renouveler le levain qui construit nos manières d’agir.

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