Quelle est la place des hommes dans la création ? Assurément, ils sont à part. Ils parlent et Dieu entame un dialogue avec eux. Les animaux possèdent des embryons de langage. Mais il est clair que l’espèce humaine diffère par ses pratiques et ses capacités des autres êtres vivants. Cela ne veut pas dire que l’homme est le seul but de la création, ou son aboutissement ultime. Cela ne veut pas dire non plus qu’il est sensé user des autres êtres vivants à sa guise, ni même qu’il le peut. Une fois encore, avant de revenir aux versets surinterprétés de la Genèse qui parlent, notamment, de « dominer » la terre, il faut prendre le temps de lire les passages bibliques qui soulignent les limites du pouvoir de l’homme et l’ampleur de tout ce qui lui échappe.
Le psaume 104 : grand psaume de la création, où l’homme est remis à sa place
Le psaume 104, par exemple, est une vaste fresque dans laquelle l’homme ne fait que de brèves apparitions. « Au lever du soleil, les bêtes se retirent dans leurs tanières et l’homme va à son travail et à ses cultures jusqu’au soir » (Ps 104.22-23). On ne nous en dit guère plus. La quasi-totalité du psaume décrit le monde créé, et le monde animal en particulier, d’une manière décentrée par rapport à l’homme. La mer, les montagnes et les animaux ont leur propre vie et Dieu s’occupe d’eux, tout comme il s’occupe de l’homme.
Le psaume les décrit avec des comportements semblables à ceux des humains : « tous comptent sur toi pour leur donner en temps voulu la nourriture : tu donnes, ils ramassent ; tu ouvres ta main, ils se rassasient. Tu caches ta face, ils sont épouvantés ; tu leur reprends le souffle, ils expirent et retournent à leur poussière. Tu envoies ton souffle, ils sont créés, et tu renouvelles la surface du sol » (v 27-30).
L’homme est un des acteurs présent dans cette vaste fresque, mais elle le dépasse de part en part.
Job et le deuil de la maîtrise sur les êtres
Et il existe un grand texte sur la création qui passe inaperçu, car il nous surprend et nous déroute : la réponse de Dieu à Job (Jb 38-41). Or il s’agit d’un texte décisif qui tourne complètement le dos à l’idée d’une maîtrise de l’homme sur la création et sur le monde animal en particulier.
Au départ, j’ai lu, comme beaucoup d’autres, le livre de Job comme traitant de l’énigme du « juste souffrant ». En le lisant et le relisant, au fil des années, un thème, apparemment secondaire, prend de plus en plus d’importance, à mes yeux : celui de la perte de maîtrise sur la nature, sur les autres et, de la même manière, sur les animaux. Il est possible que j’y sois de plus en plus sensible du fait qu’il est de plus en plus évident que l’évolution de la nature nous échappe, que nous faisons des ravages que nous ne parvenons pas à contrebalancer et que les réactions négatives du monde naturel commencent à nous impacter gravement sans que nous puissions y faire face. Othmar Keel, théologien allemand qui a longuement étudié le livre de Job, a lui aussi écrit, en 1993, une postface, au moment de la traduction française de son livre (paru en allemand en 1978) : Dieu répond à Job, où il prend conscience, alors qu’il voit poindre la crise écologique, à la fin du XXe siècle, de l’incroyable portée de ce texte pour une théologie de la création.
Le thème est déjà présent dans certains chapitres antérieurs du livre de Job. Au chapitre 28, par exemple, on trouve une longue méditation sur le savoir technique de l’homme, dans le domaine minier, et sur ses limites. Aux chapitre 29 et 30, Job découvre un arrière-monde social qu’il dominait, par le passé, et dans lequel il se retrouve plongé. Alors que ses amis l’interrogent sur une faute morale, Dieu l’interroge sur sa maîtrise illusoire. Job s’imaginait aux manettes d’un monde dont il était le centre : « Quand j’avais parlé, nul ne répliquait, sur eux goutte à goutte tombaient mes paroles » (Jb 29.22).
Or dans sa réponse finale, Dieu va lui dévoiler tout un monde qui lui échappe radicalement, notamment au chapitre 39, qui décrit une vie animale sauvage qui tourne le dos à la civilisation humaine. L’onagre (âne sauvage) est un des points d’orgue de ce tableau : « qui a mis en liberté l’âne sauvage, qui a délié les liens de l’onagre, auquel j’ai assigné la steppe pour maison, la terre salée pour demeure ? Il se rit du vacarme des villes et n’entend jamais l’ânier vociférer » (Jb 39.5-7).
Ramenés à une position plus modeste
Depuis le XVIIe siècle (au moins) nous nous sommes imaginés le monde naturel comme un objet sur lequel nous pouvions agir sans dommage. Selon le mot de Francis Bacon, on obéissait à la nature pour la commander. Et, dans la foulée, on a pensé qu’il nous serait possible de domestiquer le monde animal. Nous avons piétiné des éco-systèmes qui avaient une logique que nous ne comprenions pas. Nous avons provoqué la disparition d’espèces sans nous émouvoir.
Et aujourd’hui, pour autant que nous commencions à comprendre les interrelations fines et complexes entre les différentes espèces animales, depuis les êtres microscopiques jusqu’aux grands mammifères, nous nous retrouvons comme Job face à l’onagre qui se rit du vacarme des villes.
Mais alors comment comprendre l’affirmation du livre de la Genèse : « Dieu bénit l’homme, mâle et femelle, et Dieu leur dit : Soyez féconds et prolifiques, remplissez la terre et dominez-la. Soumettez les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et toute bête qui remue sur la terre » (Gn 1.28) ? On peut (on doit) le comprendre en considérant les affirmations du Nouveau Testament qui nous parle du Christ comme Seigneur de la création. Tout a été créé par lui et pour lui, comme le dit l’épître aux Colossiens (Col 1.16). Et comment a-t-il exercé cette seigneurie pendant son ministère terrestre ? C’est ce que nous commenterons la semaine prochaine.
A suivre…