Une approche psychologique
Le titre de cet article peut surprendre. Les « évangéliques », les « fondamentalistes », les catholiques « tradi », les « intégristes », et de façon plus générale, les tenants d’un christianisme à tendance plus ou moins sectaire[1], n’accepteraient nullement qu’on les rassemble, ni même qu’on les rapproche. Et pourtant, ce qu’ils ont en commun, c’est une intransigeance par rapport aux principes de la doctrine qu’ils professent. Même si ces points de fixation ne sont pas tous les mêmes pour chacun de ces courants, on peut citer pêle-mêle, et autre autres, l’infaillibilité des Ecritures, l’attachement au Credo du Symbole des Apôtres, le respect des rituels traditionnels pour la célébration des offices, la croyance à la résurrection physique de Jésus-Christ, la croyance en l’imminence de le fin du monde, le refus de l’homosexualité etc. Et s’il en est ainsi, c’est parce que les fidèles de ces divers courants ont une propension à accepter le « dogmatisme ». Ils ont un besoin de dogmatisme.
Et dans cet article, nous voudrions comprendre comment et pourquoi se forme cette propension à l’intransigeance dogmatique[2].
Les thèses que nous présenterons seront peut-être jugées beaucoup trop radicales, sans nuances et pour tout dire dogmatiques(!). Je le reconnais bien volontiers, elles ne s’appliquent pas à la grande majorité des membres des communautés évangéliques, « tradi » ou autres. En fait, dans cet article, je veux surtout souligner quelques éléments de psychologie inhérents à ce que j’appelle le « besoin de dogmatisme ». Celui-ci, pour être un besoin de l’ensemble du genre humain, n’en est pas moins particulièrement à l’oeuvre dans certaines communautés chrétiennes de « professants ». (nous regroupons sous ce terme les « évangéliques », les « tradi », les intégristes etc.). Mais il va sans dire que tous les professants ne sont pas des dogmatiques. Voilà, j’ai pris quelques précautions, du moins me semble t-il.
Qu’est ce que le dogmatisme?
Mais, pour commencer, quelques remarques sur la nature et l’histoire du dogmatisme.
Le dogmatisme, dans le langage courant, désigne la propension à soutenir des articles de doctrine de manière péremptoire. C’est le fait de professer des opinions, on pourrait dire aussi des parti-pris, qui sont conçus comme des vérités et des certitudes incontournables, même si elles n’ont pas de fondement avéré, du moins pour le sens commun.
Ce dogmatisme se manifeste dans le champ des doctrines (les dogmes), mais aussi dans celui des pratiques et des rites[3]. Les “tradi“ tiennent à des rituels, des liturgies, des sacrements qui doivent être célébrés selon les formes traditionnelles. Ils sont plutôt des tenants d’une orthopraxie alors que les évangéliques, eux, professent une orthodoxie. Orthodoxie et orthopraxie peuvent être vues deux formes de dogmatisme.
C’est à cause de ce besoin de dogmatisme que, dès les origines du Christianisme, les premiers fidèles de Jésus-Christ ont transformé la prédication de leur Maître en un système doctrinal et rituel (les sacrements du baptême et de l’eucharistie sont apparus très tôt). Dès les années 40 ou 50 après JC, les enseignements du Christianisme sont présentés comme des dogmes, c’est-à-dire comme des lois. Le mot grec Dogma caractérise (Actes 16,4) les décisions disciplinaires[4] prises par le « Concile des apôtres ». La « vérité » instituée et enseignée par l’Église chrétienne se présente non pas comme une connaissance, ni même comme une foi, mais comme une loi, et ceux qui ne se conforment pas à cette loi ne peuvent pas faire partie de la communauté.
Pourquoi le succès du Christianisme en sa forme dogmatique ?
Le dogmatisme est donc inhérent au Christianisme, que ce soit celui des Eglises historiques et multitudinistes (les Eglises catholique, protestantes, réformées et luthériennes, l’Eglise orthodoxe d’Orient) ou celui des Eglises de « professants ».
Depuis vingt siècles, le Christianisme s’est éloigné de la religion naturelle, des croyances spontanées et des besoins spirituels des hommes. L’architecture dogmatique du Christianisme s’est progressivement complexifiée et « artificialisée ». Les élaborations purement conceptuelles sur la Trinité, la double nature du Christ, la doctrine des sacrements, etc… le montrent clairement. Alors qu’on aurait pu supposer que, au cours des siècles, la théologie irait vers une plus grande démythologisation et une plus grande dé-dogmatisation, elle s’est en fait progressivement dissociée de tout enracinement dans le champ du psychique, de la vérité historique et même de la spiritualité pour devenir un complexe d’affirmations a priori. Bien plus, aujourd’hui, ce sont ses articles de foi les plus surprenants et inexplicables qui, opèrent un retour en force : l’infaillibilité des Écritures, la véracité scientifique du récit de la création de Genèse 1, la rédemption de l’humanité par le sacrifice du Christ, etc…
Le succès du Christianisme est dû à sa forme dogmatique. Les Christianismes a-dogmatiques (le modernisme catholique, le libéralisme protestant, le théisme de l’époque des Lumières) ont une durée de vie relativement faible. De fait, après la parenthèse, dans le catholicisme, de l’esprit de Vatican II et, dans le protestantisme, du libéralisme, on assiste aujourd’hui à un retour à des croyances et à des pratiques que l‘on aurait pu considérer comme obsolètes. Le marché du religieux a été repris en main par les croyances traditionalistes, voire réactionnaires.
Ainsi, une question se pose : d’où vient ce goût, on pourrait dire aussi ce besoin, d’entrer dans le jeu d’une dogmatique préétablie ?
Mais, pour répondre à cette question, il faut sans doute différencier deux cas de figure très différents. Parmi les chrétiens, il y a ceux qui, par une démarche individuelle et volontaire, se rattachent à une communauté T.E.I.S.+ (“tradi“, évangélique, intégriste, à tendance sectaire etc.). Pourquoi le font-ils ? Ce sera l’objet de cet article.
Mais il y a aussi les chrétiens qu’on appelle souvent « sociologiques » et qui sont catholiques, protestants, ou même évangéliques par tradition souvent familiale. Et, à leur sujet aussi, on peut se demander: Pourquoi, eux aussi, entrent ils si facilement dans les moules des credo et des rites de l’Eglise à laquelle ils appartiennent ? Nous tenterons d’abord de répondre à cette question avant d’en venir au cœur de notre propos.
Suivre les usages traditionnels par inertie et pour ne pas se fatiguer
Donc, premier point, comment expliquer, chez les chrétiens sociologiques, cette propension naturelle à suivre les coutumes du groupe social auquel ils appartiennent ? Pour cela, on peut avoir recours à deux des « principes » que Freud a explicités pour rendre compte du fonctionnement de l’appareil psychique.
Dans son Projet de psychologie scientifique[5], Freud fait d’abord état d’un « principe d’inertie » (le mot allemand Trägheit signifiant aussi paresse) qui caractérise la tendance du système psychique à poursuivre son activité, de manière économique, uniquement par l’effet et la conservation d’une énergie acquise. De fait, s’en tenir aux usages, qu’ils soient religieux ou autres, relève bien d’une forme d’inertie[6] , on pourrait dire de routine. Le sujet est « une force qui va » et il poursuit son chemin « sur des rails ». De fait, se cantonner à « suivre le mouvement » permet de se désimpliquer par rapport à ce que l’on a à faire, à dire, à croire. Le sujet agit alors « en pilote automatique ».
Mais la propension à se conformer aux patterns des usages sociologiques peut aussi être mise en relation avec ce que Freud, toujours dans son Projet de psychologie scientifique, appelle le « principe de constance » selon lequel l’appareil psychique évite ce qui pourrait l’exciter et l’obliger à inventer une stratégie nouvelle.
Ainsi, le fait de suivre des règles, des habitudes et des coutumes procèderait d’un besoin tout naturel d’économiser son énergie propre et de ne pas la dépenser dans l’exercice de la liberté et de la créativité.
De fait, tenter de formuler sa foi en des termes personnels nécessite un investissement en énergie dont on peut se dispenser, par une forme d’indifférence. On connaît le mot attribué à Brunetière : « Ce que je crois, allez le demander à Rome » qui traduit, non pas une allégeance au catéchisme catholique, mais une manière de dire que ce n’est pas son problème et qu’il n’a pas à s’en préoccuper.
On peut ajouter un troisième point. Le fait de se conformer à des credo dogmatiques conventionnels et préinstitués peut être considéré comme une manifestation, parmi d’autres, d’une propension de l’homme à la « servitude volontaire » (pour reprendre le célèbre concept de La Boétie dans son Discours de la servitude volontaire[7]).
Mais, s’il en est ainsi, on peut se demander : Pourquoi ce goût pour la « servitude » ? Qu’est ce qui le suscite ? La Boétie s’est de fait interrogé sur ce point. Sa réponse est nuancée : « La nature de l’homme, dit-il, est bien d’être libre et de vouloir l’être » [8] ; mais il ajoute aussi « sa nature est telle que naturellement il prend le pli que son éducation lui donne »[9]. Ainsi le mécanisme de la soumission volontaire n’est pas inné ; et il n’est pas non plus suscité par la force, la duperie et la volonté de puissance des dominants. Il procède d’un habitus (pour parler comme Pierre Bourdieu), c’est-à-dire d’une intériorisation spontanée des structures sociales et des usages institués par la coutume.
Mais, après ces quelques mots sur les chrétiens sociologiques, venons en maintenant à la question qui est l’objet de cet article: Pour quels mobiles d’ordre psychologique devient on un « professant » T.E.I.S.+?
Nous proposerons plusieurs hypothèses, d’ailleurs assez différentes les unes des autres.
Le besoin de règles
Si nous confessons le Credo, ou un « credo » [10], si nous nous « coulons » dans la dogmatique chrétienne et l’enseignement d’une Eglise ou d’une communauté spécifique, c’est parce nous avons un besoin de règles, de rituels, de conformismes. Ceci ne se manifeste pas seulement dans le champ du religieux, loin de là ! L’homme est un animal rituel et dogmatique. Il a besoin de cérémonies, de traditions qu’il respecte, d’idéologies auxquelles il adhère, de croyances institutionnalisées dans lesquelles il s’insère.
Ce besoin d’orthopraxie et d’orthodoxie est en particulier patent lorsqu’on « découvre la foi ». Une étude de Christian Décobert[11] montre bien que la première démarche du converti est de souscrire à des rituels, à des règles , à un catéchisme et à une discipline, et ce même s’il n’en perçoit pas forcément le sens[12].
À voir l’importance des rites, des règles et des dogmes institués dans les religions, on peut en effet se demander ce qui est premier dans le besoin d’adhérer à une religion dogmatique. C’est peut-être le besoin de règles plutôt que la certitude d’avoir percé le mystère de Dieu. Certes les dogmes se présentent comme des vérités révélées qui disent quelque chose de Dieu, mais en fait ce sont plutôt des rambardes auxquelles se tient celui qui, certes, est animé par un sentiment religieux, mais qui ne sait pas où chercher Dieu ni comment le trouver.
Le fidèle transfère (au sens psychanalytique) sa « désirance »[13] de Dieu en undésir de règles et de verités insituées par une autorité à laquelle il s’en remet, celle-ci palliant pour lui l’absence de Dieu, ou du moins son inaccessibilité. Sa « désirance » s’étaye sur l’étai et le support des règles, des rites et des credo de la communauté .
La confession d’un credo et le syndrome d’Ulysse
Nous ferons une autre proposition. L’esprit d’orthodoxie procède d’un goût pour le sacrifice de son libre-arbitre. De même que le moine renonce à son indépendance, de même le professant T.E.I.S.+., en confessant son credo, fait le sacrifice de sa raison, de son intelligence (c’est là le sacrificium intellectum), de sa culture scientifique et aussi de sa religiosité personnelle qu’il juge illégitime car trop subjective et imprécise. Ce besoin de sacrifice est inhérent à l’homme. Il va de pair avec un besoin de pénitence et de purification ; il existe en tant que tel, c’est-à-dire indépendamment de “ce“ au nom de quoi et pour quoi on effectue ce sacrifice[14].
Chacun porte en lui le désir et même la volonté de s’en remettre à un programme. On peut voir là une manifestation du principe de nirvanah qui fait de l’anéantissement du désir propre une forme de jouissance[15]. Il y a en nous le désir de sortir de l’ornière de notre subjectivité et ce désir peut être vécu comme un impératif catégorique, voire un commandement de Dieu. La confession d’un credo dogmatique est une forme d’autocastration volontaire du “je“, de ses imprécisions, de ses convictions spontanées, de ses doutes et de ses ignorances. En « s’enrôlant » dans un système dogmatique, le sujet se « détermine », au sens fort de cette expression ; il met un « terme » à son « indétermination », à ce qu’il ressent comme un manque de volonté et de conviction propre.
Il ne faut pas minimiser la place du Surmoi dans cette « auto-détermination ». Il a en effet la fonction d’être le censeur du Moi, on peut même dire le raboteur et le saboteur du Moi ; et pour exercer cette fonction, le Surmoi prend appui sur la Loi qu’elle soit juridique ou dogmatique.
C’est là l’une des formes du « syndrome d’Ulysse ». L‘Odyssée[16]rapporte qu’Ulysse, pour pouvoir résister à l’appel des sirènes, ordonne qu’on l’attache au mât du navire. Pour le professant T.E.I.S.+, les liens par lesquels il demande à être lié, ce sont ceux de la droite orthodoxie. Il préfère, consciemment ou non, refuser l’exercice de sa responsabilité personnelle. Il met en œuvre ce que Freud appellerait un mécanisme de défense pour réprimer ses émotions personnelles et ses « délires » subjectifs. Il préfère entrer dans le moule de l’astreinte codée et prédéterminée de la confession orthodoxe par crainte de se dévoyer. Il préfère exercer sa liberté à refuser sa liberté.
Ainsi, il ne faut nullement voir le fait de confesser un Credo orthodoxe comme l’expression d’une « super-foi ». Bien au contraire, il faut voir le besoin de s’en remettre aux règles comme la manifestation d’une crainte du sujet vis-à-vis de lui-même.
On peut parler d’un fétichisme de l’orthodoxie et de l’orthopraxie.
Le professant développe un « faux self » [17] et un comportement « comme si » (pour reprendre l’expression de la psychanalyste Hélène Deutsch[18]). La formation du « faux self » est un mécanisme de défense. Le sujet en adoptant le comportement-modèle, cherche à se protéger de son vrai Moi. C’est son angoisse de ne pas « être comme il faut » qui génère son comportement « comme si » et son faux self [19]. Et c’est elle aussi qui fait que le comportement généré par le faux self est souvent mis en œuvre avec une particulière rigidité et intransigeance. Si les professants se cramponnent si fortement aux credo qu’ils confessent, c’est justement parce que les énoncés dogmatiques de ces credo sont en rupture par rapport à leur vrai self.
Se conférer une identité qui vous rassure
Poursuivons plus avant cette analyse. Le fait d’entrer dans le jeu des énoncés d’une dogmatique relève d’un besoin de certitudes. Ces énoncés constituent ce que la psychanalyste Sophie de Mijolla-Mellor appelle des « prothèses de certitude répondant au besoin de sortir de l’incertitude sur des questions aussi fondamentales que la vie, la mort, le sens de l’existence »[20]. Ce besoin se confond avec la quête de son identité et le désir de réduire au maximum « le conflit entre le Je et ses idéaux »[21]. « Pour beaucoup, l’adhésion tranquille à un conformisme partagé, pour d’autres l’aliénation de leur pensée à quelque idéologie garantie par un maître ès-vérité » constitue une voie que l’on peut qualifier d’économique pour « se récupérer soi-même ».
Se récupérer, c’est se conférer une identité qui vous rassure, vous élève, vous donne un sens, vous justifie et, d’une certaine manière, vous idéalise. C’est se conférer à un « Moi idéal » qui vous sauve de ce que l’on est réellement et de la conscience de sa médiocrité, de son « péché », de son incapacité à être « quelqu’un de bien ».
De fait, le Christianisme confère à ceux qui le confessent un Moi théologique et dogmatique qui leur tient lieu de Moi idéal. Le fidèle se voit attribuer un statut et une identité nouvelle : il est une « créature nouvelle », il est le bénéficiaire de l’amour de Dieu, ses péchés lui sont pardonnés, il est intégré au peuple des rachetés, etc…
Pour beaucoup, le fait de se constituer chrétien permet de récupérer une forme d’estime de soi. C’est sans doute ce qui explique le succès du Christianisme E.T.I.S.+ chez les défavorisés, les exclus, les humiliés et aussi chez ceux qui, d’une manière ou d’une autre, ont quelque chose à se reprocher. En faisant leur le discours professé par le Christianisme, ils acquièrent un statut nouveau et une « identification héroïque »[22] qui satisfait, de manière plus ou moins inconsciente, leur besoin narcissique[23].
La jouissance de connaître la vérité sur Dieu
Autre explication pour tenter de comprendre ce qui motive le professant E.T.I.S.+. lorsqu’il professe ses certitudes dogmatiques. Ce faisant, il ressent de la jouissance, la jouissance de savoir qu’il sait et qu’il est dans le vrai. Et cette jouissance est l’une des formes de la volonté de puissance.
En fait, le professant E.T.I.S.+, en se ralliant à la dogmatique d’une communauté, réitère à sa manière la démarche d’Adam et Eve lorsqu’ils cueillent le fruit de l’Arbre de la Connaissance du bien et du mal planté au milieu du Jardin d’Eden. Aux dires du Serpent, le fruit de cet arbre permet d’accéder à la connaissance de “tout“ (c’est ce qui signifie l’expression “le bien et le mal“), c’est-à-dire à une connaissance surnaturelle de la vérité, on pourrait dire de la vraie vérité que seuls connaissent les dieux et Dieu. Ce fruit permettrait de devenir « comme des dieux » (Gen. 3,5) et d’accéder à la connaissance qu’ils ont. De fait, le professant, en affirmant ses certitudes , a le même désir, la même prétention. Il cède à la même tentation. Il cède au désir d’accéder à une connaissance « surnaturelle » et à la jouissance que cela procure. D’ailleurs le mot “jouissance“ a deux sens différents qui sont en l’occurence tout deux pertinents. « Jouissance » caractérise d’une part la volupté et d’autre part la possibilité d’user et de profiter d’un bien (en l’occurence, ici, de la connaissance de la vérité).
Ainsi, le professant connaît la jouissance d’avoir la jouissance de la vérité. Bien sûr, il dira que, s’il a cette connaissance, c’est parce qu’il se fonde sur la Bible et sur l’enseignement de Jésus-Christ qu’il sait être le Fils de Dieu et son porte-parole. Mais il est clair que cette justification relève elle même d’un a priori dogmatique.
Pour expliquer le succès des proclamations dogmatiques, qu’elles soient ou non de caractère théologique, il faut insister sur le sentiment de toute-puissance qu’il y a à instituer, par la seule force du verbe, des vérités de principe, et cette jouissance est d’autant plus forte que ces vérités sont paradoxales et arbitraires.
De fait, la proclamation dogmatique des fidèles constitue une création d’utopies et une institutionnalisation, dans le réel lui-même, de ces utopies. Par un acte performatif de toute-puissance, elle proclame l’existence d’un Double idéal du monde et de l’humanité, un monde entre les mains d’un Dieu tout-puissant et bon, où Jésus-Christ multiplie les miracle, et où l’Esprit conduit tous ceux qui demandent son secours.
En proclamant son Credo, le professant opère une forme de main mise sur Dieu . Il décide de ce que Dieu veut et fait. De plus, il se crée un monde autre que le monde réel ,où l’impossible devient possible, où un homme peut naître d’une mère vierge, où les morts ressuscitent, où les croyants bénéficient de la vie éternelle, etc…
Et on peut reconnaître là l’un des traits caractéristiques du narcissisme, au sens psychanalytique du terme, assez différent du sens courant. De fait le narcissique est enclin à oublier le principe de réalité. Il est « dans sa bulle », il se voit comme un Moi idéal (en l’occurence un Moi idéal qui connaît de manière infaillible la vérité) et il suppose que le réel est conforme aux illusions et à la manière de voir de ce Moi idéal. Il se crée “son monde“, un monde où les réalités n’ont pas cours, un monde conforme à la dogmatique qu’il professe.
On peut ajouter un autre point qui va dans le même sens. Le professant E.T.I.S.+ trouve sa satisfaction narcissique à être et à se présenter comme un vrai chrétien , un vrai catholique pour les « tradi », c’est-à-dire comme un chrétien à part entière, sans demi-mesure. Pour se conformer à cet « idéal du moi », il se refuse à transiger de quelque manière que ce soit avec ce qu’il estime être la vérité. Il se présente et se veut comme un homme entier (tout d’une pièce) qui confesse un Christianisme entier (c’est-à-dire complet, intact, intégral). Le professant déclare savoir ce que les autres ne savent pas. Et cela aussi lui procure une jouissance narcissique.
Pour rester dans le registre d’une analyse « psy », on pourrait se demander si le professant confesse sa foi intégrale sous l’emprise de son Surmoi. En fait, à mon sens, il n’en est rien. C’est bien pour se conformer à son « Idéal du moi »[24] qu’il se constitue en chrétien à part entière[25]. Il investit toute sa libido à revêtir cette livrée. Etre un vrai chrétien est pour lui une forme de jouissance. En fait, c’est le désir d’être et de se présenter comme un chrétien modèle qui, plus sans doute qu’une foi réelle, génère sa posture. En fait le professant fait profession d’être sûr de ce qu’il proclame plus encore qu’il n’est sûr de Dieu et de sa foi.
Le besoin d’orthodoxie et l’emprise du groupe
L’adhésion des fidèles à un dogmatisme ecclésial s’explique aussi par le fait que la pratique de la religion chrétienne est un phénomène collectif. Nous en venons à une approche plutôt psycho-sociologique du phénomène T.E.I.S.+
Lorsqu’ils sont en groupe[26], les membres d’une entité sociale (que ce soit celle d’une communauté ecclésiale ou d’une secte) sont conduits à professer, collectivement, une ortho-doxie, c’est-à-dire une doxa (une opinion) conforme à l’idée qu’ils se font de ce que doit droitement (ortho) professer le groupe ; ils se réfèrent ainsi à un « Idéal du groupe » (de la même manière que, individuellement, ils se conforment à leur « Idéal du moi ») ; ils peuvent ainsi en venir à des confessions de foi qui ne sont nullement le reflet des positions qu’ils auraient eues à titre individuel ni même de celle qu’aurait eue la majorité des membres du groupe. Ceci s’explique par des phénomènes relevant de la « psychologie des masses » (étudiée en particulier par Le Bon et Freud[27]) et de la « dynamique des groupes » (étudiée par des psychosociologues tels que S. Milgram, K. Lewin, M. Scherif…): mimétisme entre les membres du groupe, mais aussi, émulation collective et rivalité mimétique[28] entre ces membres conduisant à des surenchères[29], voire à des prises de positions extravagantes et incompréhensibles (même pour les membres du groupe)[30]. Les membres d’un groupe se rallient à ce qu’ils supposent être l’opinion dominante du groupe dont ils font partie[31] ; en effet, d’une part ils se méfient de leur propre opinion qu’ils jugent incertaine et douteuse[32] et, d’autre part, il leur est difficile d’accepter l’écart entre ce qu’ils pensent et ce qui, leur semble t’il, est tenu pour vrai par le groupe et par les experts. Ils ont pour souci premier non pas de faire valoir ce qu’ils pensent être le juste, le vrai et le bien, mais bien plutôt de maintenir la cohésion du groupe[33] et de se rallier à ce que le groupe, à leur avis, professe et se doit de professer comme étant le juste, le vrai et le bien ; ils ont pour souci de maintenir l’image du groupe et du rôle que celui-ci a à tenir et à assumer.
Ces phénomènes jouent au plus haut point à l’intérieur des communautés chrétiennes T.E.I.S.+. Ils suscitent la profession de credo dogmatiques qui ne reflètent nullement l’opinion générale. En effet, le caractère collectif de la confession de foi, bien loin d’avoir un effet régulateur et modérateur, conduit bien plutôt à un effet de « polarisation » sur des positions extrêmes[34]. Ce phénomène de surenchère est particulièrement patent non seulement dans les mouvements religieux sectaires, mais aussi dans les religions traditionnelles. En effet, celles-ci ne sont plus multitudinistes ; elles sont maintenant l’affaire de professants en situation de minorité. De ce fait, chaque groupe se sent appelé à durcir sa spécificité[35].
Ainsi, le fait que les fidèles confessent, tout d’une voix, le credo de leur communauté s’explique par l’ « emprise » qu’a sur eux l’idée qu’ils se font de ce qu’est ou devrait être l’opinion du groupe. C’est cette « idée menante », pour reprendre l’expression de Freud[36],qui détermine la position personnelle des fidèles. Elle peut les conduire à des comportements extravagants, c’est-à-dire hors (extra) de ceux qu’ils auraient eu spontanément. De fait, une communauté se construit et se soude sous l’emprise d’une « idée menante » (Freud dirait une idée-Führer), par exemple celle qu’elle se fait de son identité et de sa mission. Cette « idée menante » est endogène (c’est le groupe qui la forme) et pourtant son emprise sur les membres de ce groupe s’exerce comme si elle était exogène.
Confesser le credo de sa communauté: un engagement identitiare
Autre point. Il ne faut pas l’oublier, la confession de foi est d’abord un « acte de parole », et ce, qu’elle soit professée par un simple individu ou par l’ensemble d’un groupe. Un acte de parole (par exemple l’énoncé d’une prise de position ou d’une décision) détient un « surcroît sémantique » par rapport à la vie mentale dont il émerge. Il a une forme d’extériorité ; il est un engagement, autrement dit un gage que l’on donne aux autres. Contrairement à ce que l’on pourrait supposer, un engagement n’est pas d’abord une décision qui exprime ce que l’on veut ou ce que l’on croit ; il est, dans sa nature même, extraverti, c’est-à-dire prononcé pour les autres et face aux autres. Confesser un credo ecclésial, ce n’ est pas exprimer sa foi personnelle, c’est donner un gage aux autres, voire contre les autres, pour leur « faire la leçon ».
Ce même phénomène vaut aussi et peut-être même surtout pour ce qui est des groupes et des communautés. Chaque groupe se situe par rapport aux autres en proclamant son credo. Ainsi le positionnement d’un groupe, par exemple par la confession collective de son credo, a une forme d’autonomie par rapport à la « pensée du groupe », celle-ci ayant elle-même une extériorité et un surcroît sémantique par rapport à ce que pensent, individuellement, les membres du groupe. Ce phénomène est très général : de même que l’esprit est plus et autre que le cerveau, de même que le langage est plus et autre que l’esprit, de même les actes sociaux (tels que la confession de foi) sont plus et autres que les actes individuels[37]. Les phénomènes de groupe accentuent la différence entre ce que l’on confesse et ce que l’on croit.
Les croyances collectives, et en particulier la confession d’un credo, constituent des « croyances construites »[38]. On pourrait supposer que celles-ci ont été élaborées de telle sorte qu’elles soient l’expression de la foi des fidèles, ou du moins une sorte de dénominateur commun rendant compte de la moyenne de leurs convictions religieuses ; il n’en est rien. Elles ont été élaborées par les communautés ecclésiales de telle sorte qu’elles soient le drapeau de leur identité propre et de leur spécificité par rapport à des mouvances qu’elles jugent hérétiques. Et les fidèles confessent ces « croyances construites » pour les mêmes raisons. Pour eux, le fait de se rallier à une orthodoxie relève d’un réflexe identitaire et communautariste. De fait tout groupe, dans lequel les individus ont le souci de « faire groupe » (de « faire Église ») et de marquer leur appartenance à un corps, ont par là même une propension à un dogmatisme et une orthodoxie.
Totalitarisme et fanatisme
Poursuivons par quelques réflexions plus générales. Pour expliquer qu’il y a chez l’homme un besoin de dogmatisme et d’orthodoxie, il faut également insister sur l’importance du « besoin de totalitarisme ». Ce qui explique le caractère attractif, envoûtant, et même hypnotique du dogmatisme, c’est le fait qu’il se présente comme une idéologie globale, sans faille et pour tout dire totalitaire.
Le totalitarisme est fascinant pour deux raisons. D’une part il se présente comme un système parfaitement cohérent, homogène, univoque et que l’on prend et admet en bloc ; il n’ouvre la porte à aucune discussion, à aucun questionnement; il se présente comme une vérité absolue qui, tel un “château en l’air“, n’a besoin d’aucun fondement, d’aucune justification et qui est de ce fait incritiquable et “hors de question“. D’autre part, le totalitarisme récuse a priori qu’il puisse y avoir des manières différentes de penser, de croire et d’agir. Il récuse la variété, la singularité, l’individualité et pour tout dire, la liberté individuelle. Et c’est ce monolithisme qui fait son attrait auprès de beaucoup. Comme le dit Hannah Arendt[39], « les mouvements totalitaires suscitent un monde mensonger et cohérent qui, mieux que la réalité humaine, satisfait les besoins humains ; dans ce monde, par la seule vertu de l’imagination, les masses déracinées se sentent chez elles et se voient épargner les coups incessants que la vie réelle et les expériences réelles infligent aux êtres humains »[40].
Ajoutons ceci. Le fanatisme ne naît pas d’une prédisposition individuelle ; il procède de l’emprise d’une idéologie totalitaire qui déstructure l’individu ; celui-ci devient indifférent à lui-même. Le ressort du fanatisme, ce n’est donc pas la conviction et la croyance, mais bien plutôt une destructuration de l’individualité qui conduit le fidèle au sacrifice de lui-même et à une auto abolition du “je“ dans un système collectif, impersonnel et mortifère.
C’est ce que dit Hannah Arendt : « Le plus inquiétant dans le succès du totalitarisme est le désintéressement de ses adhérents. L’étonnant est qu’un nazi ou un bolchevique ne cille pas quand le monstre commence à dévorer ses propres enfants, ni s’il devient lui-même victime de la persécution, s’il est injustement condamné, expulsé du parti, envoyé aux travaux forcés ou dans un camp de concentration. Au contraire, à la stupeur du monde civilisé, il peut être prêt à aider ses accusateurs et à fabriquer sa condamnation à mort »[41].
Foi individuelle et besoin d’orthodoxie
Concluons par quelques mots cette réflexion sur le besoin de dogmatisme.
On pourrait supposer que le fidèle est constamment en balance entre ses convictions individuelles et la teneur du credo collectif qu’il confesse « en Église ». En fait, il n’en est rien. Les croyances institutionnalisées et les confessions collectives (que l’on peut également appeler culturelles) sont indépendantes des convictions individuelles ; elles sont régies par des lois différentes ; elles fonctionnent dans le cerveau dans des circuits mentaux différents ; et c’est ce qui explique que le sujet “saute“ sans problème et sans avoir le sentiment de se contredire de son sentiment religieux intime à la confession collective du credo de sa communauté et aux affirmations qui en sont le corollaire.
Pour le dogmatique, le fait de rester fidèle à la règle orthodoxe est premier par rapport à toute autre considération. Il ne croit pas plus que d’autres à la vérité des énoncés du credo qu’il professe ; mais il considère que le premier des devoirs, et peut-être le seul, est de faire des choix et de s’y tenir, quoi qu’il arrive, avec une cécité volontaire.
Le besoin de dogmatisme, c’est-à-dire celui de ne jamais vouloir “en démordre“, se vit en fait sur le mode de la passion, d’abord parce qu’il procède d’un sentiment de manque et d’insécurité personnelle, ensuite parce que, tout comme la passion du jeu ou la passion amoureuse, il se vit comme une possession qui vous fait “perdre la tête“ et enfin parce qu’il se professe sur le mode du « même si c’est absurde », voire du « parce que c’est absurde », selon la formule imputée au théologien Tertullien.
[1] A l’origine, ce mot n’a pas un sens négatif et péjoratif. “Secte“ vient de siecte, doctrine, qui vient lui-même de sequi, suivre.
[2] Nous reprenons ici l’essentiel du chapitre V “Vouloir être orthodoxe, pourquoi?“ de notre ouvrage Christianisme et besoin de dogmatisme, Préface de Sophie de Mijolla-Mellor, Berg International 2015, p. 131 à 154.
[3] De fait, dans le phénomène religieux, l’orthopraxie (le fait de respecter “religieusement“ les rites prescrits) est sans doute première par rapport à l’orthodoxie (le fait d’adhérer aux doctrines traditionnelles). Ainsi par exemple, la récitation du Credo (qui regroupe les articles de foi orthodoxes), est en fait plus un rite manifestant son appartenance à l’Eglise plus que l’énoncé des croyances du fidèle.
[4] Dans le Nouveau Tesament, dogma désigne d’abord soit un édit impérial ou royal (Luc 21,1 ; Actes 17,7 ; Héb 11,23), soit les dispositions de la loi juive (Ephes 2,15 ; Col 2,14).
[5] Freud, Projet de psychologie scientifique, 1895, cité in J. Laplanche et J.B. Pontalis, Vocabulaire de psychanalyse, PUF 1967, Quadrige, p. 339.
[6] En Physique, l’inertie caractérise le fait qu’un élément, libre de toute liaison mécanique et ne subissant aucune action, conserve indéfiniment la même vitesse en grandeur et en direction » Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, PUF 1951.
[7] Etienne de la Boétie, Discours de la servitude volontaire, Notes réalisées par Myriam Marrache-Gouraud et Anne Dalsuet, Dossier réalisé par Anne Dalsuet, Folioplus philosophie, Gallimard 2008.
[8] La Boétie, Discours de la servitude volontaire, op. cit. p. 29
[9] Ibidem
[10] Nous désignons ainsi l’ensemble des règles doctrinales, éthiques et rituelles en cours dans une communauté T.E.I.S.+
[11] Christian Décobert, « Conversion, Tradition, Institution », in Archives de sciences sociales des religions, n°116 p.67-90.
[12] Bien des textes de la Bible rendent compte de ce point. Après sa “conversion“, le fils prodigue demande à devenir « serviteur » de son père (Luc 15,19). De même Zachée (Luc 19,1), lorsqu’il entend l’appel du Christ, applique la loi juive qui demande que l’on partage ses biens. De même encore Saint Paul, dès sa conversion, va se mettre au service du premier chrétien qu’il rencontre, à savoir un certain Ananias qui le baptise (Actes 9, 18-19), et il se met ensuite, immédiatement, au service de Barnabé (Actes 9, 27). De même Saint Augustin, dès sa conversion, entre dans un processus d’apprentissage du Christianisme, de ses rites et de ses Ecritures.
[13] A la suite de Freud, on appelle la « désirance » (ce néologisme traduisant le terme de Sehnsucht utilisé par Freud) le besoin de “Dieu “, et plus précisément la tension vers un « Dieu » qui reste toujours une absence, un au-delà. La désirance a sa source dans le sentiment de manque (en allemand Hilflosichkeit, sentiment de détresse et de « des-aide »). Celui-ci suscite une « demande de secours ».
[14] Hannah Arendt cite ces mots à l’époque du nazisme : « Ce qui importe, c’est d’être toujours prêt à faire un sacrifice, et non l’objet pour lequel on se sacrifie ». H. Arendt, Le système totalitaire; les origines du totalitarisme,Seuil Essais , 1972 et 2005, p.72.
[15] cf. J. Laplanche et J.B. Pontalis, Vocabulaire de psychanalyse, PUF Quadrige, 2007. p. 332.
[16] Homère, L’Odyssée, chapitre XII, 150.
[17] D.W.Winnicott, L’enfant et sa famille, Payot 1973.
[18] Cf. Dictionnaire international de psychanalyse, sous la direction de A. de Mijolla, article Faux-self, Tome I p. 613.
[19] La personnalité « comme si » est donc générée par une angoisse, et c’est particulièrement clair pour les fidèles qui se conforment aux stéréotypes des confessions de foi orthodoxes. Ils vivent dans l’angoisse de ne pas avoir vraiment la foi. Et c’est pourquoi ils seront attirés par des groupes fortement soudés ayant des références claires et un dogmatisme sans faille. L’hétéronomie, la soumission, l’imitation remplacent alors l’autonomie. Parallèlement le vrai self développe, de façon occultée, une forte agressivité qui va de pair avec l’angoisse de la perte et le sentiment de « faute fondamentale » (l’expression est du psychanalyste Michaël Balint). De fait, les intégristes du Judaïsme, du Christianisme et de l’Islam soutiennent souvent de manière intransigeante la théologie du péché originel et professent volontiers un dégoût et un refus du « monde » ; ils développent une réelle violence qui peut les conduire au fanatisme et au terrorisme. Il faut voir ce fanatisme non pas comme l’expression et la conséquence du caractère totalitaire et absolu de leurs convictions, mais comme l’expression d’une forme de retour du refoulé, c’est-à-dire comme une manifestation de leur angoisse et du défoulement de leur vrai self et de sa frustration. Cf Thierry de Sausurre, L’Inconscient, nos croyances et la foi chrétienne, Cerf, 2009, p. 190.
[20] cf. Préface de Sophie de Mijolla-Mellor à mon ouvrage Chrisitanisme et besoin de dogmatisme, Berg International, 2015, p.6.
[21] Sophie de Mijolla-Mellor, idem, p.10.
[22] L’expression est du psychanalyste D. Lagache. Cf. J. Laplanche et J.B. Pontalis, Vocabulaire de psychanalyse, Quadrige, PUF, 2007, p.256.
[23] Il y a certes de multiples manières de concevoir le narcissisme. Notre insistance sur le fait que le narcissique investit sa libido non directement sur lui-même, mais sur un double et une image de lui-même (le Moi idéal) est cohérent à la fois avec le mythe de Narcisse (Narcisse tombe amoureux non pas de lui-même, mais de son image reflétée dans l’eau, c’est-à-dire de son double et de son Moi idéal) et avec la théorie de Lacan qui insiste sur le fait que lorsque l’enfant découvre son visage dans un miroir, l’image de soi qu’il forme se fait non par rapport à lui-même, mais par rapport à un leurre (J. Lacan, Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je, Revue française de psychanalyse, 1949)
[24] Idéal du moi: modèle auquel le sujet cherche à se conformer.
[25] Ceci ne contredit pas le fait que le besoin de renoncement et de sacrifice puisse se faire sous l’emprise du Surmoi. Ce sont deux attitudes différentes.
[26] Le mot « groupe » a ici un sens très extensif. Il y a groupe lorsqu’un ensemble d’individus communiquent entre eux et lorsque chacun a une image, juste ou non, de ce que pensent et veulent les autres ; de plus un groupe a une représentation collective de ce qui fait son unité et des normes qui doivent régir ses croyances et ses buts.
[27] Freud, Psychologie des foules et analyse du moi dans Essais de psychanalyse, Payot Rivages 2001.
[28] Cf. Les travaux de Kurt Lewin, psychosociologue américain d’origine allemande. L’expérience la plus connue de Lewin concerne le changement des habitudes alimentaires.Cette expérience a montré que c’est un effet de groupe qui a incité les ménagères américaines à consommer des abats alors qu’individuellement elles n’y étaient nullement disposéesCf. Pourquoi faisons-nous des choses stupides et irrationnelles ? de Sylvain Delouvée, Dunod, 2011.
[29] Chacun veut s’impliquer, et donc radicaliser sa position au moins autant que l’autre. C’est le phénomène du « À qui mieux mieux » . Chacun des membres du groupe a l’impression que le groupe lui dit « T’es pas cap », et de ce fait, prend sa décision sous l’emprise de ce défi et non en fonction de sa position propre. Cf. S. Delouvée, op. cit. p. 113 sq.
[30] Cf. Christian Morel, Les décisions absurdes, sociologie des erreurs radicales et persistantes, Gallimard 2002.
[31] Cf l’expérience du psychosociologue Muzafer Sherif à l’Université de Columbia en 1935. Le psychosociologue Solomon E. Asch a également étudié les mécanismes du conformisme social. Il a montré, par des expériences comparables à celles de Sherif que l’individu a tendance à modifier ses réponses à un problème sous l’influence des réponses unanimes du groupe et ce même si ces réponses lui paraissent visiblement fausses, autrement dit même s’il n’est pas lui-même dans une situation d’incertitude. Plus du tiers des sujets soumis à un test simple acceptaient progressivement qu’une figure était identique à un autre, alors que le contraire était évident, simplement parce que le reste du groupe feignait de le croire. Cf ;Sylvain Delouvée, op. cit. p. 52-62.
[32] Ce point est particulièrement important dans le champ du religieux. Ce qui suscite la foi à ce que confesse et énonce le groupe, c’est paradoxalement le doute et l’incertitude de chacun pris individuellement par rapport à ce qu’il est enclin à tenir pour vrai. Ainsi, c’est bien souvent ceux qui ont une culture scientifique qui entrent dans des sectes aux credo plus étranges les uns que les autres, parce que la science, au fur et à mesure qu’elle progresse, met de plus en plus en lumière des zones d’incertitude. Ainsi, c’est à cause de leurs incertitudes que ces « esprits rationnels » se rallient aux credo les plus absurdes. Cf. Romy Sauvayre Croire à l’incroyable, anciens et nouveaux adeptes, PUF 2012.
[33] Le psychosociologue Irving L. Janis insiste beaucoup sur ce point. Il permet d’expliquer par exemple, que l’ensemble d’une famille peut décider d’aller passer ses vacances à la mer alors que personne n’en a envie, et ce parce que chacun est soucieux de ne pas introduire une fausse note qui briserait l’unité de la famille.
[34] Les études et expériences conduites au début des années 1970 par Irving Janis, professeur à l’Université de Yale, montrent que l’effet de groupe conduit à une « polarisation » sur des positions risquées, « dures », radicales, voire extravagantes ; cf. C. Morel, Les Décisions absurdes, Sociologie des erreurs radicales et persistantes, Gallimard 2002.
[35] Ajoutons que les groupes deviennent d’autant plus extrémistes et « polarisés » qu’ils se coupent volontairement du reste du monde, Gérard Bronner, La pensée extrême, comment les hommes ordinaires deviennent des fanatiques, Denoël 2009.
[36] Freud, Psychologie des foules… , op. cit. p. 182.
[37] Nous reprenons ici la théorie de Searle, La Construction de la réalité sociale, Gallimard 1998
[38] Sur ce concept de « croyance construite », voir Pascal Sanchez, Les croyances collectives, Que sais-je ?, PUF 2009, p. 24-26.
[39] H. Arendt, Les Origines du système totalitaire ; Le système totalitaire, Seuil 1972, p. 79-80.
[40] Cf Ce témoignage d’un ancien membre d’une secte :« Vus du dehors, les Principes divins sont un galimatias absurde. Mais quand on est dedans, la doctrine paraît très forte et sans faille. Même quand quelque chose nous gêne, l’ensemble paraît tellement cohérent » ; cité par L. Schlesser-Gamelin, Le langage des sectes, Salvatore 1999 et aussi par G. Bronner, La pensée extrême, Denoël 2009, p. 179.
[41] Cité par Nicolas Grimaldi, Une démence ordinaire, PUF 2009p.199.