LE COIN DU PHILOSOPHE

Olivier Peterschmitt, philosophe

Philon. Parler de tragique fait penser à la fatalité. Nous avons appris à ne pas croire au destin involontaire. Antigone, par sa révolte, choisie en connaissance de cause et malgré la menace de mort, affirme sa conception des dieux et sa fidélité à la mémoire du mort, contre Créon. Plutôt mourir que de pactiser avec l’adversaire, au prix d’un compromis ou d’une paix lâche. Ce serait une faute de se réconcilier avec celui qui sert d’autres causes ou d’autres dieux. Où est le tragique ?

Socrate. Il est dans le fait qu’il y a plusieurs dieux. Le monde serait plus facile à réconcilier avec luimême si les puissances qui s’y affrontent n’avaient pas une forte légitimité. Faut-il privilégier l’État ou l’individu, l’économie ou l’environnement, le présent ou l’avenir, la liberté ou la sécurité ? Que de dilemmes qui conduisent, en luttant pour un bien, à favoriser un mal.

P. Pourtant Hegel parlerait simplement du négatif, du tragique comme occasion d’accéder à un sens supérieur : il est la déchirure du voile qui permet de voir la vérité, la clameur de l’innocent qui démasque le coupable ou le lanceur d’alerte qui réveille les consciences. S’il est intégré à une sagesse supérieure, s’il permet d’accéder à une nouvelle organisation politique, à une liberté informée par la raison, alors il est justifié.

S. Le tragique n’est pas soluble dans l’Histoire. Lorsqu’il est l’horreur, le mal sans aucune logique, il y a quelque chose de vulgaire et de fourbe à vouloir en faire la condition du progrès. La pudeur nous oblige à parler avec plus de retenue du tragique qui est l’expérience de la condition humaine vécue dans l’impuissance, l’aveuglement et le caractère irréversible de nos actions.

P. Est-ce à dire qu’on ne se réconcilie pas avec le tragique et que toujours il demeure ? Cela rendrait peu audible une phrase telle que celle de l’apôtre Paul affirmant que «Dieu était en Christ, réconciliant le monde avec lui-même ».

S. L’idée n’est pas de se réconcilier avec le tragique, mais avec le monde dans lequel il y a du tragique. Plutôt que de vouloir le nier ou le fuir, cessons d’en tirer la conclusion que le monde dans lequel il existe est perdu ou provisoire. Si demain une centrale nucléaire explose, si nos échanges commerciaux croissent ou si les océans débordent, dévastant notre habitat pour des millénaires, cela exprimera notre refus de vivre dans un monde fini et vivant. Peut-être l’apôtre Paul voulait-il indiquer que le Dieu de Jésus n’est pas le Dieu de l’univers infini, mais celui de la terre, de l’élan vital qui a suscité le monde de la vie, confié à notre prudence et à notre sympathie ?

LE COIN DE LA PSY

Esther Ladwig, psychologue

Se réconcilier signifierait que l’on a été fâché et en froid avec le tragique et que l’on est à nouveau en accord et en harmonie avec lui. Le tragique serait une vie soumise à l’absurde, aux pulsions, au mal. S’il y a lieu de se réconcilier avec lui c’est qu’il y a eu refus de cette dimension pour n’être que dans la lumière. L’humain ne veut pas du malheur et de la mort. C’est toujours et encore Apollon contre Dionysos. Aujourd’hui nous parlerions de positivisme peut-être. Le Moi ou l’Ego de l’homme veut briller continuellement ; dépression, vague à l’âme et burn-out lui sont insupportables. Ne pas contrôler certaines impulsions ou pulsions, certaines émotions ou affects lui est intolérable. S’il ne rencontre pas ces forces en lui qu’il ne comprend pas et dont il sait pourtant que quelque part ce sont elles qui orientent toute sa vie, s’il ne les apprivoise pas. S’il ne les purifie pas, il ne se rencontrera jamais réellement. Il ne touchera pas la nature sacrée qui est en lui. Aussi la véritable tragédie de l’homme est d’être coupé de lui-même, de sa nature profonde, de l’Être en lui qui lui donne la Vie. De cette fracture a priori irréductible nait un conflit en l’homme, contre lui-même. L’inconscient qui n’est pas soumis au temps et la conscience qui elle, est prise dans le temps et dans l’histoire. Les deux paraissent inconciliables et antagonistes. Or, assez étrangement, entrer dans ce jeu de forces paradoxal, c’est aussi réduire la tension insoutenable des opposés et tendre vers sa véritable nature éclairée et unifiée, à la fois ombre et lumière. Celui qui consent à aller du côté de son ombre, à y faire pénétrer la lumière, à y introduire la Parole vivante, cesse d’être soumis à l’influence de ses pulsions, de son histoire, au tragique de l’existence. Il ne s’agit pas d’adhérer mais d’accepter le tragique, afin de le travailler et de se laisser travailler par le Souffle. Dieu s’est fait homme en Christ. Il est entré dans l’Histoire et a rejoint l’humain dans sa condition d’Adam. Il a accepté d’endosser sa nature jusque dans ses enfers. Aussi, descendre dans nos enfers avec le Christ, avec la Lumière et la Vie, c’est renaître purifié et réconcilié avec sa nature intime et profonde. Mais ceci est l’aboutissement d’un long travail sur soi. Par notre baptême nous portons en nous la promesse que ceci est possible, qu’il nous est possible, et peut-être qu’il nous faut, nous engager dans un tel travail de purification ; «Dieu était en Christ réconciliant le monde avec lui-même », acceptons que Dieu cherche à faire sa demeure en nous.

LE COIN BIBLIQUE

Se réconcilier peut évoquer en nous diverses idées, en particulier l’idée d’un retour à une paix initiale. Pourtant ici, Paul utilise un verbe qu’il est le seul à utiliser dans tout le Nouveau Testament. Il ne l’utilisera que deux fois  : dans la deuxième lettre aux Corinthiens et dans la lettre aux Romains. Se réconcilier est un verbe qui parle de changement avec une idée d’altération, de transformation, j’ai presque envie de dire quelque chose de l’ordre de la transhumance, peut-être, comme une traversée de l’errance. Mais cette réconciliation, c’est Dieu qui en est l’auteur, en Christ. «Tout vient de Dieu qui nous a tous réconciliés en Christ» (2 Corinthiens 5, 18). Paul annonce un monde réconcilié et c’est de la Création tout entière dont il s’agit : pour tous et sans condition, rien de ce qui appartient à l’univers ne sera en reste. Pourtant la Création entière souffre et gémit, quelque chose est à l’œuvre, c’est un monde en cours d’enfantement, qui porte en lui à la fois les douleurs de la transformation et la beauté de la promesse. Une unité déjà là, car restaurée par le Christ dans son incarnation, mais pas encore accomplie, car sans cesse ignorée, niée, brisée par la démesure irresponsable des activités humaines. Le temps du verbe utilisé indique bien que quelque chose est là, toujours en train de se faire et d’advenir. Aller vers une promesse Dans le registre biblique, la réconciliation évoque un état antérieur de rupture comme celui que décrivent les premiers chapitres de la Genèse. Cette Création bonne dans son essence, « il vit que cela était bon», se trouve alors brisée, divisée, fracturée dans son existence. La Bible parle de péché, j’y vois le tragique de la condition humaine, l’insupportable finitude, la dégradation du temps, l’impuissance de l’homme et son incapacité à être juste. Nous sommes des êtres sujets à la souffrance et à la mort, c’est la marque de notre condition dans le monde ! J’aime à croire que ce travail de réconciliation concerne le tragique de notre propre condition humaine, mais parce qu’elle se fait en Christ, elle passe par la fragilité, la vulnérabilité et la mort. Dieu ne nous libère pas du tragique en l’absorbant de sa gloire, mais en Christ, il plonge avec nous dans le chaos le plus profond. Il ne s’agit pas tout d’un coup d’éviter ou d’être écarté de tout ce qui fait le tragique mais plutôt de ne plus lui être soumis, de ne pas être livré ni à notre seul tribunal intérieur, ni à celui des autres, mais de se savoir «né d’une promesse, allant vers une promesse » (Règle de Reuilly). La promesse, nous ne la saisissons pas, mais elle nous ouvre un chemin. C’est Moïse, à l’entrée de la terre promise, à qui Dieu dirait  : tu n’iras pas plus loin, tu n’entreras pas en terre promise et ton voyage s’arrêtera ici. Mais sache que tu peux mourir tranquille car tu as mis tout un peuple en chemin vers une promesse. C’est cette mise en route qui est réconciliation et nous invite au « courage d’être » (Paul Tillich). Recevoir cette Parole de Paul comme mot d’ordre en ce début d’année, c’est se souvenir que nous sommes, en Christ, en cours de résurrection.

Pasteure Emmanuelle di Frenna, aumônier au Diaconat de Mulhouse