Autour d’un verre de Ricoré tiède, on parlera de la pluie et du soleil, du temps qui s’écoule sans passer, de la vie, de Dieu. L’aumônier écoute, il ne dit parfois presque rien, il est le témoin silencieux de ces vies qui se livrent dans une nudité parfois déroutante.

Je me rappelle avoir un jour rencontré André, détenu depuis un an, en attente de jugement. Sa vie n’avait été qu’une succession d’échecs, son enfance très malheureuse. Contrairement à ce qu’on lit ici ou là, la prison n’est pas le reflet de la société mais un concentré de misère matérielle, morale et psychologique. Au fil des visites je l’écoutais me raconter la violence de son père contre lui et sa mère, son quasi-abandon dans un quotidien où personne ne se souciait de lui : « Gamin, je pouvais m’absenter plusieurs jours sans inquiéter ma mère ». C’est donc assez naturellement que son existence a basculé dans la délinquance, il a connu les foyers pour mineurs puis la prison. Il subissait la détention comme il avait subi sa vie, rien ne semblait l’affecter vraiment.

En réfléchissant à la situation d’André, comme à celle de beaucoup d’autres dans cette prison, je me suis souvenu de la parole du premier directeur de prison que j’avais rencontré quand j’avais débuté mon ministère d’aumônier de prison : « Vous verrez le point commun de la majorité des personnes que vous rencontrerez ici est qu’on ne leur a jamais dit “ je t’aime” ». C’était une façon de dire que personne ne les avait jamais nommés.

Être nommé pour exister

Nommer quelqu’un, c’est reconnaître que la place qu’il occupe dans le monde est légitime. La première nomination est celle des parents, puis celle de l’école. C’est aussi celle de Dieu au moment du baptême du Christ lorsque les cieux s’ouvrent et qu’une voix survient : « Tu es mon Fils bien aimé ; c’est en toi que j’ai pris plaisir » (Marc 1.10-11).

Pour André les cieux ne se sont jamais ouverts et ses parents lui ont toujours dénié sa place. Si je voulais faire quelque chose pour André dans mon accompagnement d’aumônier il fallait que je parte de cette absence de nomination, lui en faire prendre conscience et lui laisser entrevoir une autre nomination qui n’est pas obligatoirement celle des Hommes, si problématique pour lui.

Lors des rencontres suivantes, nous avons discuté des raisons pour lesquelles on se sent à l’aise quelque part, qui ou quoi nous donne ce sentiment d’être à notre place. Sans surprise, André m’a dit qu’il a toujours fallu qu’il se batte pour la conquérir. Certains pensent que l’effort spirituel doit d’abord être du fait de l’individu qui doit obtenir les faveurs de son Dieu par des efforts visibles et continus et, ensuite, recevoir les signes de sa grâce. L’histoire d’André prouve le contraire, André a toujours pensé qu’il ne pouvait compter que sur lui-même et que rien ne lui sera jamais donné, qu’il faut toujours se battre pour exister. Si je lui dis que le spirituel est aussi un combat, qu’il faut vaincre le mal pour parvenir au bien, qu’il doit s’aider pour que le ciel l’aide, je renvoie André au point de départ de sa vie, devant cette montagne qu’il doit gravir sans soutien et sous le regard d’une société implacable. Si je lui dis que Dieu l’appelle et qu’il n’est en rien illégitime sur cette terre comme l’écrit Ésaïe : « Je t’ai appelé par ton nom, je t’ai paré d’un titre, sans que tu me connaisses » (Ésaïe 45.4), alors je lui ouvre la possibilité de se savoir reconnu, adopté par Dieu. C’est à partir de la conscience de cette adoption que débute le cheminement spirituel.