Philon
Le sentiment du monde ou de la vie suffit à expliquer le sentiment de Dieu. Romain Rolland parlait d’un « sentiment océanique ». On a l’impression d’être en communion avec l’univers et de percevoir l’immensité exaltante de l’océan, sans pourtant être écrasée par elle. Cette proximité avec une réalité sublime, à la fois menaçante et caressante, ouvre notre âme à des élans poétiques ou mystiques. Certainement ce genre d’expériences est à la base de la religion. Ce que la Bible dit à sa façon en affirmant que « Dieu n’est pas loin de chacun de nous, car en lui nous avons la vie, le mouvement et l’être ».
Socrate
Le psychologue soupçonne à juste titre les désirs humains d’être à l’origine de notre idée de Dieu. C’est une approche légitime puisqu’on ne peut jamais sortir des limites du psychisme. On passe du sentiment d’appartenance à une nature nourricière, d’euphorie ou d’effroi goûté au contact du sentiment d’un élan vital, à l’intuition que cette Nature est aussi un Dieu personnel. Rien n’impose cette idée. Une telle pensée n’a pas le caractère contraignant qu’ont les idées logiques ou les perceptions sensibles. Je reste libre de donner forme à une présence agissante et aimante, libre de lancer une louange en direction de la source de toute vie, libre de confier au plus intime de mon silence une parole personnelle jaillie de mon destin comme si c’était à un ami improbable et inconnu.
Philon
J’y vois une imagination infantile. Il n’y a guère de sens à personnifier Dieu pour ensuite dire qu’il s’impose ou ne s’impose pas à nous. Le fait d’éprouver son existence comme imposante relève de la névrose, comme si Dieu était un chef ou un père. On croit qu’une entité supérieure nous soumet à sa loi ou qu’un Dieu attentionné respecte notre liberté. D’une façon ou d’une autre on se trompe, en voulant donner une forme humaine à ce qui n’est qu’une intuition du courant de la vie, indifférent à notre existence.
Socrate
Le choix poétique de vivre une amitié avec le courant de vie est ce qu’on nomme la foi. Elle ne s’appuie sur aucun savoir. La liberté reste entière de concentrer « le mouvement, la vie et l’être » dans l’image et la parole de quelqu’un de proche. Les religions ont souvent privilégié l’image royale pour désigner ce proche. Tantôt il s’agit du roi-juge qui inspire des sentences sages, tantôt du roi-puissant, qui soutient le cœur hésitant à l’heure du combat. Mais on n’impose pas à Dieu de telles images. Elles ont vocation à se dissiper. Sachons ne pas nous passer d’elles ; mais sachons aussi ne pas nous accrocher à elles.
Le coin de la psy – Esther Ladwig, psychologue
Dieu ne s’impose pas à nous pour nous laisser libres, diront certains. Pourtant, tant de choses s’imposent à l’Homme : sa naissance, son histoire personnelle, familiale, civilisationnelle, ses besoins irrépressibles, ce qu’il sait ou croit savoir, ce qui lui appartient et ce qu’il rejette… Tant de choses dont il ignore qu’elles orientent ses conduites, sa manière de s’appréhender lui-même, de concevoir le monde et de rencontrer l’autre. L’Homme n’est pas libre, même s’il peut se convaincre que ses entraves n’en sont pas et qu’elles sont ce qu’il souhaite. Si nous demeurons sur ce plan, horizontal et terre à terre, c’est le règne de l’absurde, de l’illusion, du rapport de force. Dans le livre des Actes, Paul nous rappelle que tout ce qui existe a été créé par Dieu, l’Homme y compris. Et mieux encore, il nous dit : « Nous sommes de sa race.» L’Homme n’est donc pas sa propre origine, il n’est pas le tout et ne se suffit pas à lui-même. Il ne peut pas tout et, en même temps, il est de la même race que son Créateur qui, lui, peut tout, et donc s’imposer. Or, Dieu ne semble pas vouloir le faire. Le texte des Actes nous indique que Dieu a posé pour l’Homme le cadre de son habitation en termes de temps et d’espace et donc d’histoires dans lesquelles chacun consent à s’inscrire en naissant dans son humanité. Et Paul de rajouter que c’est à travers cela que l’Homme sera contraint de chercher Dieu et donc de découvrir ce qui le fait vivre réellement et pleinement. L’Homme trouve-t-il la vie dans la quête des biens de ce monde, dans l’or, le prestige, la beauté, la jeunesse, le savoir ? Or, toutes les fois que nous atteignons le but tant espéré, nous déchantons. C’est l’éternelle insatisfaction. Mais si l’humain s’arrête un peu et se demande ce qu’il cherche vraiment, autre chose peut advenir. Il lui est possible de se dégager de l’emprise de son histoire et de se voir dans la nudité de son être qui est comme Dieu. Dieu s’impose à nous d’une certaine manière en posant les conditions de nos incarnations, mais il nous laisse libre de choisir la vie ou la mort, de suivre ou de ne pas suivre nos tendances, de nous ouvrir ou non au sens de ce que nous faisons et cherchons pour dépasser ce qui nous contraint à la répétition et nous rend malheureux. À chaque Homme, s’il accepte de traverser la singularité de son incarnation et de son histoire, est donnée la possibilité de retrouver sa véritable nature au-delà de ce qui fait les conditions de son existence. Tout est déjà présent, Dieu est là tout près, nous dit Paul, mais l’être humain a oublié son origine. Il lui faudra parcourir toute son humanité pour la retrouver. C’est à lui de prendre la décision de réaliser cette traversée ou non.