Il y a deux gros écueils, dans l’approche chrétienne de la création. Le premier est la tendance à considérer l’être humain comme le nombril du monde et le deuxième (en partie lié au premier) est d’endosser une vision hiérarchique et autoritaire du monde, où tout doit obéir aux projets des humains. Je force le trait. Mais ces idées (au moins sur un mode atténué) sont souvent présentes et elles font perdre de vue des enjeux essentiels dans la crise écologique actuelle. Naturellement tous les chrétiens admettent que Dieu surplombe l’homme et qu’il juge son comportement. Mais beaucoup sont gênés quand ils doivent qualifier les rapports entre humains et non-humains (comme on dit aujourd’hui)
Pour ce qui est du « nombril du monde » ou de la vision anthropocentrique (pour employer un langage plus châtié) j’en parlerai la semaine prochaine. Cette semaine je vais examiner en quoi et comment les projets des êtres humains doivent composer avec d’autres êtres.
Aux racines de cette question, que j’ai qualifiée d’écueil, il y a la manière dont on comprend l’affirmation que « l’homme a été créé à l’image de Dieu ». En fait, je me suis rendu compte, au fil des années, de mes discussions et de mes lectures, qu’on la comprend différemment suivant la manière dont on se représente la société.
On transporte notre vision des rapports entre être humains dans la manière dont on considère les animaux, les plantes et la terre.
Ou bien on considère que la société est d’abord une hiérarchie ordonnée, les uns étant voués à commander et les autres à obéir ; ou bien on considère que la société est d’abord un ensemble de relations et d’échanges, au milieu duquel on désigne quelques personnes comme tiers pour arbitrer des conflits et solidifier des projets communs. Dans le premier cas on va considérer que la nature doit obéir à l’homme. Dans le deuxième cas on pensera plutôt que l’homme fait partie de la nature et qu’il doit construire des relations de respect et d’écoute avec le non-humain.
Le texte de la Genèse, inlassablement scruté et fouillé, s’étend sur deux versets. Et chacun des deux versets a ses fans ! Le premier groupe dont j’ai parlé aime bien lire : « Dieu dit : Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance, et qu’il soumette les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les bestiaux, toute la terre et toutes les petites bêtes qui remuent sur la terre ! ». Et le deuxième groupe commente plutôt le verset suivant (1.27) : « Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa ; mâle et femelle il les créa ». Dans ce dernier verset on voit que l’être humain est image de Dieu en cela qu’il est être de relation, mâle et femelle. Le vocabulaire même : « mâle et femelle » insiste sur l’appartenance de l’humain à la grande famille des entités qui vivent la différence sexuelle.
Il me faudra, au terme de ces articles, revenir sur le premier verset et voir comment le comprendre. Ceux qui ont l’habitude de me lire devinent que j’appartiens au deuxième groupe ! Je voudrais donc, pour l’instant, rejoindre les auteurs comme Jürgen Moltmann, Leonardo Boff (et beaucoup d’autres) qui ont insisté sur le paradigme relationnel, déployé dans ce regard mâle-femelle, puis amplifié considérablement dans le Nouveau Testament, où la relation entre les trois personnes de la Trinité prend une importance considérable. Dans ce cadre, l’appel adressé aux hommes et aux femmes est de rejoindre la relation d’amour qui unit le Père, le Fils et le Saint-Esprit.
Cette matrice, ce modèle, cet appel, concernent autant les relations sociales que l’attitude à l’égard de la création dans son ensemble : l’attitude des humains à l’égard des non-humains, doit avoir la même qualité d’écoute, de respect et d’attention à la différence, que ce à quoi Dieu nous appelle à l’égard de nos prochains.
Le livre d’Osée et la redécouverte de l’amour de Dieu comme fondement de notre existence
Le livre d’Osée, dans l’Ancien Testament, restitue bien ce qui se passe lorsque l’on perd de vue la relation à laquelle Dieu nous appelle. Et il montre également que cet appauvrissement de la relation fait basculer dans des attitudes plus autoritaires, plus violentes : point qui m’intéresse particulièrement. Et, comme de juste, lorsqu’il parle de guérison, de réconciliation entre le peuple et Dieu, les figures de l’interaction se multiplient.
On trouve de tout dans ce livre : des invectives et des critiques, pour commencer. Et, au milieu de ces longues pages de reproches, il y a des perles : « On prononce des paroles, on fait de faux serments, on conclut des alliances, et le droit pousse comme une plante vénéneuse sur les sillons des champs » (Os 10.4). Ce qui devrait supporter et conforter les liens entre les personnes, sert, au contraire, à détruire ces liens. La bonne conscience du riche s’étale plaisamment : « Ephraïm dit : Je n’ai fait que m’enrichir, j’ai acquis une fortune ; dans tout mon travail, on ne me trouvera pas un motif de péché » (12.9). Cette opulence matérielle fait perdre de vue l’essentiel et, au passage, l’oppression qui la rend possible. Un retour vers la sobriété s’impose, comme le dit la suite du passage : « moi, je suis le Seigneur ton Dieu depuis le pays d’Egypte. Je te ferai de nouveau habiter sous des tentes comme aux jours où je vous rencontrais » (12.10).
On devine, en lisant ces pages, une société qui a perdu la boussole, qui ne fait plus confiance en Dieu et qui préfère se livrer à l’idolâtrie des dieux Baals, dieux agricoles, plus en prise avec les enjeux d’enrichissements qui obsèdent tout un chacun. Le prophète parle au nom d’un Dieu abandonné, dont les habitants du pays n’ont pas compris l’amour : « quand Israël était jeune, je l’ai aimé, et d’Egypte j’ai appelé mon fils. Ceux qui les appelaient, ils s’en sont écartés : c’est aux Baals qu’ils ont sacrifié et c’est à des idoles taillées qu’ils ont brûlé des offrandes. C’est pourtant moi qui avais appris à marcher à Ephraïm, les prenant par les bras, mais ils n’ont pas reconnu que je prenais soin d’eux. Je les menais avec des attaches humaines, avec des liens d’amour, j’étais pour eux comme ceux qui soulèvent un nourrisson contre leur joue et je lui tendais de quoi se nourrir » (11.1-4).
Les conséquences d’un tel état de fait sont globales et elles atteignent l’ensemble des êtres vivants : « imprécations, tromperies, meurtres, rapts, adultères se multiplient : le sang versé succède au sang versé. Aussi le pays est-il désolé, et tous ses habitants s’étiolent, en même temps que les bêtes des champs et les oiseaux du ciel ; et même les poissons de la mer disparaîtront » (4.2-3). On retrouve, de manière négative, la vision relationnelle de la création : tous les êtres sont solidaires, qu’ils le veuillent ou non, des dérives de tel ou tel. Un lien qui se défait, une intercompréhension qui se transforme en oppression, un respect qui se délite, portent des conséquences en cascade. On peut désigner des coupables des imprécations, tromperies, meurtres, rapts et adultère. Mais c’est le pays dans son entier, avec tous les êtres qui l’habitent qui se détruit. Nous sommes reliés les uns aux autres, pour le meilleur comme pour le pire.
Et, dans ce passage d’Osée, c’est pour le pire. C’est là la description d’un état du monde où la mort se donne libre cours. Comment sortir de cet engrenage fatal ? Et quelle serait la description d’un monde qui a retrouvé le chemin de l’amour, des relations positives et de la vie ? Les promesses de ce livre prophétique sont en miroir des imprécations et des avertissements : elles soulignent des relations restaurées.
La rédemption : un dialogue général restauré entre les différentes parties prenantes de la création
Commençons par la fin, par la promesse de libération, de rédemption (ce qui veut dire la même chose) finale : « et il adviendra en ce jour-là que je répondrai – oracle du Seigneur –, je répondrai à l’attente des cieux et eux répondront à l’attente de la terre. Et la terre, elle, répondra par le blé, le vin nouveau, l’huile fraîche, et eux répondront à l’attente d’Izréel » (Os 2.23-24). Un dialogue général s’instaure et il se cristallise en alliance : « je conclurai avec eux en ce jour-là une alliance, avec les bêtes des champs, les oiseaux du ciel, les reptiles du sol ; l’arc, l’épée et la guerre, je les briserai, il n’y en aura plus dans le pays, et je permettrai aux habitants de dormir en sécurité » (2.20). L’alliance, la paix, le dialogue qui s’instaurent, ont la même extension, la même globalité, que les destructions précédentes. Ils associent les humains et les bêtes, avec Dieu comme gouverneur. Et cela implique, comme c’est dit au verset 17, que le peuple, réponde lui aussi à Dieu.
Mais quel est le chemin qui mène à ce renversement ? Eh bien il commence par la frugalité, non pas pour le plaisir de la frugalité, mais pour revenir à la source, à l’essentiel, à ce qui rejoint le cœur de chacun. « Je vais les conduire au désert, dit de manière figurée la prophétie, et parler à leur cœur » (2.16). Le désert, en l’occurrence, est autant le souvenir de la sortie d’Egypte, de la libération de l’esclavage, que l’image d’une simplicité qui remet les enjeux dans une juste perspective.
Et qu’advient-il de la relation compliquée entre le peuple et Dieu ? Qu’advient-il de l’addiction de ce peuple aux dieux agricoles ? L’hébreu use d’un jeu de mot intraduisible en français : « il adviendra en ce jour-là – oracle du Seigneur – que tu m’appelleras « mon mari », et tu ne m’appelleras plus « mon baal, mon maître ». J’ôterai de sa bouche les noms des Baals » (2.18-19). Baal peut, en effet, être un nom commun qui signifie « maître », ou un nom propre qui désigne un dieu de la famille des Baals. Les deux sens proviennent, on l’imagine, de la même source. Ce que souligne le texte d’Osée est que les relations brutales qui prévalaient dans le pays teintaient la figure des dieux que les israélites adoraient. Or le but de Dieu, et cela traverse tout le livre d’Osée, n’est pas de dominer comme un maître inflexible, mais de nouer avec les hommes des relations d’amour réciproque.
La vision relationnelle de la création se nourrit donc, in fine, de cet amour ultime de Dieu.