Je le disais déjà à la fin du chapitre précédent, j’ai peur que dans les analyses développées jusqu’à présent, il y ait un grand absent : Dieu lui-même, un Dieu qui soit vraiment Dieu, un Dieu véritablement transcendant. De fait, rappelons-le, certains ont pu voir le Christianisme, ou du moins le système théologique du Christianisme (par exemple celui de Saint Thomas d’Aquin) , comme étant en réalité une forme d’athéisme. Nous-même, nous avons présenté ce système comme un “château en l’air“ n’ayant aucun référentiel extérieur et dont les concepts ne se définissent que les uns par les autres. Et nous avons aussi insisté sur le fait que les articles de foi du Christianisme avaient certes une vérité, mais que celle-ci était d’ordre culturel et conventionnel.
Donc, s’il en est ainsi, on peut légitimement se demander quelle est la place de Dieu, d’un Dieu qui soit digne de ce nom, dans le Christianisme. Et à ce sujet, je ferai d’abord quelques remarques.
Le plus souvent, on emploie le mot “Dieu“ de manière abusive. On désigne par ce mot une notion qui, en fait, n’a rien de spécifiquement théologique et que l’on aurait pu tout aussi bien désigner par un mot relevant du vocabulaire profane. Ce que l’on appelle “Dieu“ aurait pu tout aussi bien être appelé le Devoir, l’Amour, le Bien, l’Etre, le Dynamisme créateur qui anime l’univers etc., et le fait de mettre une majuscule à ces termes ne les identifie pas pour autant à Dieu.
Autre remarque. Le Judaïsme biblique nous met en garde contre l’idolâtrie. L’idolâtrie, c’est se faire, on pourrait dire se fabriquer, un dieu qui nous convient, autrement dit qui réponde à ce que nous avons appelé notre désirance et nos besoins pré-religieux et religieux (besoin de salut, besoin de “doudou“, besoin de fétichisme, besoin de merveilleux, besoin d’idéalisme etc.). Mais, reconnaissons-le, il est difficile de savoir où commence l’idolâtrie. On peut considérer qu’en identifiant Dieu de quelque manière que ce soit, par exemple comme une Loi, comme l’Amour …, le Christianisme se construit une représentation de Dieu que l’on peut assimiler à une idole et que, de ce fait, il ne fait pas place à un Dieu véritablement transcendant.
Autre remarque. Dans nos chapitres précédents, nous avons présenté les articles de foi du Christianisme comme relevant d’un idiome culturel. S’il en est ainsi, faudrait-il donc voir le “Dieu“ qu’il professe comme un simple concept parmi d’autres de cet idiome et n’ayant ainsi aucun référent extérieur?
Je le dis tout net, je ne puis m’y résoudre. Le Dieu de ma foi, le Dieu dont je fais l’expérience, est un Dieu transcendant. Il a une emprise sur moi, Il n’est ni un simple concept idiomatique, ni la désignation d’une idée que l’on pourrait tout aussi bien désigner par un concept profane ni un être dont on inventerait l’existence pour répondre à des besoins pré-religieux et religieux.
Et dans ce dernier chapitre, je voudrais identifier ce Dieu et tenter de répondre à la question : Dieu, c’est quoi finalement ? Comment peut-on Le caractériser pour qu’Il soit véritablement reconnu et reçu comme transcendant, c’est-à-dire comme un principe ayant une puissance propre ? Et je ne cache pas qu’en me lançant dans cette tâche, je vais tenter de m’expliquer la manière dont moi-même je conçois et je reçois le Dieu que je confesse. Et je voudrais le faire sur un mode “laïque“ pour rester dans la ligne de cet essai et pour tenter de me faire comprendre par tous, chrétiens ou non.
Trans-ascendance et trans-descendance
Donc, comment rendre compte d’un Dieu qui soit effectivement “transcendant“? Selon le Vocabulaire critique de Lalande, est transcendant ce qui s’élève au-delà d’un niveau ou d’une limite donnée. Une réalité est transcendante par rapport à une autre quand elle réunit ces deux caractères a) de lui être supérieure, d’appartenir à un degré plus haut dans la hiérarchie et b) de ne pas pouvoir être atteinte à partir de la première par un mouvement continu. Donc, si l’on suit cette définition, un Dieu est transcendant s’il ne peut être atteint et formé par un mouvement continu de nos pensées, de nos désirs, de nos besoins pré-religieux et religieux etc.
Selon nous, il faut différencier deux formes de transcendance : la trans-ascendance et la trans-descendance.
Dieu peut être qualifié de trans-ascendant lorsque nous érigeons le concept de Dieu pour nommer l’objet, ou plutôt l’ob-jet[1] d’une démarche de notre part que l’on peut qualifier d’ascendante. Parmi ces démarches ascendantes qui se tendent en direction d’un Dieu trans-ascendant, il y a le besoin de trouver une explication à ce qui nous paraît inexplicable (l’existence de l’univers, son organisation, les miracles qui nous déconcertent, la puissance imprévisible des éléments cosmiques…), et aussi le besoin de donner un nom à l’ob-jet indéfini de notre désirance et de nos besoins pré-religieux, et en particulier de notre besoin d’être sauvé, d’être aimé, de donner un sens à notre vie… Et dans ce cas, il y a de grandes chances que nous nous créions un Dieu conforme à notre demande et que, de ce fait, ce Dieu trans-ascendant puisse être considéré comme une idole. Dieu est alors créé par une démarche endogène de notre esprit, voire de notre imagination.
En revanche, Dieu peut être qualifié de trans-descendant lorsqu’il est non pas érigé (comme dans le cas précédent), mais reçu comme une Altérité agissante qui advient et “descend“ sur nous et sur le monde. Dieu est alors reconnu et reçu comme un principe ayant une puissance propre. Il est reconnu et reçu comme un Acte (c’est-à-dire une Force ou une Parole ou une Lumière) qui vient d’ailleurs, qui “descend“ vers nous et advient sur nous, voire nous “tombe dessus“. Il est bien alors reçu comme une Altérité agissante et comme étant tout autre que nous-mêmes.
Ainsi, alors que le Dieu trans-ascendant est l’ob-jet d’une démarche et d’une quête dont nous sommes le sujet, le Dieu trans-descendant est vu comme une Parole, un Acte, voire une Requête dont nous sommes l’objet, le destinataire et le récepteur. Pour le Judaïsme et le Christianisme, cette Parole-Acte trans-descendante peut prendre, entre autres, la forme d’un commandement, d’un jugement, d’une condamnation ou d’un pardon qui nous sont adressés et que nous recevons comme venus d’ailleurs, ou pour le dire plus savamment comme exogènes et forensiques[2] (c’est-à-dire venus d’ailleurs). “Dieu“ est alors vu comme le sujet (ou plutôt l’ob-sujet, le sujet toujours plus ailleurs et au-delà de ce que nous pouvons comprendre) de cette Parole-Acte trans-descendante qui, “verticalement“ pourrait-on dire, ad-vient sur nous et aussi sur le monde “horizontal“.
Donc, à la question : “Dieu, c’est quoi finalement“ pour qu’Il ne soit ni une idole, ni un simple concept culturel, je répondrai : Dieu est une Parole-Acte trans-descendante et forensique. Et, dans l’idiome du Judaïsme et du Christianisme, cette Parole-Acte trans-descendante et forensique est désignée comme la “Parole de Dieu“ (Dabar dans l’hébreu du Premier Testament, Logos dans le grec du Second), on pourrait dire aussi le Verbe de Dieu, le mot verbe pouvant caractériser à la fois une parole et un acte. De fait, le mot hébreu dabar est certes généralement traduit par “parole“, mais il signifie aussi “acte“[3]. Et le mot grec Logos peut être traduit par “parole“, mais aussi par “verbe“[4]. Et en latin, c’est le mot Verbum qui a été retenu.
Cette notion de Verbe-Parole de Dieu est fondamentale dans la Bible, dans la pensée juive et dans la théologie chrétienne[5]. Plus sûrement que la notion de “Dieu“, elle ne peut être conçue comme une simple production trans-ascendante de notre esprit, de nos attentes, de nos besoins. Bien au contraire, le Verbe-Parole de Dieu est souvent présenté dans la Bible comme venant à l’encontre de ce que souhaitent et voudraient les hommes. Il est reçu comme une Altérité, et même souvent comme une altérité contrariante par rapport à l’image que les hommes voudraient se faire de Dieu. Et c’est la raison pour laquelle, en principe du moins, il n’est pas possible de faire de ce Verbe-Parole une idole, c’est-à-dire une production de nos désirs. Karl Barth écrit dans son premier Commentaire de l’Epître aux Romains: « La force de Dieu est tellement inouïe et inattendue en ce monde qu’elle ne peut se faire accueillir que comme contradiction ». De même Luther écrit que la Parole de Dieu ne se révèle que sub contrario ; ce qu’elle vise n’est jamais mis en relief que par contraste avec les images du monde et les paroles humaines.
De la désirance à la transcendance
En fait, c’est par cette manière de voir Dieu comme une Parole trans-descendante et forensique que je me sens personnellement concerné. Elle est au coeur de ma propre conception du Christianisme, et en particulier du Christianisme protestant. De fait, la Dogmatique de Karl Barth, que j’ai découverte au cours de mes études de théologie, s’organise autour de la notion de Parole (radicalement transcendante) de Dieu.
Pour moi, la foi chrétienne caractérise le fait que ma vie se déroule sous l’emprise d’une Parole qui m’advient sur un mode trans-descendant et forensique et qui s’adresse à moi sur des modes divers. Et puisque l’idiome du Christianisme la désigne comme “Parole de Dieu“, je l’identifie de la même manière. Cette “Parole“ est qualifiée comme étant “de Dieu“ pour signifier qu’elle vient d’un “Au-delà“ et d’un “Ailleurs“ qu’on ne peut ni désigner ni identifier. J’irai jusqu’à dire que l’expression “de Dieu“ qualifie seulement le caractère exogène et forensique de cette Parole-Dabar-Logos-Verbum trans-descendant.
Pourtant il n’en a pas toujours été ainsi. Lorsque, à seize ans, je me suis dirigé vers un temple protestant, j’étais en demande d’un “Dieu“ que je voyais comme un “En haut“, un au-delà du visible et du connaissable. Et en allant vers le Christianisme, vers ses articles de foi, je cherchais un langage, un enseignement, une liturgie qui pouvaient me permettre de rendre compte du sentiment confus de cet “au-delà“ et d’une attirance vers cet “au-delà“. Je voyais le Christianisme comme un idiome qui me permettait de passer d’une désirance trans-ascendante à une foi explicite s’exprimant par les articles de foi que ce Christianisme confesse. Je ne remets nullement en cause l’authenticité et la légitimité de cette démarche. Mais, force est de constater que, très vite, j’ai reçu le discours du Christianisme d’une toute autre manière. Je l’ai reçu sous la forme d’un kérygme[6], c’est-à-dire d’une prédication, d’une proclamation et aussi d’une réquisition dont j’étais l’objet. Et ce kérygme se présentait comme la prédication d’une Parole trans-descendante qui était appelée “Parole de Dieu“.
On saisit le caractère radical de ce retournement. Je n’étais plus l’agent d’une démarche endogène et trans-ascendante, mais le récipiendaire, l’intimé et l’objet d’une Parole qui s’adressait à moi. L’idiome du Christianisme cessait de me fournir des articles de foi auxquels il me faudrait tenter d’adhérer, il devenait le lieu et le mode dans lequel me parvenait une parole qui était qualifiée de “Parole de Dieu“ et qui m’était adressée personnellement. Le Christianisme devenait, à travers la Bible et la prédication dominicale dont j’étais l’auditeur, le mode selon lequel je recevais ce kérygme. Je n’étais plus en quête d’un ob-jet (appelé “Dieu“) toujours plus inatteignable et informulable ; c’est moi qui étais devenue l’objet d’une Interpellation et d’une Proclamation et qui pouvais la recevoir (mais pas nécessairement) sous la forme d’énoncés de la Bible, de la prédication d’ un certain Jésus-Christ et de celle des prophètes d’Israël, des apôtres du Nouveau Testament, et éventuellement des pasteurs de l’Eglise etc.
Une précision à propos du sens qu’a pour nous l’expression “Parole de Dieu“. Les mots “de Dieu“ ne caractérisent pas l’origine et le locuteur de cette Parole. Ils doivent plutôt être considérés comme une qualification de cette Parole. Je l’appelle “de Dieu“ parce que je la reçois comme une Parole transcendante et forensique qui me vient d’En haut, ou plutôt d’un Ailleurs qui échappe à ma connaissance et même à mon entendement. Et c’est pourquoi, pour désigner cette Parole, nous écrirons Parole-de-Dieu avec des tirets, pour insister sur le fait que “-de-Dieu“ doit être vu comme une qualification de la Parole en tant que telle. On pourrait simplement dire que cette Parole est trans-descendante, “venue d’En Haut“ et d’Ailleurs. En fait, Dieu est seulement, du moins pour nous, une Parole-Acte transcendante et forensique.
Cette manière de voir la “Parole-de-Dieu“ me paraît légitime. De fait, dans le Christianisme, tout comme dans le Judaïsme, la “Parole de Dieu“ a une réelle autonomie par rapport à “Dieu“. D’ailleurs dans la Bible, l’expression « la Parole » est souvent employée sans que l’on ajoute “de Dieu“. Dieu n’existe pour nous qu’en tant que “Parole“. De fait, ce n’est pas Dieu lui-même, mais bien plutôt la “Parole-de-Dieu“ qui intervient dans le monde. Dieu lui-même est un au-delà de mystère, alors que la Parole est un acte agissant en tant que tel. Elle est un Verbe, c’est-à-dire à la fois une parole et un acte. On pourrait aller jusqu’à dire que la Parole est un Verbe sans sujet exprimé et explicite. De fait, cette Parole profère un “Tu“ sans que le “Je“ qui dit ce “Tu“ ne soit identifié. De fait, cette Parole est reçue comme étant sans origine propre. C’est le discours de la théologie, de la prière et de la louange qui identifie l’auteur et l’origine de cette Parole et le présente comme celle d’ un Dieu personnel.
Reconnaissons-le, en présentant la Parole-de-Dieu comme un Verbe (une Parole-Acte) radicalement trans-descendant et forensique, nous nous démarquons de la manière traditionnelle dont les théologiens chrétiens la présente. De fait, pour eux, cette Parole n’est reçue que par ce que l’on pourrait appeler des médiations, celle de l’Ecriture Sainte (la Parole écrite), celle de Jésus-Christ (la Parole incarnée) et celle de l’Eglise (la Parole prêchée). Cependant nous tenons à maintenir la spécificité de la Parole de Dieu en tant que telle par rapport à ces médiations qui, à mon sens, relèvent de l’idiome culturel du Christianisme. La Parole-de-Dieu peut être entendue, du moins dans notre culture, dans et par l’idiome culturel du Christianisme, mais elle est indépendante de cet idiome[7]. La notion de Parole-de-Dieu est le propre de tous les monothéismes, et c’est l’une des raison pour lesquelles cette notion ne peut être vue comme un simple concept de l’idiome culturel du Christianisme. Elle est transcendante par rapport à cet idiome. Bien plus, nous allons le montrer, sous des formulations laïques, relève aussi de la psychologie courante et du sens commun.
Fonder sur un mode laïque la notion de Parole de Dieu
Nous en venons au propos de ce chapitre.
Ainsi nous pouvons appréhender, ou plutôt recevoir Dieu comme une Parole trans-descendante et forensique. Et c’est cette manière de le concevoir, et aussi d’en faire l’expérience que nous voudrions présenter dans ce chapitre. Et fidèle au propos de cet essai, nous voudrions de faire de manière laïque.
Certes, il est clair que la notion de Parole-de-Dieu, même si nous l’orthographions avec des tirets, nous vient de l’idiome culturel du Judéo-Christianisme, mais on peut concevoir que ce que recouvre cette notion, à savoir l’idée d’une trans-descendance reçue comme une parole et un acte relève aussi d’une expérience “laïque“. On peut concevoir que la notion de Parole de Dieu n’est que l’étayage d’une expérience laïque (celle d’une trans-descendance forensique reçue comme un acte et une parole) sur un concept idiomatico-culturel relevant de la théologie judéo-chrétienne (à savoir celui de Parole de Dieu), celui-ci n’étant qu’un mode d’expression et un étai de cette expérience laïque. C’est là le pari et la thèse que nous voudrions soutenir.
Ainsi nous voudrions fonder et légitimer la notion d’un Verbe (un Acte-Parole) trans-descendant et forensique, et ce sur un mode laïque, sans faire référence à l’idiome culturel du Judéo-Christianisme. Nous voudrions montrer que l’idée d’un acte trans-descendant, loin d’être uniquement religieuse et théologique, relève aussi, et peut-être même d’abord du champ du profane. Si nous pouvons le faire, nous pourrons ainsi légitimer la notion de Parole-de-Dieu puisque nous voyons celle-ci comme une formulation, dans le champ du théologique, de la notion de Verbe trans-descendant et forensique.
C’est pourquoi, dans un premier temps, nous voudrions montrer qu’il y a, de manière peut-être pas universelle, mais en tout cas commune, divers modes d’une expérience d’une trans-descendance forensique reçue comme un acte ou une parole. Et nous voulons montrer que l’idée de trans-descendance peut être érigée “par en bas“, c’est-à-dire à partir d’une approche tout à fait laïque rendant compte d’expériences psychologiques et aussi cognitives. Pour rendre compte de ces expériences, nous utiliserons parfois des images et des illustrations relevant du corpus culturel du Judéo-Christianisme, mais il est bien clair que ce sera un mode pédagogique pour rendre compte d’expériences tout à fait laïques.
Ainsi notre propos entre dans le cadre de ce que en théologie on appelle les preambulia fidei, qui, en tant que tels, relèvent seulement de la philosophie et des sciences humaines, et qui pourtant, en restant sur ce plan, permettent de savoir ce qui prédispose à la foi, c’est-à-dire, en l’occurence, au fait d’entendre et d’être à l’écoute d’une parole qui est reçue comme la “Parole de Dieu“.
L’Oeil qui regardait Caïn
Parmi les expériences “laïques“ (et en l’occurence purement psychologiques) qui nous prédisposent à concevoir l’idée d’une trans-descendance forensique reçue comme un acte et une parole, il y a le sentiment, voire la sensation, d’être vu et d’être jugé d’en-haut ; d’être vu à nu, à découvert, vu dans ses secrets, dans ses fautes, bref dans sa vérité. C’est l’expérience que faisait le jeune Jean-Paul Sartre[8] lorsque, en cachette, il faisait des bêtises[9]. C’est aussi celle que, selon le poème de Victor Hugo, Caïn a faite après avoir tué Abel ; c’est le sentiment d’être poursuivi par un “oeil“ qui le voit et l’accuse : “Pourquoi as-tu fait cela ? “. Bien sûr, dans le poème de Victor Hugo, cet oeil est celui de Dieu. Il n’en reste pas moins que cette expérience d’être à découvert devant…, d’être sous le regard de…, d’être poursuivi par … est une expérience générale qui n’est pas de nature religieuse.
Ce qu’il importe de noter, c’est que cette expérience se vit sous une forme passive, on pourrait dire “à la voix passive“. Elle se fait “par en bas“. Le sujet se sent regardé, jugé, voire condamné. Par qui ? Cela n’est pas dit ; le complément d’agent qui préciserait l’agent par lequel on se sent observé n’est pas explicité. Mais ce qui importe pour notre propos, c’est que ce sentiment d’être observé nous donne l’idée d’une transcendance trans-descendante. Il fait implicitement référence à cette transcendance, celle-ci intervenant comme « un principe extérieur et supérieur » , pour reprendre les termes du Lalande, par référence auquel on se sent jugé. Et cette trans-descendance est reçue comme un acte et une parole qui donnent le sentiment d’être jugé.
Peu importe que la psychiatrie puisse diagnostiquer que ce sentiment d’être vu d’“en haut“ relève d’une forme de délire de persécution[10]. Peu importe que la psychanalyse puisse dire que cet agent transcendant est celui du Sur-moi ou du Nom du Père. Il n’en reste pas moins que le sujet, quant à lui, fait ainsi l’expérience, sur un mode passif, d’une forme de “trans-descendance“ forensique devant laquelle il se sent à découvert.
Ainsi l’expérience d’être “à nu devant …“ suscite l’idée d’une “trans-descendance“ qui est le corrélât et le complément d’agent elliptique et non identifié de ce sentiment “passif“. Mais, que cela soit clair, être conduit à l’idée de transcendance, ce n’est nullement avoir l’idée de ce que la foi appelle Dieu. C’est seulement une prédisposition anthropologique et psychologique à comprendre, ou plutôt à entendre (dans les deux sens de ce terme) ce que le Christianisme appelle “Dieu“ ou plutôt “ Parole de Dieu“.
L’Impératif catégorique
Autre exemple d’une expérience de la trans-descendance reçue comme un verbe : celle d’être intimé, sommé, mis en demeure par ce que Kant appelle un impératif catégorique, cet Impératif qui se fait entendre sans que l’on sache d’où il vient. Dans l’exemple précédent, la transcendance était perçue sous la métaphore de l’oeil. Ici elle l’est sous la forme d’une “parole“ qui énonce un impératif. Ici encore, peu importe que certains l’appellent la “conscience“, le “Surmoi“, le “Nom du Père“. Cet impératif énonce et prescrit par exemple : quelles que soient les excuses que tu puisses te donner, tu ne mentiras pas, tu ne commettras pas d’adultère, tu ne tueras pas.
La “parole“ qui énonce cet impératif est sans auteur défini, elle ne s’appréhende que par son effet. Elle s’exprime sur le mode du “Tu dois“ ou “Tu ne dois pas“ sans que le sujet qui énonce ce “Tu“ ne soit identifié; ou également sur le mode du “il faut que“, le “il“ n’identifiant nullement un sujet qui énoncerait l’impératif. Et pourtant, on peut le voir comme un index vers une “parole“ qui dit qu’“il faut que“. On fait l’expérience d’être interpelé, intimé, sommé par un impératif transcendant (ou plutôt trans-descendant).
Ainsi, comme dans l’exemple précédent, l’idée de transcendance est expérimentée “à la voix passive“ (“je suis sommé de“) sans que le complément d’agent (l’agent de cette sommation) ne soit ni précisé ni identifié, sans même qu’il soit nécessaire de supposer que la parole qui nous interpelle ait un auteur. Ici encore, on retrouve l’idée d’une trans-descendance forensique. Cette trans-descendance est instituée “par en bas“, c’est -à-dire à partir de l’expérience que l’on fait de son emprise et de ses effets. Ici encore, cette idée d’un « principe extérieur et supérieur » ne doit nullement être identifiée à celle de Parole de Dieu; elle ne fait que nous prédisposer à la concevoir et à l’accepter.
Il y a aussi une autre manière intuitive d’appréhender la trans-descendance, celle qu’“il y a une Justice“. Cette idée qu’“il y a une Justice“, c’est celle par exemple dont font état les banderoles qui, en tête des manifestations, proclament : “Justice pour ceux qui aujourd’hui sont injustement exploités“. Il en est de même lorsque, à propos d’un malfaiteur qui, après avoir échappé à la Justice pendant des années, finit par être rattrapé et emprisonné, on dit “Il y a une Justice“. Il en est de même lorsque, finalement, le Capitaine Dreyfus est enfin innocenté. La Justice est vue comme une Vérité transcendante qui finit par devenir effective. Elle peut être vue aussi comme une Promesse, la promesse que tôt ou tard, il sera fait justice à tous ceux qui sont exploités ou injustement condamnés. L’expérience du fait qu’ “il n’y a pas de justice en ce monde “ nous donne l’espoir qu’“il y a“ une Justice que l’on voit comme une promesse et même comme une puissance.
Cette idée qu’“il y a une Justice“ est, en tant que telle, tout à fait laïque et non religieuse ; et pourtant, elle renvoie elle aussi implicitement à une transcendance. Elle fait référence à un « principe extérieur et supérieur », ce principe étant, en l’occurence un “agent“ qui met en oeuvre la justice.
De façon plus générale, l’expression “il y a“ (“il y a une justice“ “il y a une vérité“) procède d’un “il“ qui est l’index grammatical d’une trans-descendance. Cela est encore plus clair dans le mode allemand de ce “il y a“, à savoir “es gibt“, “il est donné“. De fait, cette expression fait implicitement référence à une instance qui, sur le mode actif, “donne“ la justice, la vérité, la promesse.Certes, on ne peut identifier l’auteur de cette “donation“, mais on comprend que la religion le mettra sur le compte d’un Dieu juste, justicier et même vengeur des petits.
La Judication transcendante
Autre point. Lorsque nous professons que tous les hommes sont égaux, nous érigeons de fait l’idée d’une transcendance. Les hommes ne sont égaux que si cette égalité est établie et instituée par référence à ce que nous avons appelé une Judication transcendante. De fait, par référence à quelqu’autre critère que ce soit (relevant par exemple de la nature, des aptitudes, de la réussite sociale, des mérites etc.), les hommes ne sont pas égaux. Par rapport à ces critères intra-mondains et immanents, ils sont différents et même inégaux. En revanche, ils sont institués comme égaux par référence à une Transcendance, que celle-ci soit vue comme une Parole qui les décrète égaux, comme un Décret qui les décrète égaux ou comme une Lumière qui les éclaire[11] tous également.
L’égalité entre tous les hommes procède d’une Déclaration (la Déclaration des Droits de l’Homme). Il s’agit là d’une déclaration de principe, on peut dire aussi a priori. Cette déclaration de principe fait implicitement référence au Principe transcendant et vertical par référence auquel tous les hommes sont égaux quelles que soient les inégalités immanentes. Cette déclaration est un “acte de parole“ qu’il faut considérer comme performatif. Il proclame, par une déclaration de principe, qu’ “il y a“ égalité entre tous les hommes, ce “il“ étant l’index du Principe transcendant au nom duquel est institué ce “il y a“.
On peut le dire autrement. Lorsque je déclare “tous les hommes sont égaux“, j’institue ce fait comme une “donnée“. Une “donnée“, c’est un état de fait qui ne peut pas et ne doit pas être mis en question. Mais le mot “donnée“ (tout comme l’expression allemande es gibt, qui littéralement peut être traduit par “ça donne“) fait implicitement référence au fait que cette donnée provient d’un acte de donation transcendant qui vient d’ailleurs et d’en-haut.
On peut également dire que l’égalité entre tous les hommes est instituée au nom d’un Impératif catégorique. On peut la voir comme relevant d’un “il faut“, le “il“ rendant compte d’une exigence inconditionnelle venue d’en-haut. Il est requis (d’en haut) que tous les hommes soient institués et déclarés égaux. Et là encore, le sentiment de ce “il faut“ prédispose à comprendre l’énoncé théologique qui présente Dieu comme Celui devant lequel il n’y a ni Juifs, ni Grecs, ni justes, ni injustes (Mat. 5,43), ni puissants, ni subalternes etc…
Autre manière de faire l’expérience de la “Trans-descendance“ forensique. Le fait que nous ne puissions voir et connaître les choses que de manière incomplète et partielle nous donne l’idée d’un Regard trans-descendant qui, lui, connaîtrait tout en vérité. Expliquons-nous en donnant un exemple. Lorsque l’on regarde un cube à six faces, on n’en voit que trois, et ce parce que notre regard est pris dans une “erreur de perspective“. Nous ne voyons pas le cube dans sa vérité. Nous prenons ainsi conscience que notre aptitude à connaître est limitée. Cela nous donne par là-même, l’idée d’une “connaissance-en-vérité“ qui serait celle d’un “Regard“ transcendant et omniscient, ou plutôt omnivoyant qui, lui, percevrait le cube dans sa vérité, avec ses six faces. Il est d’autant plus légitime que nous puissions avoir cette idée que, par la parole, nous pouvons dire : ce cube a six faces. De fait, la parole a un pouvoir transcendant par rapport au regard. Cela nous donne l’idée d’une Parole qui serait en fait, en l’occurence, un “Regard“, ou plutôt une “Judication“[12] transcendante et “verticale“qui pourrait “voir“ ce que nous disons en disant “ce cube a six faces“. Cette Judication peut être conçue comme une “Lumière“ ou une “Connaissance-en-vérité“ pour laquelle tout apparaît dans sa vérité[13].
Ainsi, il y a une corrélation entre l’idée d’une Judication transcendante et le fait d’affirmer que “vérité il y a“ (ou “il y a une vérité“) quand bien même nous ne pouvons saisir cette vérité parce que nous ne l’apercevons que dans et par le “prisme de vue“ d’une erreur de perspective. Dans l’expression “vérité il y a“, le “il“ fait implicitement référence à cette Judication transcendante devant laquelle cette vérité apparaît et se dévoile.
Cette Judication transcendante et omnisciente serait également apte à avoir connaissance de ce que personne n’a jamais vu et ne peut ni voir ni connaître, par exemple un perce-neige sur le flanc d’une montagne où nul ne va. Cette Connaissance-en-vérité saisirait également la vérité du réel micro-physique alors que nous ne la saisissons que sur le mode de l’indécidable et de l’auto-contradictoire. Elle serait également apte à avoir connaissance de la vérité du monde dans sa totalité et dans la totalité du temps.
L’idée de cette Judication est érigée “par en-bas“. C’est le fait même que notre regard et notre connaissance sont limités et induits dans une erreur de perspective qui nous donne l’idée d’une Judication qui, parce qu’elle est transcendante par rapport au monde, embrasse la vérité du monde dans sa totalité spatiale et temporelle. De la même manière, cette Judication peut être conçue comme “ce“ par quoi et par rapport à quoi notre vérité est dévoilée voire jugée[14].
La justification forensique
Autre manière d’appréhender l’idée d’une transcendance trans-descendante et forensique. Au point précédent, nous avons montré que le fait que nous ne puissions pas connaître la vérité (pas plus que nous ne pouvons voir les six faces d’un cube) nous conduit à l’idée que cette vérité relève et relève seulement d’une Judication forensique et transcendante. Nous suivrons la même démarche, mais cette fois-ci à propos du sens de la vie. C’est le fait même que la vie puisse nous apparaître sans sens et sans justification qui nous conduit à l’idée que ce sens et cette justification ne sont pas de notre ressort. Ils ne peuvent être institués et proclamés que d’ailleurs, par référence à un principe transcendant au nom duquel et par rapport auquel toute vie, quelle qu’elle soit, a un sens, une justification, une légitimité et une raison d’être. Ils relèvent et relèvent seulement d’une dimension que nous identifions comme celle d’une “Justification“ forensique et transcendante.
Expliquons-nous. Certes le sentiment de l’absence de sens de la vie n’est pas partagé par tout le monde. Il n’en reste pas moins que le célèbre propos de Shakespeare trouve un écho en chacun d’entre nous: « La vie n’est qu’un ombre qui passe, un pauvre histrion qui se pavane et s’échauffe sur la scène et puis qu’on n’entend plus ; une histoire contée par un idiot, pleine de fureur et de bruit et qui ne veut rien dire »[15].Shakespeare le dit aussi d’une autre manière: « Le monde entier est un théâtre… et tous, hommes et femmes, n’en sont que les acteurs; chacun fait ses entrées, chacun fait ses sorties »[16]. De fait, nous sommes tels un acteur qui aurait à jouer son rôle dans une pièce sans avoir la connaissance de la pièce dans son ensemble. Nous ne pouvons savoir le sens de la “partie“ que nous avons à jouer. Seul un spectateur extérieur à la pièce peut avoir un point de vue transcendant, extérieur et forensique sur la pièce dans son ensemble et comprendre le sens du rôle qui nous est imparti. Nous ne pouvons par nous-même donner un sens à notre vie puisque nous en sommes partie prenante[17]. Nous ne pouvons auto-justifier notre vie c’est-à-dire lui conférer par nous-mêmes une justification et une raison d’être.
Ainsi nous vient l’idée que la signification de notre vie n’est afférente qu’à une Judication forensique qui seule en perçoit la justification. Le sens de notre vie ne peut lui être conféré et donné au sens fort,que de l’extérieur, du dehors, de manière forensique. La Transcendance nous apparaît alors comme une Instance « extérieure et supérieure » par référence à laquelle notre vie a une justification quand bien même elle est pour nous sans justification.
Ici encore, cette idée de Justification trans-descendante et forensique est instituée “par en-bas“. C’est le fait même d’avoir à reconnaître que nous ne pouvons par nous-mêmes donner une justification à notre vie qui nous donne l’idée que cette justification ne peut relever que d’une Justification transcendante et forensique.
On peut le dire autrement en usant une nouvelle fois du “il y a“. Nous pouvons dire par une sorte d’énoncé de principe: Il y a une justification, voire un devoir à vivre notre vie sans chercher à lui donner une justification. Dans cet énoncé, le “il“ de “il y a“ renvoie à une “advenue donatrice“[18] qui donne cette justification sur un mode forensique et transcendant.
Nous sommes au bénéfice d’une Justification transcendante et forensique. La justification de notre vie nous est donnée. Nous sommes “justifiés“ à vivre notre vie quand bien même elle n’a pour nous aucun sens, aucune justification.
Nous sommes ainsi prédisposés à entendre une “parole“ (une Parole) venue d’ailleurs et qui pourrait dire : “Tu peux vivre cette vie sans chercher à lui donner par toi-même une justification, tu peux la vivre sans raison, même si tu la considères comme inutile et absurde“[19]. Et de ce fait, il est possible que nous puissions entendre le « Vous êtes justifiés par grâce seule » de saint Paul et de Luther.
La transcendance iconoclaste
Il y a encore une autre manière d’être conduit à l’idée et à l’expérience d’une Transcendance appréhendée comme un Acte et une Parole forensiques. L’idée que la seule justification possible de notre existence ne peut procéder que d’une justification transcendante implique la condamnation de toutes les fallacieuses auto-justifications que nous nous donnons, ou plutôt que nous nous inventons. Toutes les valeurs que nous nous inventons pour donner un but et une raison d’être à notre vie ne sont que des illusions et des « idoles faites de main d’homme ». « Vanité des vanités, et tout est vanité et poursuite du vent » (Eccl. 1,14). Le bonheur, c’est du vent; la réussite, l’amour, la vertu, la valeur du travail etc., c’est du vent
La Judication transcendante qui dévoile la vérité et par là même l’inanité et la « vanité » de toutes ces illusions est alors saisie et appréhendée comme un « glaive à deux tranchants » (Ps. 149,6; Heb. 4,12; Apoc. 1,16) qui pourfend toutes les pseudo-transcendances factices et illusoires, et aussi toutes les valeurs (le bonheur, l’amour, la vertu etc.) qui, nous le supposons, pourraient donner un sens et un but à la vie. Cette Judication est, pourrait-on dire, un Rire qui tourne en dérision et en ridicule toutes les tentatives des hommes pour sauter plus haut que leur ombre en s’accrochant, tel le baron de Münchhausen, à des “barres fixes“ qu’ils tiennent eux-mêmes à bout de bras.
De fait, il faut le dire même si cela paraît paradoxal, le fait de dire « Vanité des vanités et tout est vanité » fait implicitement référence à une Parole transcendante, celle justement au nom de laquelle nous disons « Vanité des vanités et tout est vanité ». Si la vanité des vanités n’était pas énoncée au nom de cette Parole transcendante, le fait de dire « vanité des vanités » ne serait lui-même qu’une vanité et un serpent qui se mord la queue. Le fait de dire “tout est vanité“ serait lui-même un propos qui relève de la vanité. Ainsi si c’est vraiment pour moi une vérité absolue que Tout est vanité, c’est parce que implicitement, je fais référence à un point de vue d’en-haut et trans-descendant pour lequel tout peut être effectivement dit “vanité“. La Transcendance est alors érigée comme le Principe « extérieur et supérieur » au nom duquel est énoncé le « Tout est vanité ». Elle est érigée comme la Parole qui énonce « Vanité des vanités, et tout est vanité » et qui a pour fonction d’opérer la critique, la dénégation et la destitution des valeurs que l’homme se donne à lui-même pour conduire sa vie et pour en juger.
L’idée de trans-descendance est alors conçue et érigée comme ayant pour propre la critique de ce que, de manière endogène, nous prétendons voir comme des valeurs, des idées et des idéaux transcendants. et ceci nous prédispose à faire référence à un Dieu qui, par sa Parole et son Jugement, destitue tous les faux dieux que s’inventent les hommes.
De la Trans-descendance à la Parole de Dieu
Nous en venons aux derniers propos de cet essai. Ce seront les plus personnels et de loin les plus difficiles. Nous voulons en effet tenter de faire comprendre, toujours sur le mode le plus laïque possible, ce que le Judaïsme et le Christianisme appellent la “Parole de Dieu“ : Pour le dire franchement, cette notion était restée pour moi tout à fait énigmatique, comme si elle relevait du pire anthropomorphisme (Qu’est ce que à veut dire un Dieu qui parle ?). Et pourtant, je recevais bien le message du Christianisme et en particulier de Jésus-Christ, comme une forme d’interpellation et donc de “parole“ radicale, obsédante et harcelante comme si elle me percutait en venant d’un ailleurs, ou même d’un En-Haut. En fait, cette notion de Parole de Dieu n’a commencé à me parler que lorsque je l’ai mise en relation avec celle d’une Trans-descendance telle qu’on peut en faire l’expérience sur les modes que j’ai précédemment indiqués.
De fait, l’idée de trans-descendance peut, d’une manière ou d’une autre, nous permettre de comprendre, et aussi de faire comprendre sur un mode laïque, ce que la foi chrétienne appelle la Parole de Dieu.
Nous avons montré que la Transcendance, ou plus précisément la Trans-descendance forensique pouvait être conçue comme une “dimension“ (une sorte de cinquième dimension à côté de celles de l’espace et du temps) permettant d’expliciter et de comprendre ce dont nous faisons l’expérience : par exemple être enjoint par un Impératif catégorique, être en proie à un “Oeil“ qui vous observe et vous poursuit, mais aussi être conduit à reconnaître que la vérité est seulement afférente à un point de vue (une Judication) transcendant, et aussi espérer qu’“il y a une Justice“ ; ou encore avoir le sentiment que, quand bien même l’existence nous paraît absurde, elle peut néanmoins avoir une justification qui nous échappe ; ou enfin avoir l’idée que toutes les valeurs auxquelles nous nous référons peuvent être vues comme des vanités, comme si elles étaient sous le coup d’un Glaive ou d’un Rire venant du Ciel. Nous l’avons montré, nous pouvons rendre compte de ces diverses expériences et de bien d’autres en ayant recours à l’idée de Trans-descendance forensique. Et cette idée, quand bien même on la désigne par un mot à majuscule, n’en a pas moins, me semble t-il, un sens tout à fait “laïque“.
On peut certes être plus ou moins sensible à cette idée de Trans-descendance. Elle n’a pas la même prégnance pour tous. Cependant pour certains du moins, cette idée peut devenir ce que l’on pourrait appeler un schématisme de pensée (en allemand Denkschematismus), c’est-à-dire aussi une matrice ou un prisme qui suscite une “compréhension du monde“ (en allemand Weltanschauung) spécifique.
On peut se demander si cette sensibilité à l’idée de Transcendance peut conduire à embrasser la foi chrétienne. On peut en discuter, mais il me semble que, en tant que telle, elle est rarement déterminante. En revanche, ce “schématisme de pensée“ peut susciter une manière spécifique de comprendre le Christianisme et de se l’approprier. Il peut en effet nous permettre de comprendre ce que le Judaïsme et le Christianisme appellent “la Parole de Dieu“ et, de ce fait, nous conduire à voir la foi chrétienne comme étant avant tout la confession de cette Parole de Dieu que l’on peut voir comme un Verbe (c’est-à-dire une Parole-Acte) trans-descendant et forensique.
De fait, le Christianisme peut être reçu et compris par le fidèle pour des raisons différentes et, de ce fait, selon des modes (on pourrait dire des prismes) différents. Ainsi, par exemple, il peut être vu comme l’expression de la “désirance“[20] et comme une réponse à cette désirance; on peut également le voir comme un enseignement qui a pour fonction de répondre aux besoins pré-religieux et religieux qui nous animent (besoin de merveilleux, d’idéalisme et aussi besoin d’être “sauvé“ et de donner un sens à sa vie, etc); on peut aussi le voir comme une doctrine sur des vérités surnaturelles, une sorte de “platonisme pour le peuple“; etc.
Mais le Christianisme peut aussi être reçu et habité selon le crible d’une sensibilité à l’idée de Trans-descendance forensique. On saisit alors ce qu’il professe selon le crible de ce schématisme de pensée. Ce schématisme de pensée constitue une “matrice“ qui nous fait appréhender le corpus idiomatico-culturel du Christianisme selon le crible qu’il constitue. Nous sélectionnons dans ce corpus ce qui peut être vu comme congruent avec l’idée de trans-descendance. Et dans ce corpus, ce qui est le plus congruent avec l’idée de trans-descendance, c’est la notion de Parole de Dieu. Le corpus du Christianisme est alors compris comme le porteur d’un kérygme qui annonce ce que proclame et accomplit cette Parole de Dieu.
Nous distinguons en effet le “corpus du Christianisme“, le “kérygme du Christianisme“ et la “Parole de Dieu“.
- Le corpus du Christianisme est constitué par l’Ecriture, l’enseignement de l’Eglise et sa prédication. Il est formé d’un ensemble de “textes“ (la Bible, les doctrines, les catéchismes) qui sont prêchés et enseignés aux fidèles.
- Ce corpus peut être compris et reçu comme porteur d’un kérygme[21], c’est-à-dire d’une prédication, d’une parole qui est dite, proclamée et annoncée par Jésus-Christ et ses disciples, mais aussi par les prophètes de l’Ancien Testament, et également par les prédicateurs des Eglises chrétiennes. Ce kérygme, c’est l’annonce d’un Commandement, d’un Jugement, mais aussi d’une Grâce, d’un Pardon et d’une Promesse.
- Et ce kérygme se présente comme l’annonce et la prédication de ce que Dieu, ou plutôt la “Parole de Dieu“, ordonne, accomplit, promet etc.
Cette notion de “Parole de Dieu“ est fondamentale dans l’Ecriture et aussi dans la théologie du Christianisme. L’auteur de l’Epître aux Hébreux montre qu’elle est le coeur du kérygme dont le Judaïsme et le Christianisme sont porteurs: « Après avoir, à bien des reprises, parlé autrefois aux pères dans les prophètes, Dieu, en la période finale où nous sommes, nous a parlé en un Fils qu’il a établi héritier de tout » (Heb. 1,1-2). Cette Parole est donc prêchée par les prophètes, par Jésus-Christ, par les apôtres, mais aussi par la Bible et l’Eglise. En fait, elle désigne l’ensemble des Actes de Dieu à l’égard des hommes et aussi du monde. Elle a une existence en tant que telle comme si on pouvait la distinguer de Dieu lui-même (cf. en particulier le Prologue de l’Evangile de Jean). Et c’est pourquoi nous la désignons comme Parole-de-Dieu pour montrer que cette Parole ne présuppose pas l’existence d’un Dieu qui serait distinct de cette Parole.
Cette notion de “Parole de Dieu“ peut très bien ne pas nous “parler“ (par exemple parce qu’elle serait trop anthropomorphique et parce qu’elle évoquerait par trop les voix qu’aurait entendu Jeanne d’Arc), mais elle peut aussi prendre un sens qui nous “parle“ davantage si l’idée de trans-descendance constitue pour nous un schématisme de pensée.
Ainsi, la sensibilité à l’idée de trans-descendance et le “schématisme de pensée“ qu’elle constitue nous permettent d’aborder le corpus idiomatico-culturel du Christianisme selon un crible spécifique et en particulier de comprendre ce que ce corpus appelle la Parole de Dieu.
L’expression “Parole de Dieu“ prend alors un sens, et même un sens spécifique; nous la comprenons; elle cesse d’être pour nous énigmatique; nous l’intégrons; elle nous “parle“. Nous saisissons ce qu’elle veut dire parce qu’elle s’étaye sur l’étai que constitue l’idée de Trans-descendance forensique. Bien plus, elle se substitue à cet étai[22].
Pour reprendre un concept que nous avons présenté dans le précédent chapitre de cet essai, on peut dire que nous nous sommes “approprié“ la notion de Parole de Dieu qui nous est donnée par le corpus et le kérygme du Christianisme.
Mais il faut insister sur ceci : même si le concept de trans-descendance constitue l’étai grâce auquel l’expression “Parole de Dieu“ peut prendre sens pour nous, les deux notions sont différentes. Elles ont des statuts différents, et même opposés. L’idée de trans-descendance est philosophique et également psychologique. Nous l’avons érigée “par en-bas“, à partir de diverses expériences laïques que nous pouvons faire. En revanche, la Parole de Dieu est saisie et reçue comme advenant d’“en-haut“, comme une parole qui, d’en-haut, nous est dite et qui, par exemple, nous prescrit “Tu dois“, ou nous annonce “Tout est sous la lumière de la grâce de Dieu“. Ainsi le discours théologique opère un retournement par rapport à la démarche laïque et “par en-bas“ (philosophique, psychologique) que nous avons tenue dans la première partie de ce chapitre. Donnons un exemple: le discours “par en-bas“ énonce “nous sommes au bénéfice d’une pluie bienfaisante qui, de manière trans-descendante, nous vient d’ailleurs“ et le discours théologique, lui, retourne cette assertion et énonce “Dieu (ou la Parole de Dieu) fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes“ (Mat. 5,45). L’idée de trans-descendance forensique nous vient d’expériences vécues à la voix passive (par exemple: nous sommes interpellés par ce que nous voyons comme un Impératif catégorique) alors que le discours théologique qui rend compte de ce que proclame la Parole de Dieu s’exprime à la voix active (“Tu ne voleras pas, tu aimeras ton prochain comme toi-même“).
La philosophie opère une démarche “ascendante“. Elle part d’“en-bas“ et d’expériences vécues en-bas pour ériger, sur un mode trans-ascendant, l’idée de trans-descendance forensique. La théologie, elle, au contraire, opère une démarche “descendante“. Elle part d’“en-haut“ (du principe-postulat d’une Parole de Dieu) pour expliciter, par référence à ce qu’énonce cette Parole trans-descendante, la vérité de l’en-bas (celle des hommes, de l’histoire, de l’humanité). Ainsi, la Parole de Dieu peut être vue comme le retournement de la Verticale érigée par la philosophie sur un mode ascendant.
Le fait de penser à partir “d’en haut“ et sous les auspices de ce qu’énonce et accomplit la Parole de Dieu constitueune manière de voir (une Weltanschauung) que l’on peut qualifier de “théologique“. De fait, la théologie a pour spécificité de penser et de définir la vérité du monde, de l’histoire et des hommes à partir du postulat qu’une “Parole de Dieu“ énonce cette vérité. De fait, la théo-logie n’a pas tant pour fonction de penser “Dieu“ que de penser le monde à partir du logos (du référentiel) que constitue la “Parole de Dieu“, c’est-à-dire selon la “logique“ qu’implique le fait de le penser par référence à ce Référentiel.
Dans les prochaines pages, nous expliciterons les divers modes selon lesquels la Parole de Dieu (ou Dieu comme Parole-Verbe) se manifeste, du moins tels qu’ils se manifestent à nous personnellement. Ainsi nous tiendrons un discours “théologique“, même si nous tenterons de l’exprimer en termes le plus “laïques“ possible. Et nous le ferons, et c’est ce qui constitue la difficulté de notre projet, non pas à propos de concepts (tels que ceux, par exemple, d’amour, de pardon, d’espérance) qui ont aussi un sens “laïque“, mais à propos de ce qui, dans le champ de la théologie, est le plus exclusivement “théologique“ et de ce fait étranger à une mentalité laïque, à savoir cette notion de Parole de Dieu. De plus, nous nous attacherons à penser l’expérience que nous faisons de la Parole de Dieu en tant que telle, en tant que pure Trans-descendance “verticale“, c’est-à-dire en nous refusant d’assimiler cette Parole de Dieu à une parole humaine “horizontale“ fussent celle de la Bible ou celle de Jésus-Christ. Nous voulons penser la Parole de Dieu indépendamment du fait que, pour le Christianisme, elle est incarnée en Jésus-Christ et inverbérée (le mot est de Saint Augustin) dans l’Ecriture. Le projet, on en conviendra, est hardi.
Il est bien évident que nous n’allons pas nous lancer dans un traité théologique sur la Parole de Dieu (ou sur Dieu en tant que Parole-Verbe). Nous n’allons pas non plus reprendre sur un mode théologique, c’est-à-dire par référence à la Parole de Dieu, ce que nous avons présenté au début de ce chapitre. Mais il est clair que l’on peut effectivement concevoir cette Parole comme un Oeil qui nous juge et nous condamne, comme un Commandement impératif et catégorique, comme une Judication devant laquelle se dévoile la vérité du monde, comme une Justice qui réhabilite et aussi ressuscite ceux qui, comme Jésus-Christ, ont été injustement condamnés, ou encore comme un Glaive qui pourfend et ridiculise tous les faux dieux (l’orgueil, la puissance et la gloire) devant lesquels nous nous agenouillons. Mais nous pensons qu’il n’est pas utile de reprendre, sur un mode théologique, les différents items que nous avons précédemment présentés.
Dans les développememnts qui suivent, nous présenterons seulement, dans un langage peu académique, la manière toute personnelle selon laquelle nous concevons la Parole de Dieu et les modes selon lesquels elle nous “parle“. Nous dirons comment cela nous a fait découvrir et élaborer une “ manière de voir le monde“ (une Weltanschauung) et aussi une manière de voir la vie et les relations avec les autres. Nous dirons successivement que nous voyons le Dieu-Parole comme une Insistance, comme une Lumière qui éclaire de la même manière les justes et les injustes, comme une Toute-Puissance de donation et enfin comme une Grâce pour rien.
Les caractéristiques de la Parole de Dieu que je présenterai sont proprement et spécifiquement théologiques ; elles ne sont pas une pure et simple transcription d’énoncés philosophiques.
Dieu comme Insistance
Je commencerai par dire comment se manifeste pour moi cette Parole-de-Dieu en tant que telle, c’est-à-dire indépendamment des divers modes selon lesquels je peux la recevoir (par exemple sous la forme d’un Commandement, d’une Promesse, d’un Jugement, d’une Justification… Ou pour le dire autrement et de manière plus radicale : Qu’est ce que “Dieu“ pour moi ? Qu’est-ce que ce Dieu-Verbe-Parole-Acte en tant que tel ? Certes, on peut se demander: Est-il possible de caractériser l‘expérience que l’on peut faire de “Dieu“ en tant que tel, sans immédiatement dire ce qu’Il fait et ce qu’Il dit ? Comment peut-on caractériser l’expérience de “Dieu“ en tant que pure Trans-descendance active ? Cela ne va pas de soi. De la même manière qu’il est difficile de caractériser la foi en tant que telle (la fides qua) indépendamment des divers articles de foi (les fides quae) selon lesquels elle s’exprime, de même il est tout autant difficile de caractériser, en tant que qua (ou dass en allemand), le Verbe-Parole-de-Dieu (ou Dieu lui-même en tant qu’Il est et est seulement Parole et Verbe) indépendamment des différents quae ou wass (Commandement, Jugement, Promesse, etc) selon lesquels nous le recevons. Essayons cependant de risquer quelques mots à ce sujet.
Nous qualifierons le Verbe-Parole-de-Dieu comme une Insistance (du latin insistere, se poser sur, s’attacher à). Je reçois Dieu, ou plus précisément Dieu en tant que Verbe comme une Insistance, c’est-à-dires comme une présence, une puissance, une autorité qui insiste, qui s’impose, qui s’attache à moi, et ce avec obstination.
Pour expliciter ce propos, nous partirons du célèbre texte d’Exode 3,14 où Dieu se définit lui-même comme « Je suis celui qui suis ». Nous récusons la traduction la plus usuelle de ce propos, à savoir celle qui voudrait que Dieu se définisse comme l’Etre en soi. De fait, elle nous paraît détourner le sens du texte. En effet, en hébreu, le mot “être “ n’existe pas en tant que substantif. Ainsi hâyâh (Je suis) ne peut caractériser l’Etre, ou le fait d’être. Il faut voir hâyâh comme un verbe qui qualifie un acte, une action, ou plus précisément un “process“, c’est-à-dire une action en cours[23]. Ainsi, selon ce verset biblique, Dieu lui-même se définit non pas comme l’Etre, mais plutôt comme un Acte, une Parole, un Dabar en hébreu, un Logos en grec, un Verbum en latin.
De plus, pour rendre compte du sens de Exode 3,14, il faut aussi lire la suite du texte. De fait, Dieu dit ensuite à Moïse « Voici ce que tu diras aux Israélites: “Je suis“ m’ envoyé vers vous ». Ainsi le nom que Yahvé se donne n’est pas “Je suis celui qui suis“, mais tout simplement “Je suis“. En fait, dans le premier énoncé qui, usuellement, est traduit “Je suis celui qui suis “, Dieu dit seulement : Je suis “Je suis“, un peu comme on peut dire “Je suis Dupont, je suis Houziaux“.
Ainsi le nom que Dieu se donne, c’est tout simplement “Je suis“, cette expression caractérisant non pas une substance et un substantif, mais un verbe, un acte, un gérondif (un acte en train de s’accomplir). Il faut ajouter que, par la suite, le nom que Dieu se donne, à savoir « Je suis », désigne l’Autorité qui s’impose à Moïse (qui “insiste“ sur Moïse pour qu’il aille vers les Israélites), et aussi l’Autorité dont il peut se réclamer auprès d’eux[24].
C’est pourquoi on pourrait traduire le nom que Dieu se donne par : “Je suis un peu là“, voire “Je me pose un peu là“, le “un peu“ étant un euphémisme pour caractériser une forme d’insistance, de présence, d’autorité ayant du poids. De fait, Jean-Luc Marion[25] propose d’expliciter ainsi le nom que Dieu se donne : « Je suis ce que je suis sans que ma présence ne s’explicite, ni ne se commente d’un autre nom que celui, silencieux, de ma présence agissante ». D’ailleurs, selon Esaïe 52,6, Dieu dit de lui-même : Je suis celui-là même qui affirme “Me voici“. Cette désignation ma paraît tout à fait pertinente pour caractériser une “présence agissante“.
Ainsi “Dieu“ (ou “la Parole de Dieu“) peut être caractérisé comme une présence agissante sans que les modes de cette présence agissante n’aient à être précisés. Autrement dit, Dieu n’est rien d’autre que Verbe ; ou pour le dire autrement, Dieu n’est rien d’autre que “Parole-de-Dieu“ avec des tirets, (“-de-Dieu“ , rappelons-le) étant une manière de qualifier cette Parole, mais ne renvoyant à aucune instance, celle d’un “Dieu“ qui , en tant que tel, pourrait être identifié indépendamment du fait qu’il est Parole, Verbe et Acte).
Cette Parole-de-Dieu n’est nullement un être en soi, mais bien plutôt un Verbe sans être, pour reprendre la thèse de Jean-Luc Marion dans son ouvrage Dieu sans l’Etre[26]. De fait, pour traduire en termes laïques ce que le Judaïsme et le Christianisme appellent “Dieu“ et la “Parole de Dieu“, la notion d’insistance me paraît convenir d’autant plus que, en latin insistere peut se traduire par “se poser sur, s’attacher à “.
De fait, le Dieu-Parole est une Insistance trans-descendante qui se pose sur l’homme et s’attache à lui.
On peut dire que cette Insistance est une “Présence“, si l’on ajoute que c’est une présence qui “a de la présence“[27], c’est-à-dire de la puissance. On retrouve ainsi la notion de mana et celle de “numineux“ pour reprendre le mot de Rudolph Otto[28]. Dieu, en tant que tel, c’est-à-dire en étant seulement un qua peut être vu comme un mana à l’état pur, sans substantif, sans être, sans génitif. Dieu, Dieu en tant que Verbe, est ressenti comme un “Me voici“, une présence agissante, une puissance, une autorité, une insistance sans que l’on puisse la qualifier autrement.
C’est ce sentiment d’un mana trans-descendant et insistant qui pourrait expliquer, entre autres, que les Juifs se couvrent la tête d’une kippa. Cette Insistance se tient debout sur leur tête (d’ailleurs insistere provient de stare, être debout). Ils vivent leur quotidien avec le sentiment d’une puissance insistante au-dessus d’eux, qui est posée sur eux, qui s’attache à eux.
Comme parabole de notre relation avec cette Insistance, on peut rappeler le texte biblique de la lutte de Jacob avec l’Ange[29]. On peut voir cette lutte comme un corps à corps à la fois passionnel et conflictuel avec une Présence agissante.On a l’impression d’être enlacé par cette Puissance et aussi d’être, comme Jacob, continuellement et à jamais blessé par elle, cette blessure étant la marque et l’effet de l’insistance d’une altérité incisive dont on ne peut se défaire.
Peut-être le texte suivant, dit sous forme d’une prière, pourrait rendre compte de cette “blessure insistante“.
Ne me quitte pas[30]
Mon Dieu, je voudrais tant pouvoir t’oublier.
Mais, que veux-tu, je n’y peux rien, tu es et restes pour moi une blessure secrète, persistante et tenace, à l’intérieur de moi.
Cette blessure, mon Dieu, elle ne me quitte pas.
Je ne crois pas qu’elle vienne de moi. Les blessures que je me donne, dans mes passions et dans mes combats, tôt ou tard, elles se referment, ou bien, tôt ou tard, elles s’infectent.
Non, cette blessure, ô mon Dieu, je crois qu’elle vient de toi.
Parce que jamais elle ne se referme, parce que jamais elle ne s’infecte. Elle est de sel et de feu. Elle me purifie, et elle m’élève au-dessus de moi-même.
Cette blessure, elle est ce qu’il y a de meilleur en moi. Elle est mon chemin, ma vérité, ma vie.
Oui, vois-tu, mon Dieu, au nom de cette blessure, je resterai toujours là, planté de vant toi pour te demander d’être là.
Oui, mon Dieu, où que tu disparaisses, je te suivrai à la trace, même si tu devais ne plus laisser de trace.
Car, vois-tu, je continuerai à rester corps à corps avec Toi, quand bien même tu me prouverais que tu n’existes pas.
C’est pourquoi, je t’en supplie, ne me quitte pas.
Dieu, un impératif paradoxal
Après avoir tenté de dire comment je perçois le Dieu-Verbe en tant que tel (en tant que qua), j’en viens au premier des quae (des modes d’action et de parole) selon lequel je voudrais Le présenter.
On ne s’en étonnera pas, je reçois la Parole-de-Dieu comme un commandement, un impératif catégorique qui va à l’encontre de ma manière de voir la plus naturelle et spontanée. Et cet Impératif est fondé sur cette parole de Jésus: « Dieu fait lever son soleil de la même manière sur les justes et sur les injustes, sur les bons et sur les méchants » (cf. Mat 5,45)
Tout y est :
1) Une métaphore qui permet de concevoir Dieu et son Verbe comme une Lumière trans-descendante.
2) La proclamation d’une vérité déconcertante : Puisque Dieu est une Lumière qui advient de la même manière sur les justes et sur les injustes, sur les bons et sur les méchants, Il les voit, les juge et les bénit tous de la même manière, sans faire de différence entre eux.
3) Et cette affirmation constitue un appel, voire un commandement qui nous est adressé: Avoir une attitude comparable et égale vis-à-vis de ceux que nous considérons comme injustes et méchants et ceux que nous considérons comme justes et bons. De fait, ce verset est précédé de cette exhortation: Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent (Mat 5,44) et également Aimez et saluez non seulement ceux qui vous aiment, mais aussi les autres (cf. Mat 5,46-47).
De fait, le Verbe-de-Dieu peut être vu comme une Lumière trans-descendante, une Lumière qui se fait Parole et Commandement.
Reprenons ceci.
On peut donc voir Dieu, ou plutôt Dieu en tant que Verbe, comme une Lumière[31] qui, de manière trans-descendante, tout comme celle du Soleil, tombe de la même manière sur tous les hommes quels que soient leurs mérites ou leurs démérites. Cette manière de comparer la Lumière-de-Dieu (ou la Lumière qu’est Dieu) à la lumière du Soleil permet peut-être de La rendre compréhensible même sur un mode “laïque“. De fait, cette “lumière“ peut être vue comme l’archétype de tout ce dont les hommes bénéficient également sans qu’il y soient pour rien: la lumière du Soleil certes, mais aussi l’eau, l’air , le feu et également la vie, la conscience, la mémoire etc.
Mais, en fait, ce qui peut nous permettre d’appréhender sur un mode laïque cette Lumière-de-Dieu, c’est plutôt l’idée de Judication trans-descendante et forensique qui nous avons présentée précédemment. La Lumière-de-Dieu est imperceptible aux yeux des hommes, mais on peut la concevoir comme un “point de vue“ (sans origine, un point de vue sans point de vue pourrai-t’on dire) qui perçoit toute chose et tout être dans sa vérité (rappelons-nous l’image d’un “regard“ trans-descendant qui verrait simultanément les six faces d’un cube). Par différence par rapport au regard de l’homme sur le monde qui est “en rase motte“, cette Lumière trans-descendante est une connaissance-en-vérité qui voit le monde d’en haut et verticalement. Pour cette Lumière, tout ce qui est du monde est sur le même plan. Et de ce fait, cette Lumière, tout comme la lumière du Soleil, ignore et déconstruit toutes les hiérarchies (les différences de hauteur) que les hommes, prisonniers de leur regard subjectif et “horizontal“, élaborent entre ceux qui sont “de la haute“ et ceux qui sont “d’en bas“, et aussi entre les bons et les méchants, les justes et les injustes. Devant cette Lumière, et pour cette Lumière, tous les hommes sont à égalité.
Cette manière de voir le Verbe-de-Dieu comme une Lumière trans-descendante institue une manière spécifique (“théologique“) de concevoir la vérité de ce que sont les hommes (la vérité de ce qu’ils sont à égalité devant cette Lumière) , et aussi une manière spécifique de concevoir la justice , et également la morale de nos relations avec les autres.
Pour développer ce propos, je partirai de l’une des paraboles de Jésus, celle dite des “ouvriers de la onzième heure“ (Mat. 20,1-16). Rappelons ce qu’elle rapporte. Le Maître d’une vigne embauche des ouvriers à des heures différentes de la journée et qui donc travaillent des durées différentes, certains onze heures, d’autres quelques heures et les derniers seulement une heure. Et, à la fin de la journée, le Maître verse à tous le même salaire, celui qui avait été convenu avec les ouvriers de la première heure. Et du coup, les premiers embauchés se révoltent et considèrent que le Maître a agi de manière injuste en ne rémunérant pas les ouvriers proportionnellement au travail effectué.
Cette parabole oppose deux Weltanschauungen , autrement dit deux manières de voir la vérité, la justice et les relations avec autrui: l’une, celle du Maître qui, lorsqu’il rétribue les ouvriers, ne fait pas de différence entre eux et leur verse le même salaire ; et l’autre, celle des ouvriers de la première heure, qui eux différencient les ouvriers selon leur travail et leur mérite. En fait, dans cette parabole, le Maître représente Dieu et sa logique paradoxale et, en revanche, les ouvriers de la première heure représentent les hommes et leur manière de concevoir la justice et aussi l’amour.
Le Maître rémunère à égalité les ouvriers de la première heure et ceux de la onzième . Cela peut paraître paradoxal, et même injuste. Alors, pourquoi le fait-il ? Parce que, selon une logique que l’on peut qualifier de théologique (c’ est la logique de Dieu et de sa Lumière), il n’y a pas de différence entre eux. Pour le Maître, ils sont à égalité et ils sont rétribués « de la même manière ». De même qu’ils sont tous de la même manière au bénéfice de la Lumière de Dieu, ils sont tous de la même manière au bénéfice de la rétribution du Maître. Ils sont au même niveau par rapport à la Transcendance de Dieu. Devant Dieu, tous les hommes ont la même valeur et ont droit à la même lumière. Pour le dire autrement, tous les hommes quels qu’ils soient sont “à l’image de Dieu“ et au bénéfice de cette vérité. Comme le dit Saint Paul, « Il n’y a[32] ni Juif ni Grec, ni esclave ni libre, ni homme ni femme » (Gal. 3,28), ni vertueux ni malfaiteur, ni ouvrier de la première heure ni ouvrier de la onzième heure. On peut dire qu’il s’agit d’une “donnée“, d’une vérité qui est instituée et “donnée“ d’en haut, par la trans-descendance forensique de la Parole-Lumière-de-Dieu. Le point de vue transcendant de Dieu et de sa Parole-Lumière abolit les différences et les hiérarchies de ce monde, et ce de la même manière que pour un Regard trans-descendant, il n’y a aucune différence d’altitude entre le Mont Everest et la Butte Montmartre. On peut d’ailleurs remarquer que la Déclaration des droits de l’Homme reprend cette logique “théologique“[33] puisqu’elle déclare que tous les hommes sont de la même manière au bénéfice de ces droits, et ce qu’ils soient bons ou méchants, clochards ou Prix Nobel.. Cette Déclaration doit être vue comme une proclamation de principe et a priori ; on pourrait dire qu’elle est instituée au nom d’un Principe transcendant.
Notre parabole présente également deux manières de concevoir la justice. La Justice selon la Lumière de Dieu (celle qui est représentée par la Maître) consiste à voir les hommes à égalité et en conséquence à instaurer dans les faits une égalité entre les ouvriers. Elle compense par une rémunération égale les inégalités dues au hasard, à la malchance et même à l’ aptitude au travail propre à chacun. Cette manière de voir, on pourrait dire cette Justice selon la logique de Dieu et de sa Lumière, est de fait une mise en cause voire une révolte contre ce qui, pour les hommes, apparaît comme le bon sens et la justice, à savoir la rétribution au mérite et au temps passé. Elle constitue une remise en cause du hasard, de la malchance, des “circonstances indépendantes de notre volonté“ qui ont fait que certains ont du travail et d’autres pas, que certains ont reçu par la nature le don d’être bon et d’autres pas, que certains, par une forme de déterminisme atavique et social, ont été induits à être des pécheurs (des « injustes ») et d’autres des vertueux (des « justes »), En fait, la Justice selon la logique de Dieu est une forme de compensation par rapport aux injustices et aux inégalités de ce monde. Ceux qui ont eu la malchance d’être les derniers (les exclus, les pauvres et les pécheurs) reçoivent une forme de compensation en étant rétribués à l’égal des premiers (les privilégiés, les puissants et les gens bien sous tout rapport). Cette manière de concevoir la justice, tout comme tous les Commandements évangéliques du Sermon sur la montagne, subvertit le bons sens et la logique des hommes. De fait, le propre de la Parole-de-Dieu est d’être paradoxale, c’est-à-dire en contradiction avec la doxa commune.
Cette manière de concevoir la justice a des applications pratiques. En fait on peut la voir comme un Commandement que l’on reçoit comme l’une des formes de la Parole-de-Dieu. Elle appelle les magistrats, les législateurs, les institutions (par exemple les régimes de retraite et de sécurité sociale) et aussi, pourquoi pas, les employeurs et les propriétaires de vignes à agir selon la logique du Maître de la parabole et sa manière de concevoir ce qui est juste. Donnons un exemple : Pour instaurer une égalité et une justice entre les cadres supérieurs et les ouvriers, on pourrait décider que le montant des retraites soit inversement proportionnel au montant des salaires reçus pendant la vie active. Cela est possible si les pensions de retraite sont vues comme une allocation versée en fonction des revenus et des avoirs des retraités[34].
Pour spécifier la manière dont le Maître conçoit la Justice, il faut noter la manière dont il répond aux ouvriers de la première heure qui récriminent: « Vois-tu d’un mauvais oeil que je sois bon? ». Sa conception de la Justice est fondée sur une “bonté“, on pourrait dire aussi une grâce[35]. Cette grâce compense les inégalités de tout ordre qui existent entre les hommes[36]. Mais il est clair que la notion même de grâce, tout comme celle de “justification par grâce seule“ de Saint Paul et de Luther, ne peut être reçue que comme une injustice puisqu’elle établit comme juste ce qui est injuste. Le simul peccator, simul justus est un oxymore non seulement paradoxal, mais aussi scandaleux. De fait, cette Justice selon la Grâce « est scandale pour le Juifs et folie pour les païens » (1 Cor 1,23).
De même que la Parole-de-Dieu nous commande de mettre en oeuvre une forme de Justice tout à fait injuste, de même elle exige de nous une forme d’amour du prochain qui, elle aussi, n’a rien de naturel. L’amour naturel aime (ou au contraire n’aime pas) le prochain en fonction de ses qualités ou de ses défauts. En revanche, l’amour selon le commandement de Dieu aime tous les hommes de la même manière, et ce toujours parce que le Soleil et la Lumière de Dieu se lèvent de la même manière sur tous les hommes. Jésus le dit clairement ; Il demande d’aimer et de saluer non seulement ceux qui nous aiment, mais tous les hommes également et de la même manière (Mat 5,46-47). Il s’agit donc d’aimer sans faire de différence, et peut-être même avec une forme d’indifférence (de la même manière qu’une émeraude est verte, dirait Simone Weil), avec une sorte de tendresse et de miséricorde pour tous et pour chacun.
Mais cet amour peut aussi être un commandement qui, de manière tout à fait pratique et effective, refuse les inégalités et les injustices de quelqu’ordre que ce soit. « Aimer son prochain comme soi-même » c’est agir envers lui de telle sorte qu’il puisse être « comme soi-même» pour ce qui est de ses conditions de vie. Comme le dit Basile de Césarée[37]: C’est à l’éprouvé qu’appartient le pain que tu mets en réserve; c’est à l’homme nu qu’appartient le manteau que tu gardes dans ton armoire; c’est au besogneux qu’appartient l’argent que tu caches pour toi dans ton coffre; plus tu es riche, plus tu es endetté vis-à-vis des autres, plus ton argent appartient aux autres. Aimer, dans ce sens, est un devoir, voire une dette.
Concluons sur ce point. Ainsi ce que nous prêche le Christianisme, ce qu’il établit par référence à la Lumière-de-Dieu, c’est que les hommes, quels que soient leurs caractéristiques propres, doivent être considérés à égalité. La justice, bien loin de récompenser ou de punir chacun en fonction de ce qu’il est ou de ce qu’il a fait, consiste à compenser les inégalités de fait afin que tous les hommes soient à égalité. Et l’amour (ce que le Nouveau Testament appelle l’agape) consiste à aimer également tous les hommes, de la même manière et “pour rien“. Une telle manière de voir est bien évidemment utopique. Il n’en reste pas moins que nous pouvons être obsédés et “attractés“ (osons ce néologisme) par cette manière de voir et qu’elle peut fonder une éthique et même une politique.
Un dernier mot. La Lumière-de-Dieu, tout comme la lumière naturelle, est invisible. Le fait qu’“il y a“ cette Lumière procède d’une postulation a priori, quand bien même, nous l’avons dit, l’idée de Judication trans-descendante et forensique peut être établie et instituée “par en bas“ de manière laïque. Tout comme les chouettes sont aveugles à la lumière du Soleil, nous sommes aveugles à la Lumière de Dieu en tant que telle. Cela ne nous empêche pas pour autant de la professer et d’en porter le flambeau. Nous introduisons ainsi le petit texte suivant:
L’aveugle et son flambeau [38]
C’était sur un chemin de montagne, un de ces chemins qui s’élèvent vers un seuil, plus en amont, avant de se perdre.
Chemin qui ne mène nulle part, seulement vers un peu plus de lumière.
Un homme montait. A la main, il tenait un flambeau, avec détermination.
Pourtant, il faisait grand jour. Et l’homme trébuchait, presque à chaque pas. « Il butait en plein jour contre l’obscurité, tâtonnant dans la nuit alors qu’il était midi » (Job 5,14)
Lorsque je m’approchai, je compris pourquoi: cet homme était aveugle.
Mais alors, lui dis-je, et ce flambeau? Pourquoi t’en encombrer?
L’aveugle me répondit: Dans ce monde, je ne sais pas s’il fait jour ou s’il fait nuit. Mais je crois qu’il fait jour.
En portant ce flambeau, je veux faire honneur à la lumière même si je ne la vois pas.
J’espère que demain, ou après-demain, je cesserai d’être aveugle. Alors je verrai la lumière et je serai dans la lumière (1 Co. 13,12)
Puisque je suis aveugle, je n’ai pas besoin de ce flambeau. Pourtant, ce flambeau, je le porte et aussi je le sers. Car à chaque instant, il risque de s’éteindre; Je dois veiller sur lui.
Aujourd’hui, je ne connais pas la lumière et je ne vois pas la vérité.
Peut-être, tel la chouette dont l’acuité visuelle s’éteint lorsque le soleil paraît, suis-je aveugle à la lumière justement parce que cette lumière est en excès pour mes yeux.
Mais, je le sais, je le veux, je l’espère, il y a une lumière et une vérité que je ne connais pas.
Je veux porter haut le flambeau de la lumière et servir la vérité que je ne vois pas.
Que sais-tu de la lumière? lui demandai-je
Il y a pour le monde la grâce d’une lumière. Dès aujourd’hui, la lumière me connaît dans sa vérité.
La lumière sait la raison d’être de tout ce qui a lieu ici-bas. Elle connait le pourquoi de toute chose. Elle embrasse tout ce qui est, le blé et l’ivraie que je côtoie, l’amont et l’aval de ce chemin, les crevasses, les seuils et le sables de mon parcours.
Elle illumine ce qui est perdu, elle absorbe nos lumignons de pacotille. Elle réconcilie tout ce qui existe dans un seul regard, une seule et même bienveillance.
Elle éclaire de la même manière les orchidées et les chardons, les gens de bien et les gens de peu, les croyants et les mécréants, les vilains et les vauriens.
Tout cela, je ne le vois pas, et pourtant, il en est ainsi. Et c’est pourquoi je porte le flambeau de cette vérité.
Ce flambeau, je le porte gratuitement, pour rien, par espérance.
Je le porte parce que, mieux qu’une canne blanche, il me rappelle que je suis aveugle.
C’est par la foi que je porte ce flambeau et que je le sers.
Avancer dans la foi, c’est servir la lumière sans voir la lumière, comme si on voyait la lumière.
Mais dis-moi, qui t’a confié ce flambeau? Et il me répondit: d’autres avant moi ont porté ce flambeau. D’autres après moi le porteront. Celui qui l’a allumé, je ne l’ai jamais vu. On m’a dit qu’il a marché avant moi, sur ce chemin qui ne mène nulle part et qui s’élève, sans doute vers un seuil, plus en amont. Il a laissé ce flambeau (Luc 12,49), une nuit, avant de disparaître de l’autre côté.
Mon flambeau parle de la nuit de la lumière pour moi,
Car ma nuit est l’abîme de la lumière.
Mon flambeau dit l’amont de ma nuit, car ma nuit a un seuil.
Je marche, je parle et je chante au seuil de ma nuit.
.
Dieu, Source d’Ailleurs jaillie
J’en viens à une nouvelle manière de voir le Verbe-Parole-de-Dieu comme un acte trans-descendant qui d’en-haut advient sur le monde. Et, cette fois-ci encore, je tenterai de l’expliciter sur le mode le plus laïque possible.
Je partirai des expressions linguistiques dont nous avons déjà fait état précédemment : celles du “il y a“ et de l’allemand “es gibt“ ( il est donné) et aussi celle du mot “donné“ qui, selon Le Robert, désigne l’ensemble de ce qui existe indépendamment de nous (par opposition à ce qui est élaboré par notre esprit), mais qui sous-entend aussi que ce “donné“ est donné et procède d’un donner. Et à partir de ces expressions, je proposerai que l’Acte qu’est la Parole-de-Dieu soit vu comme l’acte trans-descendant et forensique qui fait qu’“il y a“ le monde et qui fait de ce monde un “donné“ qui est donné.
•C’est en effet notre manière de parler qui, en particulier, m’a conduit à cette manière de voir[39]. De fait, nous disons couramment: “c’est une donnée“ pour parler de quelque chose que l’on ne peut remettre en cause; et nous utilisons également l’expression “étant donné que“, et ces expressions, tout comme l’allemand “es gibt“ (“il y a“, ou plus précisément “il est donné“) paraissent significatives. Elles montrent que, implicitement et inconsciemment, nous voyons ce qui existe comme “donné“, comme si le réel était un donné qui était donné par un “es gibt“, par un acte de donation.
Cela est encore plus clair lorsque nous disons “il nous est donné de “. Donné par qui? Par “il“ !, ce “il“ étant un index vers une trans-descendance forensique qui donne ce qu’“il nous est donné de…“.
Dans le même sens, il y a aussi le mot “présent“ qui comme le mot “donnée“ semble supposer que le présent peut être vu comme un “présent“, c’est-à-dire comme un don (puisque le mot “présent“ signifie aussi “cadeau“, “don“). L’ambivalence du mot “présent“ pourrait impliquer que chaque instant du présent nous advient comme un don[40].
Ainsi on peut s’interroger: Pourquoi voyons-nous le réel comme un “donné“ et comme le résultat d’un “es gibt“ ? Qu’est ce que cela implique, de manière sous-jacente, et peut-être inconsciente?
On peut certes hasarder plusieurs hypothèses. J’en retiendrai une : Nous avons l’idée que le réel n’existe que parce que l’existence lui a été donnée. De fait, le monde aurait pu, et même aurait dû, en toute logique, ne pas exister. De la même manière qu’un bébé n’existerait pas si ses parents ne lui avaient pas donné la vie, de la même manière le monde n’existe que parce que l’existence lui a été donnée. Si l’existence ne lui avait pas été donnée, il n’existerait pas. S’“il y a“ le monde, c’est parce que ce monde procède d’un “es gibt“ qui lui a donné l’existence.
Ce qui est à l’origine de cette manière de voir le réel comme un “donné“, c’est d’abord une forme d’étonnement devant le fait que le monde existe. Comment se fait-il qu’il y ait quelque chose plutôt que rien?, pour reprendre la question de Leibnitz. Comment se fait-il qu’il y ait des choses qui apparaissent et existent dans l’étendue immense et infinie du rien? De fait, ce qui serait le plus légitime, c’est qu’il n’y ait rien. Le fait qu’il y ait quelque chose plutôt que rien apparaît comme inexplicable, voire incompréhensible.
On peut donner bien d’autres exemples de ce qui suscite l’étonnement : Comment se fait-il que je respire, que chaque expiration soit, Dieu merci, suivie d’une inspiration ? Comment se fait-il que chaque diastole du coeur soit suivie d’une systole qui réinjecte du sang neuf ? Comment se fait-il que ce soit une “donnée“ de notre existence et de notre vie?
A partir de cet étonnement devant ce qui existe, les hommes, de tout temps, ont cherché à trouver des explications. Et la plus courante, du moins pour nous, c’est de dire que, s’il y a quelque chose plutôt que rien, c’est parce que Dieu a créé ce quelque chose; c’est parce qu’il est « le Créateur du ciel et de la terre », comme le professe le Credo des chrétiens.
Mais en fait, expliquer l’existence du monde par le fait qu’il a été créé par Dieu, cela n’explique rien ; c’est expliquer un inexplicable (l’existence du monde) par un plus inexplicable encore (l’existence de Dieu). C’est d’ailleurs ce que dit le philosophe athée André Comte-Sponville. Et je trouve qu’il a raison. Dire que le monde a été créé par Dieu n’explique rien. D’une part parce que on ne peut prouver l’existence de Dieu, et d’autre part parce, quand bien même Dieu existerait, rien n’explique que ce Dieu ait voulu, un beau jour, créer le monde. Donc moi aussi, je refuse de voir Dieu comme l’explication de toutes choses. Et j’en reste à mon étonnement. Plutôt que de vouloir à tout prix donner une explication à l’inexplicable, j’en reste à l’inexplicable de cet inexplicable qui suscite mon étonnement.
En fait, c’est au nom même de l’argument avancé par André Comte-Sponville que j’éprouve le besoin d’invoquer Dieu. Mais ce n’est pas pour donner une explication au monde, bien au contraire. C’est pour moi une manière de dire : le fait que monde existe est et restera toujours inexplicable, incompréhensible, voire absurde. Dieu n’explique rien. Bien au contraire, Dieu est l’Inexplicable qui consacre le fait que l’existence du monde est une “donnée“ inexplicable. En disant que le monde nous est donné “par Dieu“, nous renforçons son caractère inexplicable. Dieu n’est pas le Principe de l’explication de toutes choses; bien au contraire il est le Principe qui fait de tout ce qui existe une donnée inexplicable. Un don qui est vraiment un don est toujours inexplicable. Le monde est inexplicable parce qu’il nous est donné de manière inexplicable par un Dieu inexplicable. Le fait de dire que le monde est donné par Dieu le rend encore plus inexplicable.
C’est cette manière de voir Dieu que Job finit par accepter. Et, dans le livre de Job, c’est Dieu lui-même qui le conduit à voir l’inexplicable comme donné par un Inexplicable, un Deus absconditus. Job veut trouver une explication à tout et il veut que Dieu soit l’explication de tout (et en particulier du fait qu’il souffre). Et Dieu lui apparaît (Job chapitres 38 à 41) pour lui montrer un monde sans explication et qui ne peut susciter que de l’étonnement et aussi de l’admiration. Il le conduit à voir le monde tel qu’il est comme une donnée qui est donnée de manière inexplicable et, pourrait-on dire, par l’Inexplicable en personne. Il l’appelle à Le reconnaître comme l’Inexplicable en personne. Et c’est ce que fait Job (Job 42, 1-6).
Ainsi je vois Dieu comme l’Inexplicable à qui je dis mon étonnement et aussi ma louange. Je Le vois comme l’Inexplicable que je loue parce que je vois le donné comme donné par une donation inexplicable. Et louer Dieu, c’est dire amen et merci pour l’inexplicable.
Tout ce qu’“il y a “ dans le monde, tout ce qui relève d’un “es gibt“, peut être vu comme une donnée qui est donnée d’un Ailleurs, et ce par une forme de trans-descendance forensique qui, dans l’idiome culturel du Christianisme, est appelée Verbe de Dieu.
Ce que l’on appelle la foi, c’est une manière de voir le réel, la vie, la respiration, les battements du coeur… comme nous étant donnés de manière inexplicable. C’est reconnaître que, à chaque instant, nous sommes sauvés de manière inexplicable de la mort et du néant. A chaque instant, nous sommes au bénéfice d’un miracle inexplicable . Et la foi, c’est ajouter « Dieu merci ».
• Je vois Dieu comme l’Ailleurs, on pourrait dire aussi l’Es gibt, qui donne tout le donné. Je le vois comme ce que le philosophe et théologien Stanislas Breton appelle “une Instance donatrice“. «“L’instance donatrice est susceptible de multiples figurations, religieuses ou non, mais quels qu’en soient les figures, elle répond à un mode fondamental de sensibilité qui perçoit ou ressent le monde, en sa globalité, comme l’expansion d’une générosité anonyme ou personnelle»[41]. Je vois cette instance donatrice comme la Source d’où sourd tout le donné ou, pour reprendre le mot du Credo, comme le Père qui fait advenir toutes choses ou, pour reprendre le Prologue de Jean, comme le Verbe dont tout procède.
Et le texte qui suit, intitulé “Source d’Ailleurs jaillie“[42], tente de dire ceci à sa manière:
Source d’Ailleurs jaillie
Ô Toi l’Ailleurs du monde
L’Ailleurs de toutes les nuits et de tous les jours
Toi, l’Ailleurs d’où adviennent tous les êtres de par le monde,
Toi, l’Ailleurs d’où jaillit toujours la source de toutes les sources
Toi, Père de silence, Père de fécondité
Père se vidant de lui-même pour engendrer la puissance de toutes les forces
Toi, le Verbe unique, qui se dit dans la phrase immense de l’histoire
Ô Toi, Puissance d’enfantement et de résurrection,
de Toi procèdent toute création et tout renouvellement
et aussi les désirs et les amours aux labyrinthes de ce monde
Ô Toi, très haute sève du refleurir dans le flétrir
Toi sans nom et sans visage, Toi sans présence ni absence,
Je chante à ta gloire toute provende et toute moisson,
toute naissance et toute insurrection.
En fait cet hymne n’est peut-être pas très loin de la manière dont les religions archaïques et le Judaïsme primitif concevaient Dieu. Ils le voyaient comme le Tout-Puissant dont procèdent toutes les puissances et les forces de ce monde, la puissance des océans, des vents, du feu… mais aussi celle qui suscite la germination des blés, la naissance des agneaux, le pouvoir procréateur des femmes, la force virile des hommes etc. De fait, les Anciens eux aussi ont commencé par s’étonner de la puissance déconcertante et imprévisible des forces cosmiques et des phénomènes naturels. Ils ont d’abord attribué cette puissance à des “esprits“, puis à des dieux ayant chacun une fonction spécifique (le dieu des océans, le dieu des moissons, le dieu de tel ou tel peuple…). Puis, à l’orée du monothéisme, ils ont considéré que toutes ces puissances émanaient d’un seul et unique Dieu que les Juifs puis les Chrétiens ont appelé le Tout-Puissant. De fait, dans le Judaïsme biblique, et même au début du Christianisme, Dieu n’est pas tant vu comme Créateur, mais plutôt comme le Père Tout-puissant de toutes les puissances[43].
De fait, la notion de Père Tout-puissant est plus primitive, plus universelle et aussi, à mon sens, plus compréhensible[44] que celle d’un Dieu créateur du ciel et de la terre. En fait, il me paraît plus aisé de considérer Dieu (Dieu comme Verbe) comme une “puissance“ que comme une “existence“. Le problème de savoir de quelle manière Dieu “existe“ est des plus complexes. En revanche, il est tout à fait possible de considérer Dieu comme une “puissance“ ou un acte qui n’est perceptible que par ses effets. On peut voir Dieu, ou plutôt le Verbe-de-Dieu comme un Es gibt.
On retrouve peut-être là ce que tentaient de dire Plotin et les néoplatoniciens. Pour eux, le multiple de l’univers dans sa diversité procède de ce qu’ils nomment l’Un[45]. « C’est par l’Un que tout ce qui est est un étant »[46] Toutes choses, disent-ils également, procèdent de cet Un et pourtant Il n’est en rien quelque chose.
On peut également évoquer ce que Schleiermacher appelle « le sentiment de dépendance »[47]. Nous-même, nous dépendons de la germination des blés et de la naissance des agneaux, et celles-ci dépendent à leur tour d’une Toute-puissance dont tout dépend. Ainsi, tout ici-bas « dépend » d’un Inexplicable, ou plutôt d’une “donation“ inexplicable. Tout le donné dépend d’une “Source d’Ailleurs jaillie“. Comme le dit Schleiermacher lui-même, « Le sentiment de dépendance absolue et la conscience que l’on a d’être en relation avec Dieu ne sont qu’une seule et unique chose“[48].
Nous dépendons d’un Ailleurs que nous appelons Dieu. L’idée de Dieu, le sentiment de Dieu rend compte du sentiment que, pas à pas, nous avançons sur du “donné“ et que tout ce qui advient procède et dépend d’un “donner“. Tout ici-bas est grâce à … Un peu comme si nous avancions sur un pont suspendu qui ne tient que par en-haut, grâce à un Ailleurs invisible, et qui se déroule sous nos pas par la grâce de cet En-haut.
Ainsi, je vois le Verbe de Dieu comme un acte de donation. Ce qui rejoint le célèbre énoncé de 1 Jean 4,8 « Dieu est Amour » que l’on peut traduire par Dieu est Donation, Donation à fonds perdus. Et l’image de cette Donation à fonds perdus, c’est le Christ qui, lors de son dernier repas avec ses disciples, leur donne sa chair et son sang et qui de ce fait se perd et disparaît, à corps et à sang perdus, dans le tombeau vide. Le Donateur disparaît dans sa donation. Il fait paraître le donné en dis-paraissant en lui. C’est la dis-parition du Donateur dans le donné qui fait paraître ce donné. Il n’est présent dans sa donation que sous la forme d’une mémoire. Et de fait, le repas eucharistique se fait « en mémoire de Jésus-Christ».
Comme le dit le philosophe et poète Roger Munier, « La seule dimension du monde, qui fonde absolument la réalité du réel, est la disparition en lui de Ce qui s’abolit pour qu’il soit le réel »[49].
Dieu est la grâce pour rien
Dernière manière de concevoir le Verbe de Dieu. Nous l’avons dit, Dieu n’a pas à être conçu comme une explication de l’inexplicable, mais plutôt comme le Principe de l’inexplicable, et j’ajoute maintenant qu’Il est le Principe de la gratuité et du “pour rien“.
Le monde existe. Tout ce qui existe, existe sans que l’on sache pourquoi. Le monde est là, et il est là sans raison ni justification. Il est là “pour rien“ et “parce que rien“. Il est là par une forme d’inexplicable et de grâce. On retrouve le propos du héros du Curé de campagne de Bernanos: « Tout est grâce ». Tout ce qui a lieu et tout ce qui advient est vu comme relevant de la grâce, c’est-à-dire d’une donation et cette donation est “pour rien“, sans raison, sans justification, sans explication. Dire « tout est grâce », c’est une manière de voir le donné, l’ensemble du donné (le bien comme le mal) comme donné, c’est-à-dire procédant d’une donation pour rien.
On peut le dire autrement : il y aurait pour le monde et pour chacun d’entre nous une cinquième dimension, c’est-à-dire une dimension autre que celles de l’espace et du temps. Cette Dimension autre serait celle d’un acte de donation qui donnerait comme un “donné“ tout “ce qui a lieu“ dans l’espace et le temps. Tout “a lieu“ grâce à un Es gibt.
De fait, Wittgenstein écrit « Dieu est la manière dont tout a lieu »[50]. Dieu est le “Ce grâce à quoi“ tout a lieu. Mais ce “Dieu“, redisons-le, est un Dieu sans l’être; ce Dieu est le nom donné à l’Acte de donation, ou plutôt au Verbe par lequel tout a lieu. Ce Verbe, le Verbe de Dieu est une Grâce qualifiant le “Ce grâce à quoi“ tout a lieu.
Le mot “Dieu“ doit être conçu comme le qualificatif de la notion de grâce. La grâce est qualifiée comme grâce-de-Dieu. Le monde et la vie nous sont donnés par la grâce-de-Dieu. Mais, sur le mode de la louange, la foi dit plutôt: “Dieu, par grâce, nous donne le monde et la vie“. Dire: “Dieu nous donne le monde et la vie“, c’est une autre manière de dire “Le monde et la vie nous sont donnés“. La confession de foi retourne l’énoncé à la voix passive (ce que les théologiens appellent le passivum divinum) pour en faire une affirmation à la voix active[51] où Dieu devient le sujet. L’énoncé: « La vie, le souffle et toutes choses nous sont donnés » est retourné en : « Dieu nous donne la vie, le souffle et toutes choses » (Actes 17,22-26).
Ainsi, on peut dire que le monde est là par grâce, et même par la grâce de Dieu. Il est là par une forme de grâce gratuite, sans raison, sans justification et sans nécessité. “Par grâce “ signifie donc “pour rien“, c’est-à-dire “sans que rien ne l’explique, sans que cela ait un sens, une raison d’être“. De fait, la Bible ne nous dit pas pourquoi Dieu a créé le monde, ni pourquoi il a créé l’homme. On peut dire que le monde et l’homme ont été créés “pour la gloire de Dieu“, ce qui est une manière hymnologique de dire “pour rien“, pour la gloire de la Gratuité et de la Grâce qui les fait être.
Le monde dans son ensemble est un miracle. Il aurait pu ne pas être, ou plutôt il aurait dû ne pas être. Cet arbre qui est là devant moi, il aurait pu et dû ne pas être. Le monde est un miracle sans pourquoi, un miracle pour rien. Le monde dans son ensemble est une sorte de “buisson ardent“ (Exode 3) qui de manière incompréhensible brûle sans se consumer. Il est une profusion gratuite, généreuse, inexplicable, sans pourquoi, pour rien. Il est dans son existence même une anomalie fastueuse, déconcertante, extravagante et incongrue dans le Rien éternel.
Ainsi notre confession de foi est une forme de relecture du “pour rien“ du monde. Elle transfigure ce “pour rien“ en “par grâce“, “par grâce pour rien“.
On retrouve ainsi la théologie de la justification par grâce de Saint Paul et de Luther. Le monde n’a pas de justification par lui-même, il est “pour rien“, on pourrait dire tout aussi bien qu’il est absurde en lui-même. Sa seule justification est dans le fait qu’il existe, que cette existence lui est donnée, et qu’elle lui est donnée pour rien et par grâce.
De même, notre vie n’a pas de justification en elle-même. Elle ne peut en avoir. Nous ne pourrons jamais donner par nous-mêmes (par nos oeuvres, par nos actions et même par nos convictions) un sens à notre existence. Et nous n’avons pas à essayer de le faire. La seule et unique justification du fait que nous vivons est dans le fait que nous vivons, que la vie nous est donnée et qu’elle nous est donnée pour rien et par grâce sans que nous ayons à la justifier. La vie nous est donnée et, de ce fait, elle a sa justification sans que nous ayons à nous préoccuper de lui donner une justification.
Ainsi la notion de Dieu et celle de grâce explicitent le fait que la vie nous est donnée pour rien et par grâce. Mais cela suffit.
Lorsque l’on pose la question : Pourquoi y a t-il quelque chose plutôt que rien ? la réponse est “pour rien“, on peut dire aussi “par grâce“, cette grâce étant pour rien. Le monde est un hymne qui chante la grâce du Pour rien. Ainsi “Pour rien“ devient le nom même de Dieu. De la même manière que l’on dit que Dieu est Amour, ou qu’Il est Grâce, on peut dire qu’Il est le Pour rien qui donne toutes choses et anime tout ce qui est dans ce monde.
Dieu, la grâce du Pour rien[52]
Le Pour rien est le moteur puissant de l’éternelle nature
Il fait tourner les rouages de la grande horloge du monde
Il fait sortir les fleurs et les germes
Briller le soleil au firmament
Rouler dans l’espace les sphères
que l’astronome ne connaît pas[53]
Face à l’homme qui cherche une explication, une signification, une justification, une raison d’être à tout, Dieu surgit comme une illumination qui éteint nos lumignons de fortune, les lumières de nos intelligences savantes, et nos méthodes Coué pour justifier notre vie et lui trouver un sens. Il surgit comme une Parole et une Lumière qui font du monde, de la Nature et de la vie un miracle sans raison d’être, une effervescence gratuite, un éloge du Pour rien, un élan toujours recommencé vers l’Ailleurs ; et ce tout comme l’élan des vagues de la mer se forme, s’élance et s’élève vers un Ailleurs qui le fascine, l’aimante et l’attire parce que c’est Lui qui lui donne la vie, le mouvement et l’être.
Dernière remarque
Reconnaissons-le, ce dernier chapitre (“Dieu c’est quoi finalement?“) marque une rupture par rapport aux précédents.
Il ne porte pas, comme les précédents, sur la manière dont le fidèle habite la coquille du Christianisme, son idiome culturel, son catéchisme, ses rites… Il poursuit une réflexion sur le mode de relation que l’on peut avoir avec Dieu. C’est tout à fait différent. Même si la notion de Parole de Dieu a sa place dans la Bible et dans la théologie chrétienne, le sens que je lui confère et les raisons pour lesquelles nous lui accordons une importance fondamentale nous sont propres. Alors que le Christianisme ne conçoit et ne reçoit cette Parole de Dieu qu’à travers les médiations que constituent la Bible, le Christ et la prédication de l’Eglise, nous la présentons comme purement transcendante par rapport à ces médiations. Ainsi la manière dont nous concevons et recevons la Parole de Dieu relève certes d’une forme de monothéisme, mais le lien qu’elle a avec le Christianisme dans sa spécificité est assez distant. Certes, pour spécifier les divers modes selon lesquels nous recevons cette Parole, nous avons usé de textes bibliques et des paraboles de Jésus, mais c’état à titre d’illustration. Cela n’impliquant en rien un ralliement à la foi chrétienne dans sa spécificité et à son Credo qui par exemple présente Jésus comme le Fils de Dieu.
Ainsi, notre réflexion n’a nullement porté sur les raisons pour lesquelles je me considère chrétien. De fait, elle ne prend nullement en compte l’importance qu’a prise pour moi la Bible et l’histoire d’Israël, Jésus-Christ et son enseignement, sa mort et aussi sa résurrection, et également la prédication de l’Église qui tente d’actualiser le kérygme et le message du Christianisme.
Et ce constat me conduit à cette question :
Pourquoi cette dissociation, on pourrait même dire cette disjonction, entre
- La désirance et les besoins pré-religieux et religieux, autrement dit ce qui pousse le bernard-l’hermite vers la coquille d’une religion et ce qui m’a poussé à frapper à la porte d’un temple protestant
- La croyance que je vois comme une appropriation des articles de foi du Christianisme (rappelons à ce sujet la métaphore du scarabée chez qui la chair et la carapace sont indissociable)
- Et enfin le sens d’un Dieu transcendant, et en ce qui me concerne d’un Verbe-de-Dieu trans-descendant ?
[1] Rappelons que, étymologiquement, “objet“ signifie “jeter en avant“. Nous mettons un tiret à ob-jet pour rappeler que Dieu ne peut être que l’ob-jet toujours plus en avant (et donc inatteignable) d’une visée, d’une désirance, d’une prière etc.
[2] Du latin foris, dehors, à l’extérieur; en tant qu’adverbe, foris répond à la question “d’où?“ et peut donc être traduit par “provenant du dehors“. “Forensique“ signifie donc “provenant du dehors“. Ce terme ne figure pas dans Le Robert, même en six volumes; il est néanmoins usuel dans la théologie luthérienne.
[3] Ainsi dans Genèse 1, la Parole par laquelle Dieu crée la lumière (par exemple) est aussi un acte.
[4] On peut traduire Jean 1, 14 par « La Parole s’est faite chair », mais aussi par « Le Verbe s’est fait chair »
[5]Cette Parole de Dieu (Dabar en hébreu, Logos en grec, Verbum en latin), le Judaïsme tardif lui confère une existence propre et la voit comme indépendante de Dieu lui-même. Quant au Christianisme, il en fait la deuxième Personne de la Trinité, c’est-à-dire l’un des modes selon lesquels nous pouvons concevoir Dieu.
[6] Dans la langue technique des exégètes et des théologiens actuels, le mot kérygme, décalqué du grec kerygma (prédication, proclamation) caractérise la proclamation de l’Evangile par les disciples de Jésus et de façon plus générale, la prédication de Jésus lui-même, des prophètes de l’Ancien Testament, voire des ministres de l’Eglise chrétienne. Actuellement, on oppose volontiers une théologie kérygmatique qui met l’accent sur le message chrétien pour les hommes d’aujourd’hui à la théologie classique, trop spéculative et dogmatique.
[7] De même, nous pouvons découvrir la notion d’“Impératif catégorique“ par la lecture d’un idiome culturel, celui de Kant , mais nous pouvons aussi faire l’expérience d’être requis par un “impératif catégorique“ sans rien connaître de Kant.
[8] Jean-Paul Sartre, Les mots .
[9] Le sentiment de cet oeil qui nous regarde et qui voit et sait tout, c’est celui que connaissent les enfants lorsqu’ils grimpent sur une chaise pour atteindre les pots de confiture de leur grand-mère. Et bien des adultes aussi, même s’ils voudraient s’en remettre à l’adage « Pas vu, pas pris ».
[10] De fait, dans le livre biblique de Job, les images dont use Job pour exprimer son sentiment d’être observé et pourchassé relèvent plus de la psychiatrie (délire de persécution) que de la foi juive. Il n’en reste pas moins que c’est sur ce mode que Job perçoit Dieu et a l’idée de Dieu. Dieu lui apparaît tour à tour comme un fauve qui déchire (Job 16,9), comme un briseur de crâne (16,12), comme un archer visant tranquillement une cible fixe (16,12-13), comme un guerrier qui court à l’assaut (16,14), mais aussi comme un vautour, un tigre etc.
[11] De fait , la lumière du Soleil éclaire également tous les hommes (cf. Mat. 5, 45); il y a une égalité des hommes devant le Soleil, la pluie, la mort…
[12] Le néologisme “judication“ est élaboré à partir de l’adjectif “judicatoire“. Nous préférons dire “judication“ plutôt que “jugement transcendant“. De fait, l’expression judication, à la différence de celle de jugement, n’implique pas un sujet qui juge; elle laisse ainsi ouverte la question de la source et de l’origine de cette judication.
[13] Autre exemple dans le même sens. Le fait que, étant à l’intérieur d’une pièce, nous ne pouvons voir en un seul regard les quatre murs de cette pièce nous donne l’idée d’un Regard extérieur à la pièce qui, lui, in uno conspecto simul, en un seul regard, pourrait voir cette pièce dans sa vérité, c’est-à-dire dans sa totalité. Ce “Regard“ , à la différence du notre, serait un regard extérieur à la pièce et qui de ce fait la percevrait dans sa vérité. Ce serait un regard transcendant, ou plutôt trans-descendant, par rapport à cette pièce. Ce serait un regard qui, à la différence du nôtre, ne serait prisonnier d’aucune limitation intrinsèque et d’aucune erreur de perspective. Ce serait un regard transcendant, objectif, un point de vue non perspectiviste, autrement dit « sans point de vue »cf. Paul Ricoeur, Finitude et culpabilité, I, L’homme faillible, Aubier Montaigne, 1960, p. 46.
[14] cf. le texte de Mat. 25, 31-46 qui énonce que ce que nous faisons et sommes est connu “en vérité“ par le Juge du Jugement dernier, et ce alors même que nous n’avons nous-même aucune connaissance de cette vérité.
[15] W. Shakespeare, Macbeth, Acte V scène V.
[16] W. Shakespeare, Comme il vous plaira, Acte II, scène 7.
[17] Une mère peut dire par exemple “le sens que je donne à ma vie, c’est d’élever mes enfants correctement“. Il n’en reste pas moins que c’est elle-même qui se donne à elle-même un sens. Ce sens s’inscrit dans sa subjectivité. Cela ne confère pas un sens objectif à sa vie. De plus, ce sens est intérieur et interne à la vie; cela ne donne donc pas un sens à la vie dans son ensemble. Donnons un exemple. Un joueur de foot peut se dire “le sens de ce que je fais, c’est de mettre le ballon dans le but adverse. Mais cela ne change rien au fait qu’objectivement, une partie de foot dans son ensemble est en elle-même absurde, sans aucun sens. Si on veut donner un sens à cette partie de foot, il faut invoquer une justification qui lui soit extérieure, par exemple le fait qu’elle donne du plaisir aux spectateurs ou qu’elle permet aux gagnants d’avoir plus de chances de gagner le tournoi.
[18] J. L. Marion, L’idole et la distance, Grasset 1977, 2017, p. 295.
[19] Mais, nous le reconnaissons, en nous exprimant ainsi, même sur un mode métaphorique, nous quittons le cadre d’une approche “par en bas“ de la Transcendance. De fait la Transcendance en elle-même ne peut tenir aucun discours. Le discours que nous lui faisons tenir sur un mode métaphorique n’est en fait que l’écho de notre propre discours par lequel nous nous reconnaissons justifiés à vivre une vie sans justification.
[20] Rappelons que nous avons défini cette “désirance“ comme un appel sans objet précis et toujours tendu vers un au-delà.
[21] Kerygma désinge à la fois un acte et un contenu; ce mot vient du verbe kêrissein , “proclamer“ qui vient lui-même de keryx, hérault. Ce terme est largement employé dans le Nouveau Testament (cf. la notice de André Paul dans Wikipedia.
[22] Donnons un exemple de cette substitution dans un tout autre domaine. Je peux avoir l’idée de ce que pourrait être une épouse idéale; c’est la matrice de cette idée qui me conduit vers Mademoiselle Yvonne; mais dès lors, je perds cette idée et épouse Mademoiselle Yvonne pour ce qu’elle est en tant que telle.
[23] En hébreu, il existe deux modes, l’accompli et l’inaccompli. C’est pour rendre compte de ce verbe à l’inaccompli que l’on traduit quelquefois “Je serai qui je serai“
[24] Ex. 3,14 dit en effet: « Et Dieu ajouta: c’est ainsi que tu répondras aux Israélites (celui qui s’appelle) “Je suis“ m’a envoyé vers vous », Traduction Segond.
[25] J.L. Marion, L’Idole et la distance, Grasset-Figures, 1977, p. 186.
[26] J.L. Marion, Dieu sans l’Etre, Fayard 1982n repris dans PUF Quadrige 2016.
[27] Il s’agit non d’une “présence réelle“ qui serait ontologique, voire physique, mais d’une “réelle présence“ au sens où l’on dit: Monsieur X a une réelle présence, une présence qui fait de l’effet.
[28] R. Otto Le Sacré, Payot, Paris, 1949.
[29] Gen. 32,25-33
[30] Texte paru dans Alain Houziaux, La lassitude, le courage et la confiance, Editions de l’Atelier, Paris 2005, p.7 Il est inspiré d’une chanson de Jacques Brel
[31] Depuis toujours, Dieu a été associé à la lumière. Le mot “dieu“ (du latin deus) contient en effet la racine indo-européenne dei (briller) que l’on retrouve dans “diurne“. De fait, selon le Dictionnaire historique de la langue française d’Alain Rey: « Dei est la plus ancienne dénomination indo-européenne de la divinité, liée à la notion de lumière ».Et de fait, selon le récit biblique de la création de Genèse 1, le premier acte de Dieu a été de créer la lumière. De plus, le Christianisme présente Dieu comme une lumière (spécialement chez Jean et chez Paul) qui, telle la lumière du Soleil, ne fait acception de personne (Deut. 10,17; Actes 10,34; Rom. 2,11 etc.).
[32] Rappelons que le “il“ de “il y a“ fait implicitement référence à une trans-descendance forensique qui établit ce qu’ “il y a“ .
[33] Notons à ce sujet qu’il y a deux manières de voir le statut de cette Déclaration. Elle peut être vue comme instituée “par en-haut“, au non d’un Requisit forensique et transcendant (celui du Dieu sous les auspices duquel elle a d’ailleurs été instituée) ou instituée “par en-bas“ au nom de la volonté populaire et démocratique. Il est intéressant de noter que les théologiens protestants sont plutôt favorables à la première option et les théologiens catholiques plutôt à la seconde parce qu’ils donnent une plus grande place à la capacité naturelle des hommes à faire le bien et à instituer des législations vertueuses, alors que les protestants professent plutôt que, du fait du péché originel, les hommes sont incapables par eux-même de faire le bien.
[34] Nous avons présenté et argumenté cette proposition dans notre ouvrage Christianisme et conviction politique, Trente questions impertinentes, DDB 2008 dans un chapitre intitulé “La retraite, un antichambre du Royaume de Dieu“ p. 227-234.
[35] Notons à ce sujet ce propos de Saint Thomas d’Aquin « La bonté de Dieu n’est pas quelque chose d’ajouté à sa substance, mais sa substance même est la bonté », cité dans Jean-Luc Marion, Dieu sans l’être, PUF Quadrige, 1991,p. 112
[36] On notera que de fait, la somme versée par grâce seule aux ouvriers est inégale. Les derniers selon le mérite sont les premiers pour ce qui est de la grâce (cf. Marc 10,31 etc.)
[37] Basile de Césarée, théologien chrétien du IVème siècle. Le texte cité est approximatif,
[38] Texte précédemment paru dans Alain Houziaux, Paraboles au quotidien, Editions du Cerf, Paris 2008.
[39] Cette réflexion, à partir du vocabulaire que nous utilisons, a été explicitée, entre autres, par le théologien Stanislas Breton et le philosophe Jean-Luc Marion.
[40] cf. Jean-Luc Marion, Dieu sans l’être, PUF Quadrige; 1991, p.247.
[41] Stanislas Breton Rien ou quelque chose, Philophie-Flamarion 1987, p. 111.
[42] Ce texte figure, sous une forme plus développée, dans mon livre Mon silence te parlera, Prières et repères, Cerf 1993, pages 174 et sq.
[43] La mention “créateur du ciel et de la terre“ a été ajoutée tardivement dans le Symbole des Apôtres.
[44] De même que l’énergie en tant que telle ne définit rien d’autre qu’un “acte“ unique qui se manifeste sous des formes diverses (énergie gravitationnelle, énergie thermique, énergie électrique etc.), de même la Puissance en tant que telle, la Toute-Puissance, peut être vue comme le vecteur commun et unique, autrement dit le “père“ et la “source“ de toutes les formes de puissance.
[45] Plotin l’aurait peut-être d’ailleurs appelé le Zéro si celui-ci à son époque, avait été identifié comme tel.
[46] Plotin, Enneades , VI, 9, 1
[47] Schleiermacher, De la religion, Discours, Van Dieren 2004. Et aussi et surtout La foi chrétienne selon les principes de la Réforme, adaptation française D.Tissot, de Boccard Editeur, S.D. « Pour Schleiermacher, le sentiment religieux n’est ni un savoir , ni une morale, mais la conscience intuitive et immédiate de l’infini vis-à-vis duquel l’homme a une dépendance absolue » (Wikipedia).
[48]Schleiermacher, La foi chrétienne ,op.cit. paragraphe 30
[49] Roger Munier, Le Seul , Tchou éditeur, 1970, p.68.
[50] L. Wittgenstein, Carnets 1914-1916, Gallimard Tel 1997 , p. 148 (propos du 1.8.16)
[51] Cependant, le Judaïsme tardif et le Christianisme primitif, par respect pour le mystère de Dieu, en restent souvent au passivum divinum et même à l’omission de toute référence à Dieu. Ainsi, les Béatitudes disent: « Bienheureux les miséricordieux, car il leur sera fait miséricorde », sans ajouter « par Dieu » et sans affirmer, à la voix active: « Dieu leur fait miséricorde ».
[52] Le texte qui suit a précédemment paru dans notre livre Job et le problème du mal, Un éloge de l’absurde, Cerf 2020, p.186.
[53] Ces derniers vers sont un décalque de la deuxième strophe de l’Ode à la Joie de Friedrich von Schiller : « La joie est le moteur puissant Dans l’éternelle nature. La joie fait tourner les rouages Dans la grande horloge du monde. Elle fait sortir les fleurs et leurs germes, Briller le soleil au firmament , Rouler dans l’espace les sphères Que l’astronome ne connaît pas ».