Il n’est pas nécessaire de lire beaucoup de pages de Michel Leplay pour saisir à quel point le souci pastoral caractérise tout ce qu’il a écrit, autant qu’il caractérise l’engagement de sa vie. Quel que soit le sujet abordé, ce qui frappe, en effet, est la manière dont ces textes se préoccupent du lecteur auquel ils s’adressent. Lorsque Michel Leplay prend la plume, ce n’est jamais simplement pour transmettre des informations, ni pour faire la preuve d’une capacité de pensée abstraite, mais pour aider son lecteur à réfléchir et à croire, à mieux comprendre ce qu’il croit, en lui fournissant des éléments susceptibles de lui donner des repères pour sa vie et ses engagements. Sur ce point, il se montre fidèle à la leçon de Karl Barth, pour lequel la réflexion théologique est indissociable de la prédication de l’Eglise.
La théologie n’a pas sa fin en elle-même, mais elle est au service de cette prédication, comme Barth le souligne en intitulant son grand œuvre Dogmatique ecclésiale. Et il rejoint aussi le souci de Calvin de ne jamais développer un thème de la théologie sans mettre en lumière le « profit » qu’en peuvent tirer les croyants. Or ce caractère pastoral de ses écrits correspond à ce qu’on pourrait appeler l’attitude existentielle de Michel Leplay comme homme de dialogue et comme penseur en dialogue. Car ce sont des dialogues qui donnent à sa pensée le ton qui lui est propre et ses orientations. Dialoguer, en effet, ne peut se ramener à un simple échange d’opinions, cela suppose de s’exposer à l’autre, de se laisser interroger par lui et d’être conduit par là-même à transformer sa propre compréhension. Et parmi ces dialogues où sa pensée s’est formée, je voudrais retenir particulièrement le dialogue avec la Bible, le dialogue œcuménique, le dialogue avec la culture.
Le dialogue avec les textes
Dès les études, et comme la plupart des étudiants en théologie, Michel Leplay a reçu le choc de la confrontation du texte biblique avec les sciences historiques et critiques. Cette Bible qu’il recevait, en tant que croyant, comme le recueil de la Parole de Dieu, il était maintenant conduit à l’aborder comme une collection de textes appartenant au passé et que les sciences lui apprenaient à scruter comme n’importe quel autre texte de l’Antiquité. Comme il le reconnaît lui-même, c’est Karl Barth qui l’a aidé à surmonter le choc de cette confrontation. En effet, notamment dans la Préface de son commentaire de l’épître aux Romains, Barth fait une distinction essentielle entre le texte et la « chose même ». Or celle-ci ne se réduit pas à ce que le texte dit, car celui qui écrit est tendu vers ce qu’il cherche à dire, par rapport à quoi la lettre de ce qu’il écrit est toujours insuffisante. Des mots tels que Dieu, pardon, péché, etc., disent bien davantage que leur définition notionnelle, et leur compréhension suppose une écoute qui met en jeu l’existence du lecteur. Les méthodes historiques peuvent préparer cette écoute, elles ne peuvent pas la créer. Or cette distinction permet ainsi de rendre compte du caractère kérygmatique des textes bibliques : ce sont des textes qui annoncent quelque chose à ceux auxquels ils s’adressent.
Mais si l’Évangile est, en ce sens, une bonne nouvelle, il doit l’être justement pour celui ou celle à qui il est annoncé, et cela signifie qu’il doit être actualisé dans le contexte qui est le sien et lui être annoncé en des termes qui rencontrent sa vision du monde, ses attentes, ses principes de vie, justement pour pouvoir y inscrire une perspective nouvelle. C’est aussi la raison pour laquelle Michel Leplay insiste à de multiples reprises sur le fait qu’il ne saurait y avoir d’interprétation définitive des textes bibliques. Ces textes sont inépuisables, et d’une certaine manière toute lecture véritable est une première lecture, même si elle garde la mémoire des lectures passées. En ce sens, il faut refuser à la fois les lectures fondamentalistes qui confondent la lettre et l’Esprit (ou, dans les termes de K. Barth, le texte et la chose même), et les lectures magistérielles qui prêtent à la tradition la seule lecture valable. Michel Leplay remarque d’ailleurs, à ce propos, que cette ouverture interprétative rejoint la vertu de la langue hébraïque, laquelle favorise une culture de la pluralité par la multiplicité des déclinaisons autour de quelques consonnes et dans laquelle il est très difficile de formuler des énoncés clos et définitifs, comme il est courant de le faire en latin. Comme il l’écrit : « C’est une langue entièrement porteuse d’une théologie et d’une anthropologie ; elle est à la fois la plus efficace qui existe et la plus imprononçable qui soit. Dieu dit et la chose est, mais son nom est impossible à énoncer »1 . Et dans le même sens, il note aussi que l’Église tend à devenir tyrannique chaque fois qu’elle oublie l’humanité juive de Jésus. Pour comprendre la portée de cette vision interprétative, il faudrait la situer dans une perspective plus large. En effet, l’histoire du christianisme, comme d’ailleurs celle de la foi d’Israël, est constituée par un conflit perpétuel entre des formes sclérosées des croyances et des pratiques, et des interprétations novatrices des textes. Et ce sont des ruptures prophétiques et provocatrices qui sont justement constitutives de la vitalité de cette histoire.
C’est le cas de Jésus : dans la synagogue de Nazareth, il commente le prophète Ésaïe d’une manière surprenante pour tous ceux qui l’écoutent. Et c’est aussi le cas de l’apôtre Paul : le combat qu’il mène contre les judaïsants n’est pas l’expression d’un quelconque antisémitisme, mais celle d’une vigilance sur les affaissements possibles de la foi. En ce sens, l’Église est toujours à réformer à nouveau, comme ce fut le cas lorsqu’Augustin, François d’Assise, ou Luther ont discerné dans tel texte de la Bible tout à coup une parole inouïe dont personne avant eux n’avait perçu comme ils l’ont fait la portée et les conséquences. Michel Leplay a lu très tôt le livre de Bergson Les deux sources de la morale et de la religion, et il apparaît que sa manière de concevoir l’approche des textes bibliques et sa réflexion herméneutique doivent beaucoup à la distinction qu’établit ce livre entre religion close et religion ouverte. En d’autres termes la tradition qui nous a formés et qui nous porte ne nous exonère pas de la responsabilité de chercher toujours à nouveau et avec les hommes de notre temps quelle est la parole que Dieu nous adresse aujourd’hui et quels chemins elle ouvre devant nous.
L’engagement œcuménique
L’engagement œcuménique de Michel Leplay commence avec ses études de théologie, durant lesquelles il a vécu les tensions et les richesses de l’œcuménisme intraprotestant ; et il s’ouvre au dialogue avec les catholiques dès ses premiers pas dans le ministère pastoral. Cet engagement se confirmera à travers la participation, durant quarante ans, au groupe des Dombes, dont le travail se situera dans la dynamique créée par la réception du Concile Vatican II. Pour éclairer le sens de cet engagement, rien ne me semble plus significatif que la distinction faite par lui, en accord avec le groupe des Dombes, entre les trois identités qui appartiennent à chaque croyant comme à chaque communauté chrétienne : tout d’abord l’identité chrétienne elle-même, manifestée par le baptême et liée à la foi en Jésus-Christ, et qui est commune à tous les croyants ; la seconde, l’identité ecclésiale, exprime le fait que l’identité chrétienne, qui est personnelle, est inséparablement communautaire ; enfin l’identité confessionnelle marque l’appartenance à une communauté historique déterminée.
Et le fait qu’il faille distinguer identité ecclésiale et identité confessionnelle vient justement du fait qu’aucune Église confessionnelle ne s’identifie purement et simplement avec l’Église du Christ. La distinction de ces trois identités situe le dialogue œcuménique dans une perspective dynamique. Il s’agit non seulement de « passer de la réflexion théologique en chambre à une pratique œcuménique en Église », mais surtout de mettre en relation le dialogue des Églises avec leur conversion dans la direction de l’unique Église du Christ.
Cela suppose, et Michel Leplay y insiste, que le dialogue ne soit pas un échange bridé par la prudence, mais une véritable interpellation réciproque, et que chaque partenaire puisse reconnaître qu’il a besoin de cette interpellation pour être davantage lui-même en vérité. Dès lors il faut reconnaître qu’il y a aussi quelque chose de salutaire dans la diversité des communautés chrétiennes. À cet égard, il est essentiel de préciser que l’œcuménisme doctrinal doit être également un œcuménisme spirituel et qu’il ne sépare pas la doctrine et la prière, la lex credendi et la lex orandi.
Mais il faut encore faire, dans cet engagement œcuménique, une place particulière au dialogue avec le judaïsme. À la différence du document conciliaire Nostra Aetate qui envisage les relations avec le judaïsme dans le cadre des relations interreligieuses, il est essentiel pour Michel Leplay d’intégrer le dialogue avec le judaïsme à l’engagement œcuménique lui-même, car la foi chrétienne est impensable sans sa racine juive. Il convient, en effet, comme il le souligne, de rappeler avec Calvin, Karl Barth et Jacques Ellul, l’unité des deux alliances, et de récuser la vision simpliste et fausse qui oppose à l’annonce de la grâce dans l’Évangile la religion de la loi et des œuvres dont l’Ancien Testament serait le document classique. Comment serait-il possible de confesser Dieu le Père de Jésus-Christ sans le reconnaître en même temps comme le Dieu d’Abraham ? Il y a, certes, une tension indéniable entre la position unique d’Israël dans le dessein de Dieu, liée à l’élection de cet individu singulier qu’était Abraham, et l’universalité qui est impliquée dans l’ordre d’aller baptiser toutes les nations. Mais cette tension n’oppose pas judaïsme et christianisme, car elle est interne à la révélation de Dieu en Jésus-Christ, à travers laquelle se manifeste encore la fidélité de Dieu, dont Israël est le témoin, et l’ouverture universelle, qui était d’ailleurs annoncée dans la promesse faite à Abraham qu’en lui seraient bénies toutes les nations. Il apparaît ainsi que l’objet de ce dialogue est bien de situer la vocation des uns et des autres dans le dessein de Dieu. Dans la relation avec le judaïsme, la question de la réconciliation prend d’ailleurs une gravité particulière, car il n’est pas pos sible d’engager le dialogue sans avoir présente à l’esprit la longue complicité des chrétiens avec l’antisémitisme, au point qu’il a fallu la catastrophe de la Shoah pour que devienne incontestable l’incompatibilité de l’antisémitisme avec la foi chrétienne.
C’est en effet l’oubli par les Églises chrétiennes de leurs racines bibliques vétérotestamentaires qui a fait qu’elles ont pu rester sans réaction face à la montée de l’antisémitisme nazi. Dans le programme des groupes d’« Amitié judéo-chrétienne », auxquels Michel Leplay a longtemps participé, figure cette intention : « Elle veut, en particulier, par un dialogue fraternel et par une coopération active et amicale, travailler à réparer les iniquités dont les juifs et le judaïsme ont été victimes depuis des siècles, à en éviter le retour, et à combattre l’antisémitisme et l’antijudaïsme dans toutes leurs manifestations ». Face à cette entreprise d’extermination que représente Auschwitz, Michel Leplay voudrait ne pas avoir à parler, comme Vladimir Jankélévitch, « d’impardonnable », mais pouvoir parler, avec Fadiey Lovsky, de « pardon difficile » : « La repentance est une porte étroite qui ne mène pas nécessairement à une réconciliation immédiate. Je n’oserai pas évoquer la possibilité du pardon si les Juifs eux-mêmes n’avaient pas le courage de l’envisager… Le pardon est toujours difficile »2 . Mais si, après Hitler, le pardon n’était plus possible, c’est Hitler qui aurait triomphé. Pour conclure ces remarques sur son engagement œcuménique, il me paraît opportun de rappeler comment, à ses yeux, l’homme protestant peut unir en lui une identité juive et une identité catholique. Il est juif en tant que lecteur permanent de la Bible, dont l’interprétation est infinie ; catholique en tant qu’il vit d’une espérance qui concerne toute l’humanité et tout l’univers.
Le dialogue avec la culture
Enfin, au moment d’évoquer la place, dans la pensée de Michel Leplay, du dialogue avec la culture, il est nécessaire de préciser que ces dialogues ne se développent pas séparément, mais qu’ils ne cessent de se relayer. Le dialogue avec la culture participe à la fois de son goût pour la littérature, la poésie et la philosophie, et de sa responsabilité de prédicateur, attentif au conseil de Karl Barth, de ne pas lire la Bible sans le journal, ni le journal sans la Bible. C’est l’exigence même, en vue de la prédication, d’actualiser le texte biblique qui oblige à ce va-et-vient entre la lecture de la Bible et l’effort d’intelligence de l’actualité. Car c’est seulement par l’attention à cette actualité que la prédication peut retrouver sa dimension kérygmatique, et par la lucidité qui vient de la Bible que cette intelligence peut se dégager de la soumission à l’air du temps et aux mots d’ordre de la propagande. Quand il est question de dialogue avec la culture, il faut préciser qu’il ne s’agit aucunement de divertissement. Le mot de culture a une signification existentielle, il a son origine dans l’agriculture et désigne le soin donné, pour qu’ils croissent, aux animaux et aux plantes ; plus généralement il désigne tout ce qui contribue à la croissance de l’humain, en donnant forme aux multiples aspects de la condition humaine. Ce n’est donc pas par hasard qu’un de ses écrivains préféré se trouve être Péguy, un écrivain qui a « des intuitions spirituelles accessibles à tous », et que Michel Leplay cite toujours Péguy lorsqu’il parle de l’espérance, comme s’il fallait être écrivain tout autant que théologien pour bien parler de l’espérance, c’est-à-dire pour en donner le goût et le courage. Mais plutôt que dans ses lectures, il me semble que ce grand intérêt pour la culture, se manifeste dans un souci particulier pour l’écriture qui donne sa marque aux textes écrits par Michel Leplay. Le sens des mots et des images, l’emploi de termes apparentés qui se répondent dans une même phrase, la variété de la composition et des références produisent un style original et savoureux, qui s’adresse de manière vivante au lecteur. Une citation qu’il fait du poète Jean Cayrol témoigne particulièrement du prix donné à la langue :
Les mots sont aussi des demeures.
Il faut les rendre habitables, les restaurer
dans leur splendeur première,
imposer leur innocence sans prix.
Des demeures pour tout le monde, avec
ce terrible loyer que nous payons en
misère, en combats de toute sorte, en mensonge…
Des demeures ouvertes, hospitalières…
Chaque terme a sa paix, comme son
espérance, loin des hommes qui
voudraient “gracier” la parole alors
qu’elle n’est que grâce, la chair même
de la grâce.
Ce souci de l’écriture apparaît encore dans les textes composés par Michel Leplay pour la liturgie ou pour la méditation. Je voudrais en donner un bel exemple pour terminer, qui est une sorte de ballade devenant une confession de foi, ou une interrogation conduisant au dialogue :
Comme des journalistes
Ils parlent de Jésus
Quelqu’un de déjà vu
Philosophe ou prophète
Ou une sorte d’ascète
On l’a bien vu passer
Et entendu parler
Chemins de Galilée
Maisons de Samarie
Comme des archivistes
On parle de Jésus
Classé dans un manuel
Et lui c’est Emmanuel
Disent les plus instruits
C’est celui dont on parle
Dès le matin à la buvette
Et dans le monde des gazettes
Il est connu fils de Joseph
Et charpentier etc., etc.
Qui suis-je et la question
Envers moi se retourne
Car qui es-tu toi-même
Et nos identités
Face à face questionnent
Le visage de l’autre
Et si je suis un homme
C’est toi seul qui es l’Homme
Et Fils de l’Homme
Et Fils du Père
Et le frère des hommes
Toi homme de douleur
Et de vive passion
Choisi et cautionné
Par l’huile et sa lumière
Tu es Christ-Messie
Dans les langues d’antan.